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    15.


    Le ferry file à vive allure vers l'île de Lama. Zédung est dans l'annuaire, il habite dans un petit village au sud-est de l'île. Le ferry aborde. C'est calme, après une rangée de restaurants déserts, il n'y a plus rien et il faut marcher sur le sentier de quelques kilomètres qui traverses les collines.

    Très vite, je suis submergé par la chaleur. Il y a un je-ne-sais-quoi de tropical sur cette île qui contraste méchamment avec son homologue habitable. Sur HK, il n'y a rien, pas un moustique, pas un insecte, rien que les flux financiers palpables et les ondes informatiques. Lama permet de classer l'archipel dans la moyenne des faunes tropicales: ça grouille, des fourmis aux papillons, des guêpes aux scarabées, des scolopendres, des chenilles, des oiseaux, des rats, tout. Et en particulier quelque chose qui tue d'emblée toute velléité d'établissement sur cette pile paradisiaque, des araignées. De couleurs vives, jaune de Damas et noir d'ébène, très brillantes parce qu'imberbes, lisses. Ce qui préoccupe, c'est leur taille..., et aussi leurs toiles, au milieu du chemin aussi bien tissée que les plus solides pull-overs. Les pattes de devant levées en position de combat. J'ai moi aussi de très belle position de combat mais ma morsure est moins fatale, j'en ai bien peur.

    Il faut plusieurs centaines de mètres avant de s'habituer à leur présence sinon inoffensive pour l'instant immobile.

    La forêt ne dépasse pas une certaine altitude, laissant place au soleil pour sa pleine expression et le chemin continue. Calvitie forestière rime avec insolation. Drôle d'endroit pour un laboratoire de chirurgie, vu le taux d'humidité, il doit y avoir un taux élevé de morts par infection.

    Le village est à quelques mètres au bord de l'océan. Le chemin replonge alors dans les nids d'araignées. Plus on s'habitue à les voir, plus le regard vagabonde, et c'est valable pour pas mal de chose... En l'occurrence, le regard monte vers le faîte des arbres et découvre que non contentes d'être énormes, nos dangereuses amies occupent tout l'espace disponible, louant par endroit une toile à une de leurs collègues orange ou noire mais ne laissant pas deux branches inutilisées. La palme de la monstruosité revient à celle qui garde l'entrée du village dans sa toile d'un demi-hectare.

    Notre ami Zédung a su trouver un charmant endroit. Juste après la forêt, le chemin devient grève et l'on peut rejoindre sa masure les pieds entre sable et sel. L'eau à vingt-cinq degrés caresse le corps qui s'y oublie. Après une minute de ce léger ressac, je ne sais plus pourquoi je suis ici et les flots opalins me happent. Seuls les excréments largués des chalutiers et qui s'engouffrent dans mes narines me remettent en selle pour rencontrer Marco.

    Une porte en bois bleu, peinte et écaillée soutient d'une vis la pancarte en plastique qui annonce «M. Zédung, Chirurgien diplômé de l'université de Bogota» en Colombie. Qu'est-ce qu'il est allé faire en Colombie ce mec? Et qu'est-ce qu'il fait sur cette île paumée dans une maison toute branlante?

    La réponse vient ouvrir la porte... Marco est colombien, baccante épaisse, sourcils inquisiteurs et peau brune épaisse. Et un sourire qui fait plaisir. Voilà des jours que je n'ai rencontré quelqu'un qui ne soit pas désespérément cintré ou fatalement idiot. Marco respire l'intelligence espiègle du truand, menteur comme un arracheur de dents, quoi que ça veuille dire.

    - Franck?

    - Marco?

    - Bonjour, amigo. On a quelques problèmes d'apparence?

    - Un peu direct. Il roule les "R", pour le fun. Mais de quoi est-ce qu'il parle? Rester stoïque.

    - Vous êtes au courant?

    - Pour la frontière, oui, c'est plutôt difficile d'accès en ce moment... dit-il avec un sourire entendu. Mais je peux vous proposer une solution, tout est prêt, il faut juste que tu sois d'accord, amigo.

    Tout le monde se tutoie alors!?

    - Cette solution, elle consiste en quoi exactement?

    - Les touristes sont surveillés, ok?

    - Ok...

    - Les chinois peuvent aller au Tibet, ok?

    - C'est un peu rapide, mais disons ok...

    - Je commence à avoir peur de comprendre...

    - Ils ont pensé que pour toi ce serait plus facile parce que tu as un bon potentiel de départ.

    - Un potentiel de quoi?

    - Eh ben, les cheveux noirs en brosse, les yeux en amande, la peau un peu mate, je peux en faire quelque chose assez vite. Ton air un peu russe peut devenir un air un peu tibéto-chinois.

    C'est vrai, peut-être que ma peau garde l'empreinte des années difficiles, qu'un peu de chirurgie peut me rendre admissible. Pas que je sois spécialement irrésistible mais je m'étais habitué à mon visage. Faut-il tout sacrifier à cette mission inexistante, pour un ordre tacite de réussite? De fil en aiguille, j'ai perdu beaucoup de foi dans mon sacerdoce, à force de le survoler, je ne sais plus vraiment quoi penser...

    - D'accord.

    - Bon. Ton nouveau nom sera Mong Tsampa, voilà ton passeport, on a fait la photo sur estimation, on en refera une après pour que tout soit parfait. Ca, c'est ta nouvelle tête, j'espère que tu aimes parce que tu vas la garder un petit moment...

    - ...

    - On va tirer un peu sur les yeux et pigmenter la peau, tu as déjà les cicatrices et les imperfections tégumentaires. J'espère que ton corps encaisse parce qu'avec tout ce que je vais t'injecter tu vas dérouiller, mais normalement d'ici trois jours, tu pourras à nouveau gambader comme un... coursier.

    Une bonne dose de sédatif et on pourra commencer, reprit-il.

    - Allergique.

    - Aïe! Ca complique un peu, on ne m'avait pas averti. Le seul truc qui peut remplacer pour l'anesthésie, c'est l'éther mais tu vas être vraiment groggy.

    «Groggy». Ce zig zarbi dans son labo pour barbouzes lit Tintin! Rien de tel pour me mettre en confiance.

    - Vas pour l'éther!

    - Tu réfléchis pas beaucoup, hein!? Je t'aime bien.


    A sa façon de dire «je t'aime bien», j'ai l'impression que sa moustache devient celle du motard des YMCA, mais il a déjà écrasé le tampon sur mon tarin.


    Quand on se réveille d'un songe éthéré, on a l'impression d'être dans un état parfaitement normal, les yeux gesticulent, le cerveau comprend à peu près autant que d'habitude, tout est normal. Tout à coup, je me rends compte que je ne vois rien du tout à cause d'un bandeau sur le visage. Réflexe, je veux l'enlever. C'est dans la gestion des mouvements que l'éther fait ses dégâts: rien ne répond. De l'extérieur, on aurait pu croire que tout était normal. L'éther est mon homologue chimique, on ne voit ni le problème ni la solution, tout se règle en interne sans que personne n'ait rien vu. Patience...

    Ca me démange un peu. Un peu plus. Ca me gratte carrément. Je voudrais crier «Marco, enlève-moi ce bandeau, c'est affreusement irritant, quelle heure est-il, ça s'est bien passé, etc..." mais la mâchoire articule en aléatoire «Marre-moi, ce dos, mentir est-il bien?»

    - Existentialisme du matin? Salut Franck. Enfin salut Mong. Tout est impeccable, j'ai fait du bon boulot, t'es vilain de ta pleine expression. Tu veux voir? Normalement, tu dois être encore un peu dans les vaps mais d'ici une petite heure ça devrait aller. J'en ai profité pour te décoller les oreilles, c'est plus asiat'. Alors, heureux?

    - Peu que...

    - Hein?

    - Se ber...

    - ... Bon, repose-toi un peu, je reviens. J'espère que l'éther t'as pas pompé trop de neurones.


    J'ai sombré dans un sommeil bien dense. A mon réveil, j'ai vu le plafond moisi de chez Marco et lui qui souriait dans l'entrée.

    - Je peux me lever?

    - Mais fais comme chez toi. Tu veux un café? Je l'ai rapporté de Colombie, caché dans un container de poudre. C'est pas facile de nos jours de trouver du café correct en Asie...

    - Un double, j'ai encore un peu la cervelle en bouillie.

    - Celui-là, il est spécial opération, tu vas péter la forme! lança-t-il d'un air jovial.


    J'ai compris plus tard qu'il diluait la poudre avec le café parce qu'effectivement ce jour-là, j'ai pété la forme.


    Photo, faux passeport, salut Marco, bonne chance.


    Il était 22 heures, j'ai pris le dernier ferry pour HK. Le temps de préparer quelques affaires dans ma chambre d'hôtel et à cinq heures, j'ai embarqué sur la nef en partance pour Macau au milieu des joueurs de dernière minute accompagnés de leur prostitué et des types louches qui rôdent aux premières heures du jour. Mes instructions étaient un peu plus précises. Visiblement Marco, était assez bien placé dans le milieu pour me donner quelques informations sur ce que je foutais là. En réalité, ce pour quoi je tournais en rond depuis des mois permettait en haut-lieux de peaufiner le plan d'action. J'étais un élément parmi d'autres qui devait se faire oublier en Asie pour être utile. Si jamais toutes mes précautions n'avaient pas été suffisantes, les services ennemis m'auraient peu à peu oublié à mon errance. Le groupe, le contact à Deqin, tout était prévu pour me tenir en éveil avant le début de l'opération.

    Mong devait s'arrêter à Guilin où je devrais récupérer un colis quelque part dans une grotte de la région et rejoindre ensuite Shengdu pour prendre l'avion qui me ramènerait chez lui, à Lhasa. Ca me laissait tout juste dix jours pour apprendre à parler Tibétain comme un taciturne. C'est un peu juste mais en doublant le taciturne d'un bègue, ça peut passer. Quoi qu'un tibétain bègue... N'importe quoi!


    Avec tout ça je ne sais toujours pas de quoi j'ai l'air. Marco a tout bouclé sans moi et je n'ai pas regardé le faux passeport. Dans le train qui mène à Guilin, j'ai trouvé une vitre un peu moins sale que les autres. Le teint mat et buriné, les yeux bridés jusqu'aux oreilles et les cheveux dressés sur la tête, pas de surprise donc si ce n'est que c'est MA tête! J'ai l'air louche.

    La grotte en question se trouve à quelques kilomètres de Yangshuo, une petite bourgade touristique à une heure de Guilin, et le colis au fond d'une flaque de boue ou quelque chose comme ça, sous un stalactite. Très rupestre, en somme.

    Un bus étroit relie les deux villes et la grotte est l'attraction du coin. Muddy Bath in Mother Cave. Mais la saison n'est pas vraiment au beau fixe, il n'y a là que quelques perdus qui se promènent autour de leur solitude. En vélo, ça ne prend que deux heures dans un décor splendide alors pourquoi s'affoler? On me tourne en bourrique depuis le début dans un tas de coins magnifiques, je peux bien m'offrir la niaiserie d'apprécier ça.


    Mon guide s'appelle Margie, une chinoise de cinquante ans avec un nom à l'américaine qui se propose de m'emmener jusque là-bas et d'en faire la visite. Elle roule à bonne allure et fait mine de se retourner de temps à autre pour vérifier si je suis là. Elle insiste lourdement pour me faire prendre un radeau en bambous qui descend le fleuve. C'est curieux. Et puis d'un coup mon pneu éclate. Elle est désolé mais me propose de rentrer en radeau en bambous, un embarcadère se trouve à côté.

    Non! Une rustine et on continue! Deux heures plus tard dans les méandres des chemins de graviers nous arrivons à l'entrée de la grotte. Un courant d'air frais en sort. Margie allume une lampe et s'engoufre dans l'antre ouverte. De charabia en représentations imaginaires de n'importe quoi, des escaliers de métal et des passerelles en bois mènent à la fameuse flaque de boue.

    - Vas-y, j'attends là, dit-elle en ricanant.

    Elle doit voir des centaines de gogos par jour se ridiculiser dans la bouillasse, et ce depuis que la Chine s'est ouverte, mais bon... On ne peut pas empêcher les gens d'aimer ce qui est agréable, même quand c'est surfait.

    Je suis censé passer une heure à barboter dans la mélasse sous les yeux de Margie qui me méprise déjà.


    La boue suinte du haut de la caverne dans la mare dégueulasse de miasmes et de transpirations des quatre-vingt-six mille touristes qui sont passés avant moi, mais le paquet est enfoui sous la boue. Un énorme stalactite au fond de la grotte pointe sur un petit tertre de boue molle qui dépasse de la boue liquide. Faisant mine de jouer comme un enfant, je creuse une galerie sous la motte marron. Au bout de deux ou trois minutes de ce simulacre stupide, mes doigts sentent une matière plus dure et extirpent avec difficulté une petite flasque métallique gravée. Je la glisse dans mon caleçon boueux et retourne en gesticulant sur ce que nous appellerons la berge.

    Mais à peine le pied posé sur la surface glissante, la lumière s'éteint et Margie semble se lever. Le claquement aspiré de ses pas dans la boue se rapproche. Il fait absolument noir et le sol est glissant. Par précaution je m'accroupis. Juste à temps pour comprendre que Margie agite devant elle une lame de vingt centimètre, peut-être. Je tente de la plaquer au sol dans un bond puissant mais la boue transforme mon impulsion en une extension sur place qui offre mon menton à la pointe d'un rocher emboué. Un peu sonné , je saisis les mollets de Margie qui pique désormais vers le bas. D'un coup sec, elle se retrouve au sol et son juron peut vouloir dire qu'elle a perdu son couteau, à moins qu'une de ses préoccupations du moment ne m'ait échappé... Elle rue encore avec une puissance qui désarçonne et à plusieurs reprises fait mouche dans mon épaule et mon visage à coup de sandales chinoises. Un coup bien placé me fait perdre le peu d'assiette que j'avais pu trouver dans cette arène oléifère et je me retrouve glissant vers la mare boueuse. Un bras désespéré attrape sa cheville et l'entraîne dans la chute.

    Sans rien contrôler, nous coulons vers la fange où l'un de nous restera. Elle se relève. Comme deux lutteurs grecques, nos corps s'empoignent et gaspillent toutes leur forces pour porter un coup fatal mais aucun de nous deux n'a de prises et les coups sont autant de pertes d'équilibre. C'est une guerre d'usure qui s'entame, et on ne se voit toujours pas.

    Quelque chose écorche profondément ma plante de pied, c'est le prix à payer pour avoir retrouver la lame avant elle et mettre un terme à ce calvaire insolvable. Un dernière feinte maladroite et le combat s'achève dans un râle crispé. Un des points communs à tous les Hommes, c'est leur premier cri et leur dernier.

    Je rampe jusqu'au banc avec une sensation de froid dans la jambe blessée. Après un tâtonnement minutieux, je parviens à retrouver quelques vêtements, tous ceux que j'avais laissés en fait, et la lampe de poche. Loin au fond du couloir de pierre, les néons éclairent la sortie. La remontée est difficile d'autant que je suis toujours couvert de boue signée par la mort de Margie.

    Quelqu'un sait qui je suis et ce que je dois faire ne doit pas être bon pour ses affaires. Il va falloir être sur mes gardes.


    A la sortie de la grotte, il y a un passage étroit qui longe les murs des maisons du village et qui permet d'éviter le staff touristique. Le retour sur Yangshuo se fera à pied. Cette flasque doit être importante quoi qu'elle contienne. Une main inquiète plonge dans la tambouille de poils et de terre à demi-sèche pour mettre la flasque dans un endroit plus sûr: elle n'y est pas! Elle a certainement glissé par un des côtés lâches du caleçon pendant le combat contre cette tigresse. Il faut vraiment que je passe au slip, le maintien est meilleur et je n'aurais pas eu à retourner dans cette grotte morbide. Enfin...


    A la nuit tombée, c'est-à-dire pratiquement tout de suite après, je m'apprêtais à faire le chemin à l'envers quand deux yeux verts s'éclairent dans un rai de lune. Collé au mur, plus un geste. Ils semblent regarder dans une autre direction. Alors le grognement s'amorce, grave et sourd. Ils pointent vers l'entrée de la grotte. Le molosse prend sa respiration et amplifie sa menace. Petit à petit, il se rapproche. Que peut-il bien impressionner? Il faut absolument que je retourne chercher cette fiole! Et soudain, il se met à aboyer à pleins poumons, le rai de lune se coupe une fraction de seconde et le chien court dans ma direction. Juste avant de courit, une mèche de cheveux effleure ma joue, il y a aussi quelqu'un qui court déjà en faisant un raffut correct.

    - Cours!!!

    - Pas le choix!!!


    La bête se rapproche à vive allure mais sitôt l'entrée de la caverne franchie, son hurlement se fait moins effrayant, fluet. Il se trouve à l'endroit d'où je pouvais l'observer tout à l'heure et ses yeux ne semblent pas dépasser une vingtaine de centimètre de hauteur. Mais ce constat est le fruit d'un coup d'oeil par dessus l'épaule, je peux me tromper. Les cheveux courent toujours devant, mais la douleur est insurmontable, il faut que je fasse une pause, une seconde au moins. Volte-face et position campée. Le chien s'arrête. "Bouh", il recule, piétine sur place sans oser continuer. Un peu rasséréné, je poursuis la fuite avec un pas plus léger.

    - Cours!!! Dit une voix loin devant.

    - Mais c'est un chiot!

    - Un chiot, quel chiot?

    A l'instant où je reprends la foulée du salut, la voûte de la caverne déjà loin derrière amplifie des cliquetis familiers. Plusieurs. Ceux du métal qu'on ballotte quand on court.

    Chaque interstice entre les pagodes nous éclaire en stroboscope.

    - PAR LA! Crie une voix en chinois.

    A quoi répond une meute informe d'approbations intestinales qui fait froid dans le dos.

    Toutes ces émotions m'ont fait oublier la plante écorchée mais l'assimilation progressive de tous les nouveaux paramètres fait revenir la douleur de façon insistante.

    - Ma jambe est blessée.

    - Je sais, on y est presque.

    Mais c'est pas croyable! Tout le monde à l'air au courant de tout. Je suis resté combien de temps à tourner en rond sans rien comprendre? Combien de temps je suis resté à m'entraîner comme un demeuré? Depuis le début, j'ai l'impression de tout contrôler parce qu'il ne se passe rien d'autre que des obéissances à des ordres vides, je prends des trains, et les rendez-vous me tombent dessus sans que je n'aie jamais rien anticipé. Pourquoi ils continuent à m'utiliser? Cette fiole, ça doit être du sirop pour la toux...

    - Arrêtes de marmoner, c'est pas le moment, monte!!!

    J'ouvre la portière et la voiture démarre en trombe sans que je sois assis. Les premières balles ripent sur la carrosserie, elle passe la seconde et enfin, un visage apparaît.

    - Ceinture!!!

    - On se connaît depuis quarante-cinq secondes et t'as fait que des phrases avec des points d'exclamation. Tu t'appelles comment?

    - Loneline. Je vous attendais depuis quelque temps. Vous avez oublié ça dans la grotte, Monsieur le super-agent...

    - Comment saviez-vous que je viendrais chercher quelque chose ici?

    - Parce que c'est moi qui l'y ai mis. Je suis chimiste pour le compte d'une société suisse et j'ai touché beaucoup d'argent pour remplir cette flasque d'une trouvaille récente. Je devais m'assurer que le porteur trouverait bien le colis mais visiblement vous n'êtes pas très au point.

    - Merci!

    - Vous avez un bon accent français pour un chinois.

    - C'est que... j'ai fait mes études à Paris...

    - Ah. Voyez ce que vous me faîtes faire, d'habitude je suis dans mon laboratoire avec des tubes à essais et des papiers, une vraie image d'Epinal. Dans la grotte, j'étais à deux doigts de me faire attraper, à peine le temps de récupérer la flasque près du banc où vous aviez posé vos habits et je me suis planquée derrière le gros tas de calcaire morveux qu'ils font ressembler à Bouddha. Cinq ou six types se sont jetés dans la baignoire pour retourner le fond.

    En effet, son front ruisselait d'un mélange de sueur et de terre. Un petit nez retroussé et les joues bien rondes. Elle touchait presque le plafond de la jeep avec sa tête.

    - Loneline, dîtes-moi, où allons nous?

    - Je vous drope à Guilin, à la gare. Après, c'est votre problème.

    - Qu'est-ce qu'il y a dans la flasque ?

    - C'est une pandémie aquatique qui sature les molécules d'ions négatifs ou quelque chose comme ça.

    - Comment ça "quelque chose comme ça"? Ce n'est pas vous qui l'avez faite?

    - Grand Dieu, non! Moi, j'ai été payée pour remplir la flasque et la mettre dans la boue, je ne suis pas chercheur.

    - C'est tout ce que vous savez?

    - Je sais simplement qu'il a fallu des précautions extrêmes pour mettre le liquide dans son contenant définitif compte tenu de son milieu de prolifération: le moindre contact avec l'humidité du corps et le milieu de prolifération, c'est vous.

    - Merci Loneline.

    - C'est un plaisir.

    - Merci, dis-je avec un sourire.

    - Je ne disais pas ça pour vous, mais pour le chèque. Laborantine, c'est pas folichon, vous savez. On travaille quarante heures par semaines et ...

    - Ca vous ennuie si je me repose?

    - Je disais ça, c'était pour parler.

    - Et bien justement, taisez-vous.

    - Vous êtes rancunier? Quand je vous disais que...

    - Taisez-vous!

    - De toutes façons, on est à la gare. Descendez. Salut.

    A peine descendu, la jeep s'est remise en route dans un nuage de poussière. A cette heure-ci, il n'y a pas grand chose, quand la jeep a disparu au loin, j'ai commencé à me tourner les pouces en suivant les lampadaires. En boitant.


    Mes guenilles sont toujours pleines de boue, on peut me suivre à la trace et bonjour la discrétion. Le mieux c'est de trouver un point d'eau et de laver tout ça.

    J'ai quitté les lumières pour chercher un coin tranquille. Une ruelle triste au nord de la ville, loin de tout moyen de fuite, à côté du "parc des couleurs mélangées". Encore cette impression de ne pas tout comprendre en voyant une Toyota rutilante garée devant un taudis. Au fond de la ruelle, une arcade de pierre, où dorment quelques clochards, donne sur les berges du (yangtsi). Le chemin de gravier se perd dans la nuit et un escalier en dur descend jusqu'à la rive, un peu encombrée par les brousailles. Il y a un tuyau qui déverse une eau transparente au clair de lune et un petit palier qui peut servir de matelas, c'est l'endroit rêvé pour faire sa lessive. Il est minuit passé, le vingt-et-un. Il y a exactement une semaine, je sortais du continental hôtel à HK en smoking blanc. Aujourd'hui je dors à côté d'une bouche d'égout sur les bord d'un fleuve en attendant que mes sapes boueuses soient sèches. Ca représente un bon ambitus des possibilités humaines.

    Le panneau de la gare indiquait à seize heure le bus pour Chengdu, dans le Sicuan. Je n'aime pas vraiment cette façon de voyager mais aucun train n'est direct, c'est-à-dire qu'il faut traverser le quart de la chine pour trouver la correspondance. Dans un bus, on reste cantonné à son siège des heures durant, enfermé dans une structure de métal, qui plus est sous le contrôle de quelqu'un bien souvent endormi. Les possibilités de fuites sont alors bien réduites. Enfin... Plus que seize heures à patienter.

    J'ai quelques éléments de plus, mais rien qui ne soit conséquent. Quelqu'un m'attend au Tibet, j'ai une fiole qui fait des ions dans l'eau et des mecs armés au cul.


    Mon sommeil n'a pas été reposant et les draps s'en souviennent... Les sommiers en bétons, c'est plus vraiment de mon âge.

    Au matin, je suis réveillé par des pressions répétées dans les côtes.

    - Debout!

    Quoi que ça veuille dire, je ne peux rien y répondre. La première chose qui me passe par la tête, c'est le coup du bègue. Je lui montre mes oreilles et ma langue et commence à baragouiner les paroles de "la Bohème" d'Aznavour sans rien articuler. Bien mâchouillé, ça peut ressembler à du mandarin.

    Du bout de sa matraque, il me montre mes vêtements et la pointe ensuite sous la ceinture. Je me suis endormi à poil et ici, c'est pire qu'un attentat à la pudeur.

    En deux ou trois coups de matraques, je suis rhabillé, de ces vêtements humides que je ne quitte plus, et le policier poursuit sa route.

    Au premier coup de matraque, je lui aurais bien sauté sur le râble mais ce n'était pas forcément prudent. Une agression sur un agent de l'ordre et donc du parti, c'est l'exécution, surtout pour un local. Il doit être huit heures du matin et il reste à peine quelques jours pour que je parle tibétain comme un taciturne, éventuellement bègue.

    Le soleil s'est levé sur ce gîte improvisé. C'est un petit coin à l'indienne adorable, chaud, bordélique et arboré. Quelques ablutions avant de plonger dans le petit manuel en vente dans toutes les bonne librairies.


    * Traverser l'autoroute à pieds, c'est juste un coup à prendre...


    * Proverbe "c'est sous les bouches d'égout que le poisson a du goût".


    Après avoir fait rire avec des sons improbables quelques pêcheurs trop ancrés dans leurs proverbes pour me laisser tranquille, l'heure de prendre le bus arrive.


    * Le vendeur de tickets de bus m'a dit que j'étais gros comme un éléphant mais que ça irait! Du sang froid, du sang froid...



    Bus pour Chengdu


    La banquette en quinconce pour éléphant, nain, épouse délicatement les formes d'une belle endormie. La plus fragile des chinoises se trouve à quelques mètres de mon nerf optique, qui est ce que j'ai de plus long quoi qu'il arrive, et c'est un ravissement que d'épier ses gestes félins. Pour préserver son bonheur, il faut parfois savoir faire abstraction de la réalité, par exemple l'odeur, plus près encore, du cul de ce type qui vient de chier dans son froc.


    C'est un bus couchette tout en madriers métalliques fusionnés. Chance peut-être, il reste un couchette disponible. Enfin allongé, sur une couchette trop courte à cause des standards chinois mais allongé quand même. Le bus démarre. Il sort de la gare, fait le tour d'un pâté de buildings et s'arrête à l'angle d'une ruelle. La porte s'ouvre pour laisser entrer une douzaine de sichuanais torses-nus, ventripotents et patibulaires. L'air mauvais, coupe en brosse. Un premier frisson me rappelle que désormais, c'est à ça que je ressemble.

    Ils prennent place un peu partout dans les allées au grand dam des touristes. L'un d'eux s'assoit sur la couchette d'un français et une rixe éclate. C'était normalement un bus de luxe réservé à ceux qui voyagent sous cloche. La tension monte et on sent les sichuanais facilement irritables. Celui qui semble être le chef, un gros ours balafré, questionne le chauffeur du bus et chacune de ses phrases est suivie d'un regard de l'ours vers une couchette du bus. Pendant ce temps, le choc culturel prend de l'ampleur et les deux mondes s'oublient à leur virilité entre menaces et grognements. D'autres interviennent et tentent de clamer le jeu mais les clans sont officiels: les blancs contre les jaunes. Le mépris était déjà entre eux avant le prétexte, ils se détestaient avant de se connaître, ils se détestaient par a priori et cette joute lamentable donne une réalité à leur bêtise respective. Encore qu'on puisse excuser celui qui est chez lui... C'est la plus basse échelle de la nouvelle guerre froide.


    Le chauffeur s'arrête enfin devant un boui-boui et les groupes se coagulent. Les capitalistes s'attablent et s'effraient de l'hygiène, les communistes rodent autour des camions comme des types louches. Les chinois un peu chics restés hors des rixes sont dispersés ici et là.

    A mieux les observer, ces mecs ressemblent plus à une faction des triades qu'au staff du bus. Depuis le début, ils ont l'air de chercher quelque chose... ou quelqu'un et lorgnent régulièrement sur la table des mangeurs.

    A la limite de la lumière de la gargote, le chef s'éloigne un peu pour pisser et son pied se prend dans une vis rouillée qui traînait par terre. Plus de doutes possibles, cette voix, c'est celle de la horde sauvage d'hier soir. Ils cherchent un occidental, n'importe lequel, pas un asiatique boiteux. Merci Marco, c'est du beau boulot. C'est pour ça qu'il parlait avec le chauffeur tout à l'heure. Si je me barre, ils me repèrent.

    Le bus repart sur la route dans la nuit noire. Au milieu d'un virage, le chauffeur s'arrête et entame un demi-tour, tous feux éteints. Un poids-lourd lancé à pleine vitesse apparaît et freine dans un bruit assourdissant. Pas plus paniqué que ça, le chauffeur du bus se retourne, lance un juron et continue sa manœuvre. Il repart alors dans les coups de klaxons affolés du camion pour s'arrêter quelques centaines de mètres plus loin et laisser descendre la triade.


    Les dix-sept heures en sont vingt-cinq et le bus arrive à Shengdu en fin d'après-midi, le vingt-deux. Je me laisse trois jours pleins pour soigner mon pied et travailler une dégaine. La flasque est toujours en sûreté dans une poche de mon pantalon, je ne l'ai toujours pas regardée de près. Chambre tranquille dans une ruelle au centre de la ville... je sors la flasque. Elle est gravée des initiales d'une marque de Whisky en groses lettres finement ciselées et dessous, en tout petit, un panda boit au goulot pendant qu'un autre montre quelque chose sous ses fesses. Avec la patte en faisant un clin d'oeil hors du métal... A moi! Celle-là, elle est pas dure, je regarde sous la flasque.

    "Les arbres de pierre restent muets sous les assauts du vent de printemps, 14, Shengdu."

    Celle-là par contre, elle est déjà plus corsée. Je suis pas bégueule mais les proverbes chinois, c'est déjà difficile à comprendre quand on n'y est pas obligé, alors avec la pression... J'ai envie de dire que la peau ne fait pas le cerveau, mais le début, c'est dans le parc des pandas, on verra ensuite.

     

    * Chengdu, capitale du Sichuan... La négociation en chinois, c'est une forme d'ubicuité: on perd trente ans d'espérance de vie en trois minutes...


    * Marco m'a refilé du Lariam contre le paludisme parce que j'étais faible. Effet secondaire: dépression, tendance suicidaire, vertiges, nausées. Pour le palu, je sais pas, mais c'est vrai que je suis à deux doigts de me jeter sous un train en glissant sur mes flaques de gerbes...


    * Pour pallier à l'optimisation irrationnelle de chaque mètre d'asphalte, la communication est la plus distrayante des gabegies et pourtant, il s'agit du même procédé de s'introduire en force dans le moindre espace libre.


    * Les chinois sont plus visuels qu'auditifs, j'en veux pour preuve leurs chansons traditionnelles remasterisées qui ne peuvent plaire qu'à des visuels... sauf quand on regarde les clips, mais ça n'engage que moi.

     

    * Le panda!? Jamais vu un animal aussi proche du minéral en peluche. CA-NE-FAIT-RIEN! RIEN DU TOUT! Et c'est mignon pour un animal qui peut vous décapiter d'un coup de patte...


    * Il n'y a rien de plus sexy que des rais de lumières qui filtrent à travers une forêt de bambous par une brume légère...


    Enclos quatorze, j'y suis. L'énigme se clarifie : "les arbres de pierre" si poétiquement nommés sont les coulées de ciment imitation rondin qui servent de siège dans ce décor paisible.
    Dès qu'on creuse un peu, les métaphores sont toujours un peu décevantes. "...restent muets sous les assauts du vent de printemps", ça doit vouloir dire que quelque chose d'autre peut les faire parler. Il aurait fallu un vieillard assis avec le menton sur sa cane qui attend de répondre à la question d'un aventurier avant de disparaître mais tout n'est pas si simple. J'aurais demander "dis-moi, vieux sage, qu'est-ce qui est plus puissant que le vent de printemps?", et il aurait répondu au choix : "le vent d'automne", "la locomotive puisqu'elle lui fait front", "le chant d'un oiseau", "j'en sais rien".. ou alors un autre proverbe encore plus énigmatique et il aurait fallu tourner en rond jusqu'au vieux qui dit "j'en sais rien". Tout compte fait, mieux vaut qu'il ne soit pas là, il m'aurait énervé pour rien ce vieux. Bref, trop de réflexion n'a jamais fait que des armes de destruction massive ou des concepts métaphysiques inapplicables, je suppose qu'il n'y a pas de mécanisme secret dans des rondins en béton et ça me fatigue toutes ces histoires, je choisis la réponse C : le coup de pied, et si c'est pas ça, un coup de pied plus fort.


    Ma plaie de la "caverne de boue" s'est réouverte mais le rondin a laché son secret. C'est une carte postale adressée à un monastère au Tibet. Elle dit "Puisse la voix du Bouddha vous guider jusque là". Et puis un contact sur ma vertèbre...

    Le garde du parc n'est pas des plus approbateurs quant à la destruction des sièges. Je n'ai pas le choix, rien ne peut s'expliquer par des histoires censées, tant pis pour sa descendance.


    Tandis qu'il se plie de douleur, je détale aussi vite que possible avec une jambe infirme. Un coup de sifflet lance la chasse, les chemins de bétons sont trop larges, on va me repérer illico. Un sentier de terre fond dans les arbres en longeant quelques enclos rouillés. A dix mètres devant, des hérons semblent perturbés par ma présence mais le chemin les suit. A peine entré dans la forêt plus dense, des dizaines de boules rouges et blanches me tombent dessus dans les cancardements criards des oiseaux. Ils les lâchent sûrement de haut, au troisième, je décide de rebrousser chemin. Impossible de faire autrement que par les chemins des gardes. Et quand l'un d'eux m'aperçois, je plonge dans les arbres, monte un mur glissant et enjambe la barrière en espérant ne pas tomber sur un animal. Le garde passe en courant.

    Bon, maintenant, il s'agit de trouver la sortie de ce zoo en passant par les enclos. Normalement, les peluches sont endormies et paisibles mais les effrayer peut déclencher soit une panique bruyante, soit une panique offensive et l'une comme l'autre de ces possibilités sont inconfortables. La progression est lente tant les broussailles sont épaisses mais aucune rencontre pour l'instant.

    Au crépuscule, le dernier enclos est presque franchi quand un buisson bouge. Quelques mètres seulement me séparent d'une enclave dans le mur qui semble être un passage : en marchant lentement, le drame peut être évité. A pas de loup donc, je serpente dans la végétation (ou à pas de serpents, je louvoie dans la végétation), le passage est étroit, très étriqué mais suffisant pour passer. Quelque chose de gluant happe ma chaussure mais le corps est sauvé.

    Je me retrouve assis en tailleur dans une pièce sèche, les yeux rivés sur le trou : un museau noir s'y aventure et renifle inquisiteur. Peu à peu, c'est toute une tête qui émerge du noir et me toise avec des yeux inquiets. Un gentil petit panda géant avec des dents comme mon pouce se demande qui peut bien le déranger pendant la sieste, ce qui représente la majeure partie de ses occupations d'ailleurs. Mais l'obscurité m'absorbe et il doit être plus fatigué qu'inquiet : il s'endort la tête encore dans le trou.


    Le nouvel environnement est étrange, l'herbe est pailletée, on dirait du plastique. Quelques troncs éparses montent jusqu'au plafond peint de couleur ciel. Un sursaut quand des yeux blancs fixent l'endroit où je suis assis, mais les mouvements ne semblent pas appeler des réaction. Les yeux s'habituent à la pénombre de cette pièce : tout est en plastique! Et les animaux sont en papier mâché, c'est affreux. Des scènes préhistoriques sont représentées en couleurs gouache à vomir, le spectacle est enrichissant mais il faut savoir dire stop même à sa culture personnelle. C'est donc le sourire au coin des lèvres que je me suis écrasé sur la vitrine du musée impeccablement propre, côté chose à voir. Le nez en sang, ce n'est pas très grave, la sortie bouchée par un panda, c'est plus délicat...

    Ca vaut ce que ça vaut, j'ai réussi à sortir. Le panda a été réveillé par un porc-épic du crétacé chimérique, il s'est un peu reculé, interloqué et a croqué dans la tête en papier de l'aberration. En renfort, un skons s'est précipité, suivi par le cou d'un lama et une massue préhistorique. Complétement déboussolé, le panda a pris la fuite à l'autre bout de l'enclos et j'ai pu sortir du parc pour me faire les vingt kilomètres qui me séparaient de mon hôtel. Si on ne sait pas que je suis louche, c'est vraiment qu'il y a des taupes dans la grande muraille... Qu'il y a plus important, quoi!


    * Il pleut... Dans un sens tant mieux parce que les vêtements sont toujours trempés à la fin de la journée, quand ce n'est pas par la pluie, c'est par la chaleur étouffante qui stimule la sudation... au moins la pluie n'est-elle pas poisseuse et puante!


    * Les garçons pédalent en claquettes pour des filles en jupe assises sur les portes bagages des vélos. Grosse mégapole aérée... Des femmes qui jouent aux dés autour d'une table basse posée à même la rue...


    * On me ballade, c'est sympa, mais je commence à m'ennuyer un peu, les parcs, les visites à la chaîne, les repas toujours tout seul au resto, pour l'ennui, un pays en vaut un autre. C'est quand on perd quelque chose qu'on se rend compte que c'était bien... J'aimerais bien faire quelque chose...


    * Pour ne pas être surpris quelque part, je passe toutes mes journées à marcher, chaque nuit dans un endroit différent, c'est le protocole... pesant...


    * Cette nuit, j'ai ri tellement fort d'un rêve idiot que je me suis réveillé.


    * Trop de kilomètres, de chocs climatiques et de dénivelés, trop de départs, d'arrivées, de nuits mauvaises, de plats toujours nouveaux qui s'enfuient sans consistance et trop de langues différentes... Un type en vélo traverse, l'autobus n'a pas l'air de ralentir au feu rouge, j'aimerais lui crier "ATTENTION, BE CAREFOUL, FAIS GAFFE...", je crois que j'ai dit "a dargf". Ca a servi, mais une sieste s'impose.


    * En dehors de l'Occident, on apprend à aimer le corps tel qu'il est, sans pastiches, les plaies, les boutons, les écorchures sur les muscles un peu saillants, les cheveux sales et pouilleux parfois...


    * Pourquoi parle-t-on plus facilement à des gens qui parlent la même langue qu'à des gens qui ont la même taille? On a peut-être autant de trucs à se dire...


    * Application de la philosophie aux préoccupations quotidiennes: doit-on risquer le futur pour un instant de bonheur? Faut-il gratter ses boutons?


    * Si on ne remet pas ses références culturelles en question, autant rester chez soi, je commence à me perdre dans la fluidité asiatique et c'est un régal, un régal ennuyeux.


    * Les riches de tous les pays tendent vers la même superficialité.


    * Baisse de motivation grandiose...


    * Derrière un gros pan de planches métalliques rouges, une ruelle accidentée. Le vieil asphalte gondolé recueille l'eau de pluie et jalonne le chemin de flaques un peu boueuses. Par-ci par-là, des touffes d'herbes se frayent un chemin à travers les fissures du goudron. Longeant les murs décrépis, une rangée d'arbres, de gingkos bilobas et de platanes, ombrageant les terrasses où se retrouvent les chinois calmles et bruyants. Quelques portiques en bois recouverts de lierre donnent sur des maisons basses au toit traditionnel. La végtation épouse les balustrades galbées et font de chaque masure un lieu paisible et particulier. On se promène, évitant les fosses des travaux et les parasols des joueurs de dames. Le soir, cette ruelle est le siège des convives qui viennent manger quelques plats épicés, descendre quelques bières ou se promener pour le plaisir d'une brochette de viande. Deux ou trois vieux assis regardent le mur d'en face à longueur de journée et rentrent chez eux à la nuit tombée dans un intérieur de roseau tissé. C'est une ruelle où il fait bon vivre, qui relie deux avenues de buildings impersonnels et qui va être détruite... Finies les mosaïques délavées qui passent inaperçues au premier regard, qui enrichissent en secret l'atmosphère agréable. Les tuiles bleues qui rebiquent pour tutoyer le ciel vont être remplacées par des toits plats qui portent des antennes. Dans un an, peut-être deux, les portes écaillées en bois vermoulu ne porteront plus aucun bouquet d'herbes folles pour chasser les esprits... il n'y aura plus d'esprit. Pour que les pots standards embellissent les autoroutes urbaines à quatre voies réglementées, on défoncera au marteau-piqueur la jardinière à l'abandon qui déborde de liberté et la pluie ruisselante des arbres deviendra cette mousson salie des climatiseurs rouillés pour finir enfin dans les égoûts bouchés par les immondices...

    C'est de la nostalgie avant l'heure, mais tout va si vite pour convertir cette société à la fadeur industrielle...

    Il fait frais. Les gouttières gouttent sur quelques vélos antédiluviens qui s'aventurent doucement entre les nids de poules, dont les propriétaires errent ça et là. Ils vont raser les ruines, les souvenirs, balayer les feuilles. Tout doit disparaître, être propre, ordonné, grouillant de neutralité morbide. L'american way of life avec ses modèles à paillettes conduit le monde dans la tristesse la plus fade et morbide... Je crois que je déteste ma culture et sa contagion, cette putain de civilisation "développée" qui ne sait rien faire sans tout carreler! Je la déteste.

    25/07


    Demain, départ pour Lhasa. Chengdu est une ville magique pour prendre des habitudes, travailler ou se reposer dans les parcs tranquilles... Je vais encore me retrouver dans un avion pour quelque part pour aller attendre autre chose... Je suis bien ici!


    * Des grues.


    * Civilisation du bambou: la civilisation se construit sur les premiers matériaux qui donnent des déductions sur la façon de vivre, le bambou est très simple, pousse vite, est très souple et très solide, et creux, la Chine croit à une vitesse incroyable, se réfère à des principes élémentaires comme le Tao, s'adapte, plie et impossible de la briser.


     

    * Enfin, le 26, à sept heures du matin, Mong Tsampa est dans l'avion qui le ramène au Tibet, dans sa maison de Lhasa occupée par deux générations de colons. L'avion va décoller...


    * Des milliers d'hectares d'aluminium froissé, les montagnes érodées vertes bien que pelées qui luisent au soleil d'un reflet cuivré. Quelques crêtes s'aventurent plus près des nuages, au-delà de l'horizon et semblent s'extraire d'un fourreau de velours. Elles y parviennet au prix de la douceur du regard, deviennent acérées, abruptes, martiennes et donnent aux collines qui les portent des airs de plaines découpées au laser.


    * On aperçoit entre deux infinis une vallée, lit d'un fleuve, qui accueille quelques champs ou parfois un village.


    * Il y a sur les montagnes une couverture de nuage.


    * Un peu plus haut, il y a les nuages des nuages, encore plus évaporés que ceux qui servent de nuages à la terre ferme.


    * Un CD de musique love tourne en boucle... depuis un mois... Wo bu ai "wo ai ni"! Ras le bol de cette chanson! D'accord, elle est sincère, accessible: "je t'aime", d'accord c'est un internaute mystérieux qui l'a écrite et qui fait s'envoler le coeur de toutes les midinettes mais là, stop! C'est tout aussi accessible de comprendre que j'en ai marre d'entendre cette chanson, non!? STOOOOOOOOOOOOP!


    * Ca y est, les rasoirs de glace déchirent la couverture... Je ne sais pas avec quoi raccommoder du nuage... Encore des réflexions de tantouse...


    * On se demande vraiment pourquoi les gens s'emmerdent les uns les autres, il y a une place démentielle en bas!!


    * Sur les montagnes couleur rouille d'anthracite, les nuages deviennent violets!


    * Les sommets chatouillent les aisselles de l'avion.


    * En fait, l'avion n'atterrit pas, c'est le Tibet qui remonte sous les roues!


    * Nous y voilà! Après cinquante jours de périple, à tourner en rond, l'opération va peut-être se dessiner enfin. En quelques phrases entendues pour la première fois, je dois accorder cette langue désormais natale.


    18h17, il n'y a pas deux mots pour décrire le soleil d'après-midi à cette altitude, il t'éclate la gueule!


    * Frais, les taxis sont des vélos...C'est vrai que tout est magnifique. Les ultra-violets douloureux donnent à l'atmosphère un teint acide. Pas d'humidité, pas d'air, les nuages sont très nets, précis. En comparaison, les nuages "d'en bas" semblent gras.

    * Acclimatation.


    * On est si haut qu'il faut baisser les yeux pour voir certaines étoiles. Stetsons, costards, lunettes "Police", le teint buriné par tout ce qui fait le Tibet, les premiers autochtones sont comme autant de Charles Bronson figurants dans un western chowmein! L'air frais s'aventure sous le tissu de drapeaux multicolores, c'est un régal. Et le potala! Les moines mendiants, les snookers dont ils sont accrocs... Je crois que... j'aime cette ville.


    * J'ai rencontré un garde du corps issu de la diaspora tibétaine. Un rimpoche en exil reconverti dans la protection des vedettes en suisse et tout ça simplement par la distraction de manger deux fois de suite au resto... Il voulait parler un peu, et boire. En fait, il voulait peut-être surtout boire. Quand on s'est quittés, deux heures plus tard, le soleil a achevé le boulot et dodo...


    * C'est une ville déchirée en silence et câline, une main gangrainée dans un gant de velour...


    * On prend vite l'habitude de tirer la langue pour dire merci ou bonjour.


    * J'ai trouvé ma devise, pour la légende de l'espionnariat, elle était écrite sur la porte des commodités à Chengdu : Comme in a rush, go with a flush...



    27/07 2e jour à Lhasa


    Le gérant de l'auberge est venu maladroitement frapper à la porte à 6h du matin... Et puis en guise d'excuse, il a dit "je pensais que vous pourriez aller faire le tour du Potala avec les tibétains vers 7 heures, d'habitude, c'est ce que font les gens".

    Tour du potala le matin, c'est le lieu le moins surveillé parce que les militaires "immatures" narguent et offensent les bouddhistes. Happé par la rotation entre les moulins à prière, les magasins de chapeaux et les mottes de beurre de yak, après le 2e coin, un type me tape sur l'épaule, je dois retrouver mon contact au monastère de Samding, il m'attend.


    Je suis fatigué, personne ne comprend ce que je dis, dans aucune langue! Ce type hier m'a fait boire jusqu'à la a gueule de bois, et l'altitude, l'oxygène, le soleil qui frappe... Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire? Je tiens à peine debout! Je cherche une moto quelque chose qui roule, n'importe quoi, je me casse la gueule: genou droit, pied droit, orteil déchiré jusqu'au nerf, désinfecté à l'alcool pur. Garrot. Je ne gère rien du tout, rien... un camion passe dans une flaque et asperge mes plaies d'eau boueuse. Le soleil cogne... Le soleil...

    Je me suis retrouvé allongé en haut d'une montagne avec un mal de crâne horrible et la bouche sèche. Après avoir joué les sioux, une question est venue se poser sur mon front déjà chargé: comment est-ce que je suis arrivé là?

    A une vingtaine de kilomètres en direction du soleil couchant il y avait le potala. Il n'a pas fallu longtemps pour reprendre du service parce que les dynamites faisaient sauter la montagne à quelques centaines de mètres plus loin, des blocs de roc gigantesque qui explosent dans un champignon de poussière.

    Le sol était instable, et j'hésite même à dire le sol. La matière était si souple, si futile qu'on aurait dit un liquide, voire un gaz un peu dense alors quand une nouvelle explosion retentit pour modeler le visage du Xizang, il s'en fallut de peu que je ne finisse cinq cent mètres plus bas au milieu d'une sorte de caserne ou les chars et les partouilles faisaient des manoeuvres bruyantes.

    Ce fut une de ces situations où l'on est sauvé par l'instinct de survie: au premier pas qui a mordu dans le «pan de gaz», j'ai pu dévier la trajectoire et me jeter derrière un rocher avant que l'avalanche n'arrive en bas.

    Après des minutes interminables, j'ai rejoint un terrain plus sûr et suis rentré à Lhasa dans une ambiance colonie assez prononcée: le long de la route (parce qu'il y a toujours une route quelque part!) des échoppes désertes, des roulottes de chinois souches qui viennent prendre leur commerce dans le nouveau monde encouragés par une subvention d'Etat.

    Juste un paysan fourche à la main à éviter parce qu'on piétine son champ et voilà la ville qui s'étend.

    28


    * Le bout de mon gros orteil se balade comme le scalp inachevé d'un yankee dans le vent et la plaie de mon genou se vallonne de belles dunes couleur sable... un peu de poésie pour dire que le pus et une douleur lancinante prennent possession des lieux... On ne doit pas être à deux jours près, hein... Il attendra ce moine.

     

    Soirée arrosée, ambiance et oubli oblige. Bar karaoké. Un européen est assis à une table au milieu d'un groupe de chinois. Ils jouent aux cartes. Avec un bagou incroyable, il plume ses adversaires avec l'air de ne pas en être responsable et les autres insistent. Quand le karaoké s'arrête, il range une liasse épaisse de 5 centimètres dans sa poche et se barre en riant.

    L'air de rien, ils ont une descente incroyable ces tibétains! Un verre à liqueur de bière toutes les trois minutes pendant deux heures.


    * Je ne peux plus marcher... et pourtant il faut y aller...


    * Les coliques explosives qui projetent sur un rayon d'un mètre des cailloux digérés dont l'épicentre est l'anus.

    29/07


    * Les bouchers qui coupent les blocs de viande rance à la hache et l'odeur de cadavre qui se dégage de leurs boutiques en face des Cyber café.


    * A chaque génuflexion, la pression fait scuinter quelques gouttes de pus.

    * Saignements de nez...

    * Les asticots dans la merde.


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    A Lhasa, tout est fait pour les "Chinois-souche", parce que vingt pour-cent seulement sont Tibétains. Ce n'est plus un pays, c'est une succursale. L'armée plus qu'ailleurs veille au grain et tout ce qui a trait à la culture tibétaine est peu à peu détruit ou reclus dans des musées régionaux, forcément nationaux. Paraît-il que l'acquisition s'est faîte démocratiquement : les colons s'installent, quelques millions, et quand ils sont cinquante et un pour-cent de la population votante, on fait voter l'annexion à la Chine. Peut-être un concours assez serré contre l'URSS dans l'application élastique de la démocratie... Pourtant, la cause de l'indépendance est largement biaisée par des années de défense symbolique. Historiquement, le Tibet est rattaché à la Chine impériale depuis 1751, plus longtemps que la Bretagne à la France ou même que l'unification américaine. Et si on remonte au septième siècle, c'est le Tibet qui colonise les territoires chinois...

    Autre chose, le communisme qui uniformise et détruit la culture tibétaine depuis 1950 remplace au Tibet un régime théocratique féodal, soit un système basé sur le servage...

    Mais pour moi, la question ne se pose pas, j'agis pour l'Ouest décadent: une année de notre histoire vaut mille ans de la leur... non?


    Après trois heures de stop à travers le western chowmein, entre carriole grinçante et voiture en rapport, me voilà devant la presqu'île de Samding flottant sur un lac d'eau claire dans le soleil levant. Tirer la langue avec un sourire pour dire merci est une habitude très rafraîchissante...

    Et au milieu ce cette eau cristalline, le monastère. Le temple mystique qui contient le plus attirant des savoirs, la réponse ultime, le secret jalousement gardé par le silence de la sagesse: QU'EST-CE QUE JE FOUS ICI!?


    A la porte, un moinillon se charge d'accueillir les touristes avec humilité.

    - Que cherches-tu visiteur solitaire? lance une voix plus mature dans la pénombre.

    - La voix de Bouddha m'a guidé jusque là, dis-je dans un tibétain bredouillant.

    Le moine compatissant poursuit en anglais.

    -T'a-t-il initié à ta mission?

    - Bouddha indique le chemin, à chacun d'y découvrir sa propre mission.

    - C'est exact, mais peut-être notre disciple pourra-t-il t'y aider...

    Le moine sort sa main de la pénombre et fait signe de le suivre. Le long des couloirs bariolés, des mantras sont prononcés, les pas lents du vieux moine permettent de s'imprégner des vibrations sympathiques de la méditation. La plénitude de ces sons humains entoure l'esprit et le vident, ce son est si complet qu'il est suffisant. D'un revers de la main, le moine ouvre une porte de bois donnant sur une pièce vide. Un moine d'une trentaine d'années, sur l'échelle tibétaine des rides, est assis à l'intérieur dans un silence total. Le vieux se retire et le clapotis de ses sandales de cuir s'éloigne doucement. Le moine déplie sa main paume vers le ciel en signe de bienvenue. Je m'assois en tailleur face à lui. Un carré de lumière projeté de la fenêtre sert de table entre nous.

    Face à face dans un silence total, les minutes s'écoulent. Nous devenons familier l'un pour l'autre, nous sommes simplement deux hommes qui se connaissent maintenant par les non-dits. Alors seulement, le moine rompt le silence.

    - Notre monastère pense que nous avons un intérêt en commun.

    Silence.

    - Je peux vous servir de guide jusqu'aux sources du Yangtsee Qiang en échange de votre protection. Nous aurons quelques jours d'avance avant le contrôle des effectifs religieux.

    Silence.

    - Votre présence ici est un acte de foi et un pacte avec nous. Nous ne nous séparerons qu'au monastère de Dhakmar au Mustang.

    Un instant après avoir terminé sa phrase, il se lève posément et m'invite à faire de même. Il referme la porte derrière nous et se dirige vers la sortie d'un pas sûr. Le moinillon nous ouvre les lourds battants et sans un mot, nous voilà au dehors.


    C'est vrai, les quatre plus grands fleuves d'Asie prennent leurs sources au Tibet: le Gange pour l'Inde, le Bhramapoutre pour la Birmanie et le Bengladesh, le Mékong pour le Vietnam et le Yangtsee Qiang pour la Chine... Ce doit être quelque part au nord-est...

    Le Mustang, c'est au Népal. Pourquoi le Népal? Cet intérêt commun, je crois que ça peut-être le déclin de la Chine. Ce monastère a été détruit pendant la révolution culturelle puis rebâtit pierre par pierre. Au milieu d'un tourisme béat, les moines ont pu reconstruire un réseau, une identité. Le démantellement des lamasseries n'a fait que raviver le sentiment d'appartenance et la contrainte de l'illégalité a rendu leur cause plus déterminée encore. Sa confrérie pense que la fin de l'hégémonie chinoise peut être un nouvel espoir pour l'indépendance du Tibet et la collaboration avec l'Ouest est un moyen comme un autre d'y parvenir. Je ne serais pas étonné qu'ils se soient baptisés les "poignards du Bouddha" ou quelque chose comme ça. Me voilà au coeur de la mission. Un projet désespérément abominable.

    Je ne sais pas exactement ce que peut faire sur le corps humain cette "pandémie aquatique" mais le verser à la source du Yangstee revient à contaminer les deux tiers de la population chinoise qui s'y abreuve ou en irrigue ses cultures. Par le jeu des flux internes, c'est toute la Chine qui va en subir les conséquences.

    On peut presque y voir une démesure chirurgicale...

    *


    Nous avons marché jusqu'à l'extrémité nord de l'île vers ce qui semblait être un bâtiment abandonné.

    - Votre sainteté?

    - Votre erreur est flatteuse mais je ne suis qu'un humble frère.

    - Ah... Et comment va-t-on où?

    - Nous irons au nord-est pendant deux jours entiers, dit-il en ouvrant la porte du bâtiment.

    - A pied!?

    En guise de réponse, il tendit le doigt en direction du fond de la vaste pièce qui s'étendait devant nous. De somptueux chevaux tibétains étaient garés là, à l'abri des convoitises. Sept cent cinquante exactement. Nous sommes montés en selle en cuillère, j'ai pris les commandes et nous avons démarré dans le hennissement bestial du moteur quatre cylindres.

    *



    Les amortisseurs étaient remarquablement efficaces et nous avons parcouru une distance record à travers le paysage aigre-doux du Tibet, entre les maisons éparses de pierre et de terre, les cavaliers "lonesome cowboy" et les troupeaux qui s'étalent sur des kilomètres sans murs ni barrière. Et au milieu de cette liberté à deux coudées du soleil, une station essence ou un restaurant qui passe les derniers clips chinois en vogue... dont "wo aï ni"! Je crois qu'on ne sera jamais tranquille! Au bout de la troisième fois, même le moine a eu l'air d'en avoir marre et pourtant, il n'est apparement pas très émotif...

    La luminosité se faisait très faible quand le moine m'a fait signe d'arrêter. Nous étions dans un petit hameau près de Shoksan et il s'est dirigé dans une des maisons. Un vieil homme en sortit et l'accueillit en inclinant la tête. Dans toutes ces festivités, je ne fus pas en reste, sitôt qu'il eut salué dignement son ami, le vieil homme m'adressa un cordial signe de tête.

    Jusqu'à présent, les échanges avaient été plutôt limités. Premièrement, la moto faisait un bruit assourdissant. Deuxièmement, les interrogations quant à la route à suivre étaient vite devenue superflues étant donné sa linéarité. Aucune raison de déroger à l'habitude, le vieux me montra le repas qui était de manière assez flagrante composé de riz blanc et de bol et au moment de se coucher, il m'indiqua une paillasse pour dormir. Trop d'évidences pour faire semblant d'en parler... Mais ça m'a laissé un peu de temps pour réfléchir... C'est de notoriété restreinte, la Chine n'exporte que très peu sa production céréalière, gérant le secteur primaire de façon pseudo-insulaire. La commission sanitaire de l'OMS en décrétant l'embargo sur les marchandises chinoises contaminées ne provoquera qu'une baisse négligeable des consommations mondiales.

    Le capitalo-communisme veut s'insérer si vite dans le marché global que sa croissance est fulgurante mais très instable. La balance commerciale est en surexcédent parce qu'elle n'importe que des matières premières pour son industrie et exporte ses produits transformés ce qui grâce à la main d'oeuvre bon marché lui garantit une plus-value remarquable. Mais ce développement est fondé sur une sorte de marché à terme, l'infrastructure se développe dans la promesse de continuité de l'hypercroissance. Il suffirait d'une rupture de la croissance réelle pour que la promesse ne soit pas tenue. Tout est là. La spéculation est prometteuse mais presque suicidaire, si la pandémie affaiblit la force de travail, le secondaire perdra de sa vivacité et toute l'économie chinoise sera rattrappée par ses obligations, freinée, coulée...

    *


    Le lendemain, nous avons jeûné avec appétit et repris la route. Non non, pas "déjeuné".

    Journée d'hier copiée-collée et nous sommes arrivés à la frontière provinciale du Tibet. De l'autre côté de la ligne imaginaire, il y a le Sichuan. Après avoir déposé la moto dans un endroit sûr, nous avons fait quelques kilomètres à pied pour rejoindre une rivière maigrelette. Le moine m'a regardé intensément pour dire "c'est ici". J'ai sorti la fiole argentée de ma poche, ai tourné le bouchon et versé le contenu dans l'eau. Fin de l'histoire.

    On est remontés sur la moto et quand il a fait nuit noire, on a frappé à la porte du vieil homme après avoir roulé encore. Il nous reste deux jours avant le contrôle des effectifs religieux. La dureté du système chinois ne peu pas forcément s'appliquer sur un territoire aussi vaste avec un réseau routier si limité mais pour ce qui est du rigorisme, on peut leur faire confiance, ceux qu'ils prennent en train de fauter servent d'exemple: c'est la domination par l'image, et les gens en ont plus peur que d'un contrôle réel. Si le moine manque à l'appel, il y aura des représailles... Pas sur lui, ce serait trop long de le chercher, mais sur tous ses frères. Je ne sais pas comment il a prévu de pouvoir disparaître jusqu'à Dhakmar, mais il doit avoir un plan.


    Le lendemain, rebelote. Après trois jours de moto à en avoir des courbatures et des crampes, nous revoilà dans l'écurie de Samding.

    Cinq heures de sommeil plus tard, le monastère était chamboulé par quatre militaires chinois qui comptaient les religieux. On m'a fait rentré dans un placard le temps des formalités et quand tout a été règlé, on m'a fait sortir en fermant les yeux.


    Depuis l'écurie à moto, j'ai entendu un cri qui venait du monastère. Un homme torse-nu sortit en courant et se précipita vers nous, un des militaires de tout à l'heure. Un des moines lui courut après, une minute peut-être, et en un coup sec lui brisa la nuque... On va avoir des ennuis... C'était ça leur technique pour ne pas se faire remarquer, massacrer tous les militaires!? On aura cinq heures d'avance tout au plus avant que le contrôle des effectifs militaires de contrôle des effectifs religieux ne détecte une anomalie! Bien joué les gars! Sung Tzu peut dormir tranquille, la relève est assurée...


    Le moine et moi sommes partis en trombe sur la 750cc pour rejoindre la frontière népalaise et comme si ça ne suffisait pas, le moteur a fait deux fois "pet" et une fois "prrrrroutpout" et s'est arrêté.


    On est trop loin de chez lui, il ne connait plus personne. On doit avoir une bonne partie de l'armée chinoise aux trousses, les hôtels sont des pièges à souris. Ils vont les fouiller un par un, le plus prudent, c'est de dormir à la belle étoile. On est proche de Shigatse, demain à l'aube, j'essaierai de trouver quelque chose qui roule, qui roule vite.

    * Les montagnes reposantes

    * Dire une "montagne", c'est très réducteur...

    * Ca ne donne pas encore envie de leur proposer la botte, mais les moutons sont très jolis.

    * Tout un microcosme se rappropche inquiet et tapote mon bras de ses dizaines de pattes.

    * C'est beau, frais, sec, le vent murmure, la température est idéale, le moine est toujours aussi muet. On va bien dormir...


    1/08 Schigatze


    5h54. Jamais passé une nuit aussi blanche. Le Tibet, c'est... froid, même en été. Effrayant! On reprend au vent qui murmure et à la température idéale qui une fois le soleil parti devient froide et le vent mordant. Le soleil se couche en quelques minutes sans transition entre le bleu clair et le bleu-nuit, les étoiles apparaissent une à une derrière quelques nuages. Et puis le noir brut s'impose. Il y a si peu de bruit que mes oreilles compensent par de l'acouphène. C'est le plus beau ciel que j'ai été obligé de regarder. Ma-gni-fi-que! Et par quel miracle de la météorologie, la ville s'embrume ou plutôt se retrouve écrasée par une tonne de nuages noirs. Les chiens sentent l'orage et se mettent à hurler à la mort, réfléchis par l'écho des montagnes alentours. Impossible de fermer les yeux. Le vent changeant rapproche et éloigne le bruit des chiens aggressifs. On pourrait se convaincre que l'endroit est à l'abri, des chiens, des autres, mais le vent est plus convaincant, impossible de se raisonner, la "brise" locale s'infiltre partout et les éclairs s'élancent... C'est un peu de la peur irrationnelle, et tous les sermons de grand-mère me reviennent en mémoire: le point le plus haut attire la foudre! MERDE! Ma cervelle à vif et la canne du moine qui fait un excellent paratonnerre! En contrebas, les vaches s'en mêlent de leurs beuglements terrorisés apocalyptiques pleins d'hormones sincères de fin du monde. Les flashs sont si puissants qu'ils aveuglent littéralement.

    Partir se réfugier en ville? Ici, c'est propre, mais pas la peine d'essayer de dormir.

    Je me lève, le moine ouvre les yeux

    - Je vais descendre, venez. On sera plus en sécurité en bas.

    Ca ne semble pas l'émouvoir.

    Retour par les mêmes ruelles défoncées dans le noir absolu et le froid en boitant.

    En un instant, le pire ennemi de l'homme de nuit, le chien. Juste son grognement qui vient de partout et puis ses yeux qui s'illuminent. Par empathie canine, tous les autres chiens de la ville se metent à grogner.

    Ils sont attachés, c'est sûr, en même temps, ils ont une marge de manoeuvre bien surprenante! Il n'y a qu'un chemin jusqu'à l'artère principale... C'est l'heure pour une montée de testostérone. Une pierre au cas où...

    Ca passe... de la lumière et les chiens ne menacent plus, ils sont errants et affamés mais craintifs...

    AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH! Trop de pression.

    Le jour se lève...


    * Les nuages avancent sur un plan qui n'est pas horizontal!!!


    * Hier juste avant la tombée de la nuit s'est dévoilé un spectacle envoûtant. Au loin, le chant des tibétains fervents parés de costumes aux couleurs de la vie célébraient leur rencontre dans les vestiges d'un ancien édifice. Après les dernières lueurs, ils s'en retournent tels une procession de moines guidés par un enfant qui les annoncent aux tintements d'une clochette...

    En fait, c'est ce qu'on voit quand on regarde la télé... Mais c'est le même processus qui ferait dire à des tibétains en France "Oh, regardez là-bas, les braves travailleurs dans leurs habits usés qui après un dur labeur trinquent du jus fermenté de la vigne devant le spectacle des chevaux" ou plus simplement à un citadin "oh, une poule!. Ben ouais, c'est une poule!? Et alors!?

    La vérité c'est que chassés de la ville, les poivrots dans des fringues qu'on n'ira pas leur voler fêtent leur beuverie dans les décombres d'une maison. Quand ils ne voient plus le goulot, ils titubent en file indienne sur le chemin trop étroit, bruyants comme un troupeau de chèvres, guidés par celui qui a le moins bu!

    Mais ça ne change pas l'intérêt, c'est moins mystique, voilà tout...


    La rue principale est complétement déserte, trouver un moyen de transport ne va pas être évident. Il reste sept cents kilomètres jusqu'à la frontière, en vélo, c'est impossible mais à part les taxis, il n'y a rien d'autre. Le jour se lève trop vite, on n'a plus le temps de réfléchir. En promettant une jolie petite somme au taxi... Non, c'est vrai, je suis tibétain et sale, il n'y croira pas. Il va falloir cogner. Par chance deux taxis dorment côte à côte dans une ruelle peu éclairée. J'ouvre la portière avec précaution et assène au dormeur un bon coup sur la nuque, balance le corps à l'arrière et prend sa place. Démarrage léger, le moine monte et le taxi prend la route défoncée qui sert de Friendship Highway. On ne pourra pas aller vite, l'essieu grince déjà, mais on avisera en route.


    * Thé au beurre de yak, miam.


    * Friendship highway, une conception de l'autoroute qui frise le chemin vicinal.


    * Liberté est endurance... dans ces paysages riches et désertiques on est aussi libre que sa capacité de survie.


    Trajet cahotique, à défaut de nids de poules, je crois que nous avons affaire à des cratères d'autruches. Le ciel est précis, net, l'air doux. Le soleil éclaire chaque chose avec précision. Très étrange.


    Quelque chose m'intrigue avec cette histoire de déclin de la Chine... Si on m'envoie en mission, c'est sur injonction des services secrets américains ou français, qui en tirerait le plus de profit? Les relations diplomatiques entre la France et la Chine sont au beau fixe depuis quelques années. Ca doit venir de plus haut, le type de Washington qui pioche dans l'urne du plan Marshall a dû court-cicuiter la voie nationale. Ce genre d'organisation, c'est toujours trop secret et indépendant pour ne pas être flou et un peu mercenaire, il doit vouoir se débarasser de l'ennemi avant le duel. Mais ce qui m'étonne, c'est qu'en feuilletant des fiches détaillées l'année dernière, histoire de me remettre à jour, je suis tombé sur un article qui disait que quarante pour-cent du déficit américain était racheté par des actionnaires chinois. De part la nature mixte du système, c'est un peu complexe de faire la distinction entre les entrepreneurs privés et publics, pourtant la faillite de l'économie chinoise impliquerait d'une manière ou d'une autre le remboursement immédiat par le gouvernement américain de leurs investissements et si l'économie chinoise pourrait s'en sortir avec un «simple» retard sur livraison, la vraie victime serait le gouvernement US qui ne pourrait plus assurer SA croissance. Son modèle et son hégémonie en prendrait un sacré coup... ce serait la fin de l'hégémonie américaine! Ceux qui s'en sortiraient le mieux seraient les Etats européens: l'euro est fort, le dollar sera dévalué et l'Europe pourra racheter sa dette, écraser son bailleur une bonne fois pour toutes et redevenir le centre du monde, un centre du monde et les relations diplomatiques nationales reprendraient alors leur importance... Pour le coup, le piocheur de Washington s'est peut-être fait doublé...


    Drôle de pion. Je parlais au début d'abnégation, nous y sommes. Que je comprenne ou non ce qui se passe, j'exécute parce que je ne sais rien faire d'autre. Les causes et les enjeux expliquent ce que les gens décident, ce que les nations entreprennent. Au début, on m'a engagé pour mes facultés à comprendre les situations et à force de les comprendre toutes, j'en ai perdu l'instinct de choisir. Je reste planté là en attendant qu'un gradé le fasse pour moi. Sa logique apparaît, mathématique, et pose les rails éphémères d'une raison. C'est suffisant. Quelques questions d'éthique mettent parfois en doute ma soumission, mais la logique en vient toujours à ses dialectiques insolubles que je ne peux qu'oublier pour un ordre. Et dans le cas présent, l'éthique ne peut même qu'être supposée parce qu'on s'est arrangé pour ne me faire rencontrer que des personnes qui ne savaient rien. Je suis parfaitement utilisé par un maître artisan. Petit détail également qui survient, je "parle" népalais. Quelqu'un que j'ai rencontré avant de travailler pour eux était népalais et ça a suffit pour m'y intéresser. C'est un détail dont peu de gens sont au courant, y compris dans la hiérarchie...


    Un peu plus loin sur le bord de la route, après une heure de route, une jeep est arrêtée. Le chauffeur et toute la clique arrosent le décor. L'occasion ne se présentera pas deux fois. On s'arrête en souplesse, descend nonchalamment du taxi et le temps de claquer les portières de la jeep, on se retrouve en marche poursuivi par les anciens propriétaires furieux. Mais on n'a pas le temps de négocier, le réservoir du taxi est plein, vous irez loin... MERCI!


    * Le confort, dans la vie, ce n'est pas vraiment une histoire de réfection de la chaussée, c'est une histoire d'amortisseur.


    On passe Latzé, dans peu de temps, il y aura un check-point pour la zone militarisée. Les corniauds de la jeep ont du trouver le macchabée par dessus le marché et il doit se préparer une réception grandiose. C'est la seule route, je ne vois aucune solution. Foncer dans le tas, c'est un peu risqué compte tenu de l'arsenal mis à disposition. Je me demande si la plaine est plus meurtrie que ce chemin. En même temps, j'ai pas tellement l'impression d'avoir fait autre chose que foncer dans le tas depuis le début, je traverse la finesse du pays dans un char d'assaut. Mais c'est tellement stupide que ça va marcher, ils sont si attachés à l'ordre qu'une voiture qui roule dans un champ, il ne la verront peut-être même pas. Dès qu'on sortira de la route, "disparition!".

    La route tourne à gauche en direction du check-point, sans réfléchir, je garde le cap et nous enfonce dans le "désert" clairsemé de masures de pierre. Etonnement, ça roule presque mieux, les similis cultures et l'érosion ont rendu cet espace bien plus praticable que les tractopelles. Au milieu des villages du Schigatse, la jeep saccage quelques cultures sèches et les plaines immuables, les chinois devraient le prendre en compte lors du procès-fusillade : on leur file un coup de main dans l'affaiblissement des populations locales dans un sens.

    Après trois heures de poussière, on retrouve la route défoncée. J'imagine le contrôle qu'on aurait pu avoir...

    - Bonjour, police de l'autoroute de l'amitié... Vous êtes des amis?

    - Ah ben oui, tu te rappelles pas, l'année dernière quand je t'ai prêté ma tondeuse?

    - Mais si, bien sûr! C'est bon allez-y.

    Pour le moment, ils doivent nous poursuivre en jeep blindée et hélico avec des kalachnikovs russes ou leurs homologues chinoises, bien que le terrain ne laisse entrevoir aucun hangar pour cet arsenal.

    Dommage qu'on roule si vite, le désert vallonné ocre et terre dominé par des crêtes enneigés au loin, c'est magnifique. Quelques villages en pierre, de plus en plus perdus et isolés comme des oasis. On coupe à travers les pentes caillouteuses pour retrouver toujours cette même route de terre et de gravier, qui depuis une petite heure est devenue très praticable. Les virages font un peu chasser la caisse mais on est fugitif ou on ne l'est pas. On entame la descente vers Zhangmu, la ville frontière côté Tibet et les hameaux que l'on croise désormais sont déjà dans la pénombre des sommets.

    On traverse l'un d'eux quand le moteur se met à faire un bruit étrange. J'ai plusieurs cordes un peu détendues à mon arc mais pas celle de réparateur de jeep. Vérifier l'essentiel peut tout de même être prudent, même si on ne trouvera pas d'huile ou de liquide de refroidissement avant un petit moment : coup de frein, embardée, le moteur fume un peu. Un villageois s'approche, curieux, et ça m'énerve, pas le temps de tailler une bavette. Ce pâtre est sûrement le plus gentil du monde, mais on prendra rendez-vous pour une autre fois, si tu veux bien!? Et voilà ses moutons qui encerclent la bagnole et qui s'installent gentiment.

    Avant que je n'ai pu dire quoi que ce soit, le voilà qui commence à baragouiner dans un dialecte de notre charabia natal quelque chose que le moine semble comprendre. Il montre l'intérieur du moteur avec une précision surprenante et notre silencieux ami part à l'arrière chercher quelque chose. Il revient une minute plus tard avec une grosse clef anglaise qu'il tend au berger avec une légère inclination. Le berger s'en saisit, m'écarte du moteur sans précaution et file un grand coup de clef anglaise sur le radiateur qui arrête immédiatement ses caprices. Après avoir chaudement remercié le mécano, nous reprenons la route aussi vite que le permettent les moutons.

    Le petit ruisseau dont nous croisions le cours est maintenant une rivière qui creuse son sillon plus vite que nous, la route devient des lacets de montagne. Sur les bords désolés (mais riches...), des arbustes apparaissent. La route fait un demi-tour autour d'une hauteur et une ville surgit de nulle part. Le premier bâtiment en est un poste de garde avec une barrière en bois. Ca va les surprendre pendant la sieste mais on ne va pas s'arrêter, tant pis pour le pare-brise. Si tout se passe bien, Zhangmu n'est plus très loin et on devra se débarasser de la jeep. Quelle bonne idée ils ont eu de mettre la barrière si haut, les phares seront sauvés...

    Le pare-brise et la barrière volent en éclats de concert et les gardes sortent en hurlant.

    Comment se fait-il qu'ils n'aient pas été prévenus de notre passage? Il doit y avoir une inertie incroyable dans la coordination des services...

    Ce qui n'était pas prévu, c'est que le volant se désaxe en même temps, les armatures n'ont pas été assez résistantes et ont ployé jusqu'à l'écraser. L'imprévu, c'est aussi les éclats de verre plantés dans l'épaule dénudée du moine. Les détonations des armes à feu résonnent déjà sur les parois, il faut faire avec. La jeep est à moitié incontrôlable dans la petite ville remplie de tout ce qui marche. Heureusement, les dizaines de mètres de sa rue principale et unique se passent sans heurt mais dès la dernière maison, la route se perd dans le brouillard et se jalonne de trous. Les phares deviennent gênants, ils rendent le brouillard totalement opaque. La végétation s'intensifie, la route tourne brusquement et la brutalité de la manœuvre laisse le volant entre mes mains, la route longeant maintenant un précipice... un coup de frein ferait déraper la jeep dans le précipice, elle est suffisament incontrôlable comme ça. Elle est foutue, je tente le tout pour le tout : débrayage, première. La boite se tord de douleur en un à-coup soudain qui nous propulse contre le tableau de bord écrasé. Maintenant, la vitesse est correcte pour descendre en marche. Je récupère le corps inerte et sanguinolent du moine, ouvre la portière difficilement et saute sur le côté, le dos en avant...

    Les plantes amortissent UN PEU le choc mais c'est la première fois que je comprends cet adverbe. Ca fait un mal horrible. La réception avec le moine s'est terminée par une roulade acrobatique pour éviter qu'il soit achevé et éviter également la pente vertigineuse qui se termine au Népal, cinq cents mètres plus bas.

    Le bonze est toujours inanimé, son pouls est faible. Il a besoin de soins, il n'a plus assez de sang pour en perdre. On doit pouvoir se débrouiller dans la ville mais elle est à plusieurs kilomètres et la seule entrée est surveillée par la police et l'armée. Comme il ne manquait plus que ça, la mousson s'annonce de trois gouttes et déferle en trombes d'eau. Point positif, il fait plutôt chaud. Plutôt moite. Il y a une légende sur cette route, c'est que chaque année, sitôt achevée, elle est détruite par la mousson. En Europe, on se demande comment la pluie peut détruire. Il y a bien quelques crues mais voir une pluie si dense et violente qu'elle arrête la vue cinq mètres plus loin en dévorant la pierre, c'est le plus impressionnant des spectacles. Le sol boueux est bien entendu tout aussi dangereux. Ces kilomètres prennent une bonne partie de la nuit, le corps exsangue toujours sur l'épaule. Au devant, les lumières du contrôle scintillent dans l'obscurité. (comment la nuit arrive?)

    L'avantage, si l'on peut dire, de Zhangmu, c'est qu'elle est construite en colimaçon, elle serpente à flanc d montagne. On doit pouvoir couper par la jungle et se retrouver dans la rue principale...

    Il y a vingt kilomètres, la végétation n'était qu'une idée vague et sèche, ici, elle rend l'air asphyxiant et moite.

    Finalement, tout a été réglé assez vite, le premier pas sur la verdure noyée s'est terminé cinquante mètres plus bas, sur la route, une cheville en sale état. La violence de l'arrivée a au moins réveillé le moine qui a titubé cinq minutes avant de retomber dans le coma.


    On est dans la ville. Glauque. En s'enfonçant, on peut sentir que cette ville pue le micmac. Une artère de la contrebande en plein cœur du no man's land. On a un choix inépuisable en matière d'hôtels crasseux et autres lodges pour crapules. J'arrive à dégoter le plus miteux de tous dans lequel on ne nous posera aucune question. Il pleut toujours à verses et il faut trouver un toubib disponible à cette heure de la nuit sinon la cavale es-macchabée va devenir un tantinet épuisante. On a un accord d'honneur et l'honneur c'est sacré... Quand on a rien d'autre, en tous cas.

    A force de fouiller dans les recoins d'éboulis des maisons effondrées, une bande de gamins des rues commencent à nous filer le train. Ils sont une demi-douzaine d'âge indéterminé, loqués de guenilles.

    - Qu'est-ce que tu fous Chintok?

    C'est un petit maigrichon à l'air vif qui parle.

    - Eh, gros lard, retourne dans ton pays...

    Là, c'est un petit gros qui respire la médiocrité en essayant d'être drôle. Généralement, tous les autres l'applaudissent jusqu'à ce que le vif maigrichon dise quelque chose.

    - Je cherche à manger pardi!

    Et là, le maigrichon est intéressé. C'est peut-être une occasion de satisfaire sa curiosité brimée par un destin difficile. Il aurait voulu faire quelque chose de brillant mais se retrouve chef d'une bande de vagabonds, d'un gros idiot qui convoite sa place sans assez de charisme et de vivacité et de quelques autres qui ont besoin d'un chef. Il y a de ces bandes partout et de tous âges.

    - Tu parles népalais?

    - Seulement quand on m'insulte.

    - Ok, désolé, c'est normal, non!? Dit-il avec un sourire entendu.

    - C'est vrai... Et toi, tu parles népalais? Ton pays, c'est dix bornes plus bas!

    - Il y a plus de trucs à piquer ici. Le Népal, c'est pas un pays d'avenir pour les enfants errants...

    - ...

    - Mais t'es pas dans la rue pour t'apitoyer je supposes? Qu'est-ce que tu cherches?

    - Un docteur pour mon ami.

    - Il y en a un pas loin, mais t'aurais pu chercher un bout de temps. C'est un gros mou, si tu lui promets une bonne liasse, il fera ce que tu veux. Dis oui à tout ce qu'il te dira.

    - Comment tu sais ça gamin?

    - C'est mon frère... répondit-il en baissant les yeux.

    Et pour ne pas poursuivre le sujet, il me tire par la manche et se dirige vers le cabinet. Comme prévu, tous les autres ont cessé de ricaner et observent le silence. Le petit gros essaie de faire quelques grimaces mais plus personne ne réagit alors il se met à faire l'intéressé, plus encore que les autres.

    Le docteur ouvre la porte d'un bras pataud et bougon. Le bras bougon, c'est une première mais c'est à peu près ça. Il fait un petit signe de tête méprisant.

    - Qu'est-ce que vous voulez? Et toi, fiche le camp, tu sais bien que je ne veux pas te voir ici avec tes pouilleux.

    Le maigrichon me lance un dernier regard et retourne zoner dans la pénombre.

    - J'ai de l'argent pour vous contre un petit service.

    La conversation s'illumine.

    - De quoi avez-vous besoin à cette heure-ci?

    - Un de mes amis est indisposé, vous pourriez peut-être le remettre sur pieds?

    - De nuit!? J'aimerais bien dormir.

    - L'argent n'est pas un problème, c'est un excellent ami qui a besoin d'un praticien doué et discret.

    - Vous avez frappé à la bonne porte, mon ami. Montrez-moi votre malade.

    C'est étrange comme ce médecin qui aime l'argent et les flatteries rappelle le petit gros de la bande. Il se sait essentiel et l'on doit satisfaire son besoin de flatteries.

    Au chevet du moine, il arbore un air inquiet pour bien faire voir qu'il prend son argent au sérieux.

    - Votre ami est souffrant, il a besoin de soins au plus vite!

    Pourquoi t'es là ducon?

    - Pouvez-vous vous en charger? Je paierai ce qu'il faut.

    - Ca va être long, le mieux serait de l'emmener à l'hôpital...

    Regard insistant.

    - ...mais je peux faire ça ici.

    - Je savais que vous étiez l'homme idéal...


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    * En fait, si j'ai si bien réussi dans ce métier, ce n'est pas grâce à mon esprit d'initiative, ça non, ni non plus grâce à mes facultés d'adaptation, je passe mon temps à accumuler les approximations, et ce n'est pas non plus grâce à une sorte de flair... En fait, c'est ce total abandon à ce qu'on me dit de faire couplé à une chance parfois incroyable... Je dois avoir une idée tous les cinq ans et le quotient intellectuel d'un bulot cuit, mais je retiens les infos comme un automate et je m'acharne! Le genre Sisyphe qui poussera n'importe quel rocher en haut de la pente jusqu'à la mort, et pour rien! J'aurais peut-être pu faire autre chose... et alors? Je me serais sûrement dit la même chose si j'avais fait autre chose...


    Tout le reste de la nuit, les instruments se sont agités au-dessus de l'épaule du moine pour en extraire les morceaux de verre. Les aiguilles ont suturé les plaies et l'alcool a désinfecté les écorchures. Au petit matin, quand le moine n'a plus été qu'un gros bandage, bordeau pour le bas et blanc pour le haut, le doc a sorti une seringue, l'a remplie d'un flacon et fort de vingt millilitres de ce produit miracle, notre méditant s'est réveillé. Son silence était plus ensuqué que d'habitude mais il avait l'air de comprendre son environnement. Je tente une approche:

    - Tout va bien?

    Il incline la tête en clignant lentement des yeux en signe d'approbation.

    Il ne dit rien, c'est... bon signe.


    - Merci, doc. Vraiment sans vous, il y passait.

    - Si vous avez encore besoin, de mes services, n'hésitez pas.

    Et de phrases vides en remerciements sincères, il se campe en tronc d'église. Quand je disais que l'argent n'était pas un problème, c'était en partie exact : dans le Sahara, les inondations ne sont pas un problème. Ca fera partie de ces cas éthiques règlés par un ordre tacite, il faut qu'on avance!


    Après avoir substitué un évanoui à l'autre, nous sortons aux lueurs de l'aube. Rallier le monastère de Dhakmar dans cet état, mon "colis" n'y arrivera jamais. Il a besoin de repos. Si mes souvenirs sont exacts, dans la banlieue de Katmandu, il y a une petite ville de réfugiés tibétains qui accueillent sûrement une branche des "Bonzes à l'attaque" ou je sais plus quoi, mon taciturne ami pourra s'y reposer et recouvrer quelques forces. Quoi qu'il en soit, Katmandu est une étape obligée pour rallier Pokhara et le monastère.


    A l'idée de tout ce qu'il reste à faire, je suis déjà épuisé. KTM est à près de 200km après une frontière côté chinois, une autre 10km plus bas côté népalais et 150 km de piste, le tout contrôlé régulièrement par des militaires en gilet pareballes à cause de la situation dans le pays, et c'est pour la partie facile. Pourtant, il devrait y avoir quelque chose de simple : le Népal accepte l'extradition du moine, les services secrets népalais sont au courant. L'ennui sera de faire coexister services secrets et contrôles concrets sans compter que l'armée et les triades chinoises essaieront encore de nous avoir, je n'ai pas le monopole de l'abnégation...


    Décidément, le démiurge de cette opération est un stratège hors paire. Le Népal est depuis toujours coincé entre les deux mégapuissances asiatiques, la Chine et l'Inde, convoité par l'une et l'autre, il est aussi de ce fait protégé. Une intrusion ouverte de l'armée chinoise sera immédiatement pointée du doigt par l'Inde comme une tentative d'invasion, ce qui nous laisse un champs sinon libre, au moins envisageable.


    Impossible d'esquiver le poste frontière, une chute d'eau d'une centaine de mètres empèche tout contournement. Des camions sont garés là en attente de contrôle, on pourrait essayer la manière clandestine, il y en a forcément qui transportent des frigos, tout l'électroménager népalais vient de Lhasa. 2 ou 3 inspections suffisent pour dénicher la perle rare : un semi-remorque qui importe des glacières de restaurant horizontales, on va pouvoir jouer les esquimaux. Une fois le moine bien empaqueté dans son freezer, je cherche un carton accessible. L'heure matinale nous a permis de nous glisser aisément dans les frigos mais la ville s'éveille peu à peu, le chauffeur va vérifier sa cargaison... Il ouvre les battants métaliques.


    En début de panique, je saute dans le premier carton venu et dois retenir un cri : il est plein! Le chauffeur lance un regard endormi et reclaque violemment les portes. Fausse alerte, il voulait juste fermer correctement son bahut. Après la lumière, le noir intérieur est plus intense encore. A tâtons, j'explore le contenu du frigo. La découverte est un peu surprenante : on dirait des mitrailletttes. On va se faire serrer, c'est sûr!


    Pas le temps de descendre, le camion démarre, s'arrête deux minutes au contrôle et repart. Ah!? Un militaire chinois laxiste, ça relève soit de la trahison soit d'une consigne et la trahison réduit de manière un peu trop conséquente l'espérance de vie. On ne va pas vraiment s'en plaindre, mais c'est tout de même curieux. Ca voudrait dire que ces armes ont le consentement du gouvernement chinois, mais alors le camion ne passera jamais les contrôles népalais, même s'ils sont moins regardants, les mitraillettes, c'est pas des contrefaçons de vêtements.

    De toutes façons, pas le temps de s'apesantir, c'est notre arrêt.


    Ce moine est sidérant, il s'est endormi dans le congélateur. rien ne l'inquiète! Pardon pour tout ce terre à terre, mais il va falloir émerger rapidement si on veut s'en sortir... Il ouvre les yeux , sort en se tortillant et en huit secondes parait aussi réveillé qu'au naturel.

    Juste pour info, la lumière qui filtre sous la bâche soulevée indique que les armes sont des copies chinoises de Kalachnikov soviétiques. Pas très original, meurtrier quand même.


    Il faut encore sauter d'un véhicule en marche et sans se faire repérer. Pour le moine comme pour moi, il vaut mieux attendre un trou plus profond que les autres ou une épingle à cheveux. Le volant est à la droite du camion, en sautant à gauche, le chauffeur ne nous aura pas dans son rétro. Heureusement, l'un comme l'autre ne manquent pas sur les 10km de descente jusqu'à Kodari, la ville-frontière népalaise. On arrive à sortir sans trop de dégâts, malgré quelques auréoles rouges qui se diffusent sur les bandages du moine. Il ne s'en plaint pas. La suite se fait à pied. Les fourgonnettes-taxis qui relient les deux villes nous interpellent comme de simples touristes. Jusqu'à Kodari nous n'avons rien à craindre que des propositions.


    Le long du dernier virage, une ribambelle de camions attendant d'entrer au Népal. Nous recroisons notre chauffeur en pleine discussion avec un népalais en habits militaires pendant que d'autres déchargent nonchalemment les armes.


    Après avoir essayé la clandestinité, le détour, la force, et la chirurgie, il ne reste guère que le culot. Si tout se passe bien, c'est la dernière frontière avant la fin de la mission. Il y aura d'autres contrôles, mais ceux-ci seront contournables ou corruptibles. L'air de rien, en courte file indienne, nous avançons vers le "pont de l'Amitié". L'un des douaniers nous questionne pendant que son collègue fait semblant de feuilleter des passeports.

    - Namaste.

    - Namaste.

    - Passeports, please.

    Voilà.

    - Where do you come from?

    - Tibet.

    - Where do you go?

    - Pashupatinath.

    - Wich purpose?

    - Praying.

    - Ok. Have a nice trip in Nepal.


    Et voilà, mention spéciale "comme dans du beurre". Le demeuré nous rend nos passeports avec un sourire et tous les militaires en treillis bleus nous regardent passer avant de s'avachir de nouveau. Dans ce sens, il n'ont rien à faire, la douane chinoise a déjà mâché tout le travail. Ils s'ennuient, et nous sommes passés sans même un visa.


    * En quelques mètres, on se sent déjà au Népal. La forêt exubérante, les cascades qui rugissent depuis les falaises recouvertes de verdure. Les premières maisonnettes, les poules et les gens qui sourient. On a beau être sur les nerfs, le calme est pénétrant.


    * "Bato putyo cha! Bato putyo cha!". La route est cassée. Un petit garçon de 10 ans nous colle au train en répétant sa phrase pour nous convaincre de porter nos affaires.

    Malheureusement pour lui, ça se résume aux passeports et à quelques bricoles dans mes poches, mais ça ne le convainc pas. Le moine porte son drap et la tenue en piteux état qui m'habille est tout ce que j'ai pu prendre de la jeep fuyarde. Et puis "la route est cassée", qu'est-ce que ça veut dire?


    * Ah... La route est cassée... C'était peut-être un argument finalement.

    Quand Shiva décide de s'affirmer, elle ne fait pas dans la demi-mesure. Un torrent de boue a emporté la moitié de la route et rendu le reste gluant comme de la pâte à pain.

    Le moine est déjà de l'autre côté. Tant d'initiative est pour le moins louable, depuis que la flasque de "pandémie aquatique" est rebouchée, il n'a rien fait de lui-même. D'ailleurs, j'aurais du être contaminé en ouvrant la bouteille... Rien ne semble s'être passé. En quatre enjambées, le courroux de Shiva est franchi et nous reprenons la route de Katmandu.


    Les premiers bus locaux apparraissent enfin mais il y a trop peu de gens ici pour qu'on puisse passer inaperçus. A pied, on nous verra seulement quelque part, mais on ne saura pas notre destination. C'est une sécurité, peut-être déjà inutile.


    * Les premiers plans de canabis indica, fins et ciselés. Une petite douche dans la cascade. Les plaies jaunissent...

    * La mousson nous devance, prépare la route pour notre anonymat. Il fait chaud.

    * Barrages militaires nonchalants...!?

    * Les filles qui se lavent au tuyau dans la rue, les écoliers, les bambous.

    * Un immeuble à poules bercées par le bruit d'un moteur.

    * Maisons rouges, terre rouge, végétation verte.


    10 heures plus tard, nous arrivons à Barabise. Petit détail pratique : dans toute cette effervescence, j'ai oublié de changer les quelques yuans qui nous restaient en roupies népalaises. On est encore bien partis pour coucher dehors... A la sortie de la ville, les bus nous font de l'oeil et même le moine impassible les regarde avec envie.

    - Mes amis, vous avez l'air épuisés, vous cherchez une chambre?

    Ce pays inspire confiance et la fatigue fait oublier toutes les précautions:

    - Mon ami et moi avons fait une longue route mais nous n'avons que de l'argent chinois.

    - L'argent, c'est de l'argent, mon ami. Donne-moi 20 yuans et je vous laisse une chambre et une assiette de riz, ok?

    - Et comment!


    Et le plus exceptionnel dans tout ça, c'est que la proposition est honnête. Enfin jusqu'à ce que la nuit tombe, la proposition était honnête. On aurait peut-être dû dormir dans la jungle puisque tous les insectes étaient en fait ici!


    * Petite astuce: mettre toujours son lit le plus loin possible des murs et tartiner le murs avec du sucre pour espérer n'avoir dans son plummard que les saloperies qui se jettent du plafond!

     

    * Le moine a l'air de bien récupérer, même si son visage exprime une forme de douleur. La plaie de mon genou est de plus en plus purulente, l'orteil se ressoude peu à peu. Encore une séance d'alcool à 95° sur les plaies raclées au canif... L'entretien de la carcasse relève du masochisme...


    Au "réveil", selon l'expression trop facilement consacrée, "nous" essayons de négocier l'achat de ticket de bus en dollars. Le "gérant" "compatissant" accepte et nous fait le taux de la banque. Monnaie rendue rubis sur l'ongle.


    Mais c'est ahurissant ça! On est des proies faciles pourtant, personne ne va essayer de nous escroquer!?

    Après les poursuites et ce genre de vie trépidante, les aventures de taux de change peuvent paraître un peu fades mais c'est très reposant. Ce pays est doux, et c'est presque un plaisir d'y être en danger.


    Le bus s'arrête tous les vingt kilomètres pour subir les contrôles d'usage et de routine. C'est une précaution du gouvernement pour ne pas amener de nouveaux rebels maoïstes en ville. Et puis près de Barakphur, le bus s'arrête une fois de plus, sans barrage cette fois-ci. Un jeune homme en treillis vert et armé y monte et inspecte les visages avec un air de justicier.

    - Namaste. Nous sommes les amis de la libération du peuple, et nous avons besoin de votre coopération.

    Mouais. Ca veut dire une quête forcée quoi. Va pour la libération du peuple...


    * Les lycéennes népalaises sont mon nouveau modèle d'érotisme, le pantalon de costume qui moule, chemise bouffante., une gemme dans le creux du nez, regard subtilement arrogant, bijoux ciselé aux oreilles, les yeux métissés, la bouche pulpeuse, une moue délicieuse, le teint indien tempéré par la douceur du climat...une longue couette de cheveux noirs et le maintien droit...une panacée!



    04/08 KATMANDU


    * Je suis crevé. Je voudrais juste dormir.


    * Partie de badminton autour du stupa avec des gamins...


    * Il n'y a pas à proprement parler de chomage, juste 80% des gens qui en échange de leur inactivité ne reçoivent pas de salaire. Quand on s'offusque du harcèlement des commerçants, il suffit de se rappeler que non seulement, c'est le folklore, mais qu'en plus, ils cherchent juste à se faire un peu d'argent, pour manger ou soigner une dent qui pourrit par exemple... et puis autre détail qui a son importance, les modes de vie sont ce qu'ils sont mais le fait est qu'ils sont chez eux...


    * Bizarre comme les chose n'ont rien à voir, par exemple, l'oz de confiture chimique qui tartine mon pain et oui, mon PAIN! coûte le même prix que le trajet Bauda-KTM et cette confiture vient du Bouthan... Et comme diraient les dialoguistes des années 50, bizarre comme les choses sont bizarres, cette confiture a un goût étrange... On savait rire dans les années 50...


    * Leur façon respectueuse de tenir l'argent!


    Je ne sais pas ce que je fais la nuit, mais ce matin en me réveillant, je comprenais tout ce qui se disait autour de moi! Le contact est très facile et amical quoi qu'il en soit.


    * La ville de réfugiés tibétains s'appelle Bauda, ou Bogdanath, à une quinzaine de kilomètres à l'est de Katmandu. On y arrive en passant par Pashupatinath, une ville richement décorée et vivante, de cette bonne humeure des religions asiatiques. L'impermanence des vivants et des colliers de fleurs célèbrée par des gens qui montrent un peu à la mort qu'elle n'a pas eu tout le monde.


    Chose curieuse, en quittant le périmètre des crémations, un énorme et vieux taureau se traîne vers le fleuve, comme pour y mourrir. Ses testicules sont hallucinantes. Peut-être le cerveau complète-t-il les images quand elles sont incomplètes, je l'entend grincer... Et puis de nulle part, surgit un petit homme en blanc d'une trentaine d'année avec un grand sourire. Il se jette sur le bovin, lui balance une claque phénoménale sur le cul et s'enfuit en criant "ça, c'est fait!".

    BAUDA


    * Bauda... Je suis au Népal, à Baudanath, ville chargée d'histoire et de temples qui accueille en outre des réfugiés tibétains et le plus grand stupa du monde... Il pleut et je m'emmerde.

     

    * WC. Le scolopendre qui gère cinq dizaines de paires de pattes et bien ce scolopendre, il a une maman!

    Il avance sans but, fait des tours autour de la céramique de récupération des fèces, s'arrête, bouge les antennes et sans raison perceptible tourne et va dans une autre direction faire la même chose sur un autre carreau du carrelage.

    Je crois que vu d'en haut, je dois faire à peu près la même chose depuis deux mois...


    * Méditation, très beau le mélange corne de brume-scie circulaire.

    * Des fourmis minuscules.


    * Mes deux plus fidèles amis: l'alcool à 95 et le PQ, on ne se séparera jamais!


    * Après ce qu'il vient de tomber, je ne dirai plus jamais "il pleut"!


    18h57 C'est étrange les réflexes, quand il pleut, on n'est pas moins mouillé quand on rentre la tête dans les épaules. Et on est pas moins ébloui par le soleil quand on fait une grimace!


    Ici (à la succursale régionale des "lotus qui piquent"), le moine sera en sûreté le temps de préparer un peu la suite des événements. Le monastère est au minimum à dix jours de marche de Pokhara et plus on s'approchera du but, plus les territoires seront difficiles. Quelque chose me revient tout à coup. Le type de la "quête pour le peuple" près de Barakphur, je l'ai déjà vu quelque part. Et les fusils des guerilleros qui encerclaient le bus étaient les même que ceux du congélateur.

    Mais pourquoi la Chine entretiendrait-elle une rebellion au Népal?

    Si les maoïstes arrivent au pouvoir, quel peut être l'intérêt chinois à avoir la main-mise sur ce pays de montagnes et de paysans?

    Il n'y a aucune ressource particulière, pas d'accès à un océan ou à un canal stratégique et je doute que le gouvernement chinois fasse collection des sommets de plus 8000 mètres... Quelque chose m'échappe et c'est un euphémisme. C'est une guerre d'usure dont les rebelles ont l'avantage, tout le pays est recouvert par la jungle de la frontière tibétaine à Mahendranagar, au sud du Ladakh et à l'ouest du Sikkim. Leurs sympathisants sont disséminés partout dans le pays, facilement ralliés avec tout ce qui allait mal. Maintenant, rien n'a changé, mais on a trouvé un coupable! Les militaires ont beau être revêtus d'un treillis bleu totalement mimétique dans une exposition de Klein, les rebelles les voient venir et quelques contrôles le long d'une route ne servent qu'à rassurer les touristes d'un danger dont ils prennent alors conscience. D'ici quelques mois, ou quelques années, à force de pressions et aussi d'appuis involontaires de l'ONU pour organiser des élections, ils auront le pouvoir. Et après?


    Et puis il y a les accords hydro-électriques entre le Népal et l'Inde. Le Népal produit de l'électricité, suffisament pour en revendre des quantités astronomiques. Mais voilà, les accords stipulent que ce courant revient plus ou moins de droit au Teraï indien et donc est presque gratuit pour l'Inde. Annexer le Népal, c'est affaiblir l'Inde, le concurrent, ET mettre la main sur les barrages électriques... Et alors?


    Il y a encore trop de chemin à parcourir pour que je puisse me noyer dans l'ampleur de mes conjectures. La première chose à faire, c'est trouver une moto. Ca devrait prendre un quart d'heure, reste à savoir comment payer. Ou la louer au prix du passeport de Mong Tsampa en baratinant pour payer le loueur en revenant. Le choix est vite fait, mon cher Mong, tu es désormais un sans-papier avec un chopper 125...


    Je profite de la sécurité du moine pour m'en défaire un peu, les pactes sur l'honneur pèsent parfois un peu lourd sur la promiscuité. Ca me laisse trois jours pour faire un itinéraire couché dans un lit king-size. Au bout de cinq minutes à regarder une carte achetée en bas de la rue, je commence à voir flou. La dernière nuit dormie remonte à Lhasa, il y a quatre jours. Le flou se transforme en noir et je sombre...


    Un néon vert qui clignote me réveille avec des bruits de sabre laser en panne. A ma montre, il est trois heures dix, j'ai dormi presque cinq heures. Un peu pâteux, je décide d'aller prendre l'air...


    * A Katmandu. Les auto-dealers, pas des voitures, des mecs qui se vendent leur propre drogue. C'est la conséquence des années hippies. Tout le monde est venu pour "éveiller sa conscience" avec sa devise à taux de change royal et puis quand la mode est passée, les hippies sont partis, laissant toute une industrie sans clients et une production massive. Depuis les années soixante-dix, les anciens dealers se défoncent à l'herbe, au black, au crack même, pour écouler les stocks... Même la police est défoncée!


    * La magie des égoûts népalais, dans un tourbillon, une bouteille de plastique disparait et se transforme en chaussure.

     

    * Les escargots de 200 gr.


    A cinq heures, les premiers commerçants réveillent leur boutique. Un paperboy passe en vélo chargé de l'Annapurna Post. Sur la première page, il y a une information un peu difficile à avaler : j'ai dormi vingt-neuf heures!


    Sur les bords de Durbar Square, il y a beaucoup de marchands qui étalent leurs babioles ou leurs légumes à même le sol, des cireurs de chaussures et quelques médiums. Impossible de savoir combien ils sont, impossible d'y faire attention.


    Pour le marcheur ébloui, ils se ressemblent tous un peu et pour tout avouer, j'en suis bientôt, bercé par la nonchalance ambiante. Pourtant un petit cireur de chaussures se ressemble plus qu'aux autres. Il était à Katmandou la première fois et puis peut-être aussi à Bauda mais quand les différences entre les rues sont si peu nombreuses, la confusion est facile. Ce n'est pas la première fois, non! Maintenant, il me semble plus familier. De toutes les ethnies qui se retrouvent au Népal, on peut faire des castes physionomiques: lui serait typé aryen (ceux de la vraie svastika, pas ces salopards du Reich), peut-être mes pensées ont elles vagabondé une seconde de trop en regardant son visage, il s'approche de moi avec un grand sourire.

    - Tu veux que je cire tes pompes chintok?

    Il faisait nuit, de son visage, je ne connaissais que les ombres.

    - Qu'est-ce que tu fais là, gamin?

    - C'est le seul boulot que j'ai trouvé...

    - Cireur? Et les restes de la contrebande à Zhangmu? C'est pas en changeant de boulot toutes les semaines que tu vas grimper dans la mafia.

    - Tu peux rire, ça fait trois jours que je te suis et tu n'as rien remarqué. J'étais censé t'aider à passer la frontière mais tu n'as pas eu besoin de moi visiblement...

    - Ils embauchent jeune dans les services népalais!

    - Le meilleur moyen d'être invisible, c'est de l'avoir toujours été. Un jour, il y a un an, un type se balladait dans la rue, j'ai essayé de lui faire les poches... d'ailleurs, tiens, un des petits t'avait pris ça... on a discuté et il m'a proposé de travailler pour lui de temps en temps. J'ai pensé qu'il se moquait de moi jusqu'à ce qu'on se rencontre à nouveau il y a un mois... Je devais servir de guide à un moine accompagné par un autre type, pour qu'ils puissent entrer au Népal sans encombres...

    - Joli conte de fée... et maintenant tu vas m'aider à cirer mes chaussures de marche?

    - Je me suis dit que s'il fallait que tu passes discrétement c'est que tu devais faire quelque chose d'important, il y aurait peut-être d'autres "discrets" pour t'en empêcher... Au fait, où est ton ami?

    - Mon... le moine? En sûreté et c'est tout ce qu'il est. Je vais sûrement le retrouver endormi là où je l'ai laissé... en tibétain religieux, on dit "méditation". Bon gamin, il faut que je te laisse à ta filature, le devoir m'appelle...

    - Comment tu t'appelles, Chintok?

    - Rob... Fran... Non, Mong, je dois m'appeler Mong.

    - T'as pas l'air bien sûr!?

    - Un prénom, c'est plutôt les autres qui s'en servent, non?

    - Moi c'est Ram.

    - Bien entendu. Allez bonne chance, gamin.


    Comme prévu, le moine somnolait en lotus sur sa paillasse en ronflant des mantras. J'hésite à le laisser ici. A quoi bon le réveiller pour l'emmener faire la même chose au milieu d'une zone de conflit? Si les rebelles maoïstes sont la main armée de la démocratie chinoise, pourquoi aller jeter le moine dans leurs... mains? C'en serait fini de toute cette affaire...

    - Hé, debout!


    A califourchon sur la moto, chacun de nous essaie de protéger son arrière-train des nids-de-poule trop soudains avant de rejoindre "l'autoroute" de Pokhara pour six heures de trajet inoubliable. Il est derrière moi, assis, je conduis sur l'asphalte au milieu des rangées d'arbres. et cette phrase se répète inlassablement jusqu'à la fin de l'asphalte : c'est effectivement une autoroute...


    Succédant aux agitations citadines, le calme désespéré de la morte saison, Pokhara et son attente "hellenique" du touriste. Toute la ville au bord du lac s'est prostituée au tourisme, ne sachant plus que faire qu'attendre son client infidèle. Les "troubles intestinaux" et "quelques larmes", comme disent les poètes pour "guerre civile" et "mousson", ont rendu son amant difficile. Assise et soupirante, la ville se morfond et de son regard de chien battu apitoie les quelques célibataires qui lui tournent autour pour se prouver qu'elle peut encore plaire.


    Les rues sont calmes et belles, toutes dominées par les collines vertes. Les petites maisons basses, toutes lodges ou boutiques, laissent la lumière libre de ses réflexions. Mais la nostalgie de cette ville est trop pour un seul homme et un bonze qui dort. Choisir l'un d'eux pour passer la nuit n'est qu'un dilemne de plus dans l'armoire des pourquoi. Continuer... s'éloigner des yeux qui nous dévorent et de la rumeur qui s'annonce. Partir dans la campagne jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'un seul choix possible, une seule chambre dans un seul hôtel dans un village d'une seule maison. Là, nous serons anonymes, deux voyageurs perdus qui cherchent la tranquillité... dont tous les tenanciers de Pokhara voudront se venger...


    Le chemin défile au bord du lac, irrégulier. bientôt le bitume passe le relais aux graviers. Un peu exténuée, ma main s'endort sur l'accélérateur. Shiva, juste un peu désapointée, a fait passer un rigodon au milieu de la route qui suffit à désarçonner les irrévérencieux. Le choix est fait, cette petite pension au milieu d'un chemin de terre servira d'hôtel et d'hôpital.


    Le moine a réussi à basculer et s'en sort avec quelques égratignures, mon côté droit est ravagé mais rien ne semble cassé. C'est écoeurant de refuser la gentillesse : nos hôtes s'affairent en tous sens pour trouver un chiffon sale et envoient leur fils chercher de l'eau dans le lac. Ces gens-là méritent qu'on s'infecte pour eux.

    Aussi surprenant que cela puisse paraître, le moine fait un simple signe de la main et, à contre-coeur, ils retrouvent leur calme. La profondeur de leur gentillesse n'a d'égal que celle de leur foi. Il fait bouillir de l'eau et nettoie mes plaies avec un pan de son drap. Il envoie le garçon chercher une gaze au hameau le plus proche et quelques heures plus tard, me voilà enguirlandé du lobe frontal au pied droit dont la plaie de la grotte s'est réouverte pour l'occasion. Surprenant Népal où Internet côtoie les porteurs aux pieds nus, ou le milieu de rien est toujours à dix minutes d'une pharmacie ouverte... peut-être. Maintenant, la nouvelle de l'accident va se répandre comme une traînée de poudre.



    * Ne jamais chasser une mouche de son pantalon, tant qu'elle y reste, elle n'est pas dans l'assiette.


    * TOUJOURS décoller son lit du mur, TOU-JOURS!

    * 2 jours vides à regarder les nuages s'évaporer du lac après un après-midi ensoleillé, 2 jours à écouter le bruit patient des gens qui coupent de l'herbe, font bouillir de l'eau sur un feu de bois ou attendent la fin d'une averse. Cette convalescence aurait duré des mois si la troisième nuit dans l'auberge n'avait été si mouvementée.

    Tard dans la nuit, le coassement des grenouilles s'est arrêté. Quand on s'endort avec un bruit, son interruption éveille: des fouissements dans la rizière accompagnés par de l'eau qu'on foule doucement. Il y a un interstice entre les planches qui donne derrière la maison: quatre types avec ces putains de Kalachnikov encerclent notre chambre. C'est officiel, les amis de nos ennemis sont nos ennemis. J'aurais préferé servir la cause des moines Shaolin... Il n'y a ni porte de derrière, ni cave secrète. Sans armes, on peut simplement se cacher sous les lits... Une bonne attaque du Tigre et on n'en parlait plus.


    Minable! Un des guérilleros ouvre doucement la porte, qui craque à nous réveiller, met deux coups sur le lit avec la crosse de son fusil et se baisse pour nous faire un sourire braqué.


    La femme qui nous loue la pièce allume un feu et prépare du cya. A travers les vapeurs de lait, on peut voir les traits de nos nouveaux geôliers.Ils ont entre 16 et 20 ans tout au plus, déterminés comme des ados avec un fusil. Le plus vieux nous invite à boire quelques gorgées dans les tasses qu'il nous tend. Il est légèrement piquant, onctueux, délicieux, mais je suppose que mon avis sur le thé ne l'intéresse pas... erreur.


    - Tapaïnharuko cya mito cha?

    - Derai mito, ani timko?

    - Qui vous envoie?

    - Personne.

    - On va vous emmener au QG pour vous interroger, on sera plus tranquille.

    Silence.

    Ils sont jeunes, ils confondent un peu tout, QG ce doit être un terme générique pour dire "bâche tendue". Aux rumeurs qui circulent, ils seraient établis à Ghorepani, eau de cheval, si joliment nommée pour ses rivières d'urée chevaline, et je doute qu'on prenne le taxi.


    Voilà soixante jours que j'ai quitté ma porte et ma bibliothèque pour un bilan mitigé. J'ai ouvert une fiole dans une source pour je ne sais quel dessein machiavélique et on va sûrement être fusillés sans procès pour un "génocide" qui n'a pour l'heure pas trop alerté les médias. Je sais que ce genre d'opération procède sur le long terme mais c'est toujours apaisant de savoir pourquoi on vous fusille, on peut s'accrocher à la cause le temps d'y passer.


    Un peu avant l'aube, une jeep s'est arrêtée devant la bicoque dans laquelle ils nous ont poussés à côté des trois ados qui s'y trouvaient déjà et les quatre avec lesquels nous avons pris un thé. Ici comme ailleurs, la télévision fait des ravages, la jeunesse est bercée des clichés américains repris à la sauce Bollywood: on nous a baillonnés et mis un sac de tissu noir sur la tête.

    Dans cette jeep étriquée, pleine de haine imbécile et d'odeurs musquées, c'est là qu'est le moteur du monde, la force naïve enrôlée sur la promesse d'un futur; l'un dans l'autre, on s'est trouvé la même voie, obéir pour s'oublier, l'inanité ou l'indécision pèsent le même poids sur la conscience, on ne s'en sort que par la dévotion aveugle. Leur cause n'est pas celle d'un progrès ou celle d'un projet politique, elle est celle d'une génération qui voit le monde sur écran depuis sa rizière infestée de moustiques. C'est en cela que le progrès est irréversible, si délétère soit-il, il happe tout sur son passage et invente chaque jour de nouveaux essentiels irréversibles: "Bon aujourd'hui le TGV consomme trop, vous irez à Paris en charrue... Ah oui, au fait, la lessive pollue, vous irez laver votre linge au puits avec du savon... Ecoutez, on ne peut pas vous aider à industrialiser votre pays parce que votre riz est moins cher comme ça... mais vous pouvez nous regarder le manger sur les TV qu'on vous vend, c'est bon?"

    Et la plupart des intellectuels qui sont écoutés, le sont parce qu'ils passent à la télé, les intègres qui défendent une égalité sont si peu écoutés que leur maigre salaire ne leur permet d'acheter qu'un riz d'import asiatique... Irréversible! Alors forcément, ça irrite. La balle qu'on va nous mettre dans le thorax est peut-être légitime, je la paierai presque de bon coeur au gouvernement chinois.


    La pluie, la jeep qui fait le kangourou, les rebelles silencieux, la tête dans un sac...

    L'avantage de ce trajet, c'est qu'il était inconfortable moins d'une minute après le départ, les heures sont passées sans plus de longueur. Et puis la jeep s'est arrêtée, on nous fait descendre sur les cailloux.

    - On va dormir ici, on ira au QG demain.

    Un type m'attache les mains dans le dos et me tire par le bras. Une porte couine, il dit "avance" et une fois à l'intérieur me jette sur une paillasse. Un bruit similaire juste à côté, le moine est dans la même pièce. La respiration à l'intérieur de ce sac est difficile, impossible de fermer l'oeil.

    D'un coup, la porte s'ouvre avec fracas, la même voix dit "allez, on y va", s'approche et me dégonde le bras jusqu'à la stature bipède. Un grand coup de crosse dans le dos et nous sommes dehors. Il pleut.

    Après quelques pas, la portière de la jeep ne s'est toujours pas ouverte.

    - Mmmm...

    C'est vrai, je suis bailloné. Mais il ne devait y avoir qu'une seule chose à dire, il répond:

    - On y va à pied.

    Et on y est allé dans les bruits de la jungle effervescente... Nos pauvres corps d'occidentaux sous tutelle ne savent plus faire grand chose mais à vue d'horloge interne, je dirais qu'on a marché toute la journée dans la montagne.


    La pluie s'est arrêtée. On nous enlève nos cagoules et il fait toujours aussi noir. On nous fait asseoir sur des tas de paille à même le sol et une lumière s'allume au plafond. Les mouches Bön tournent autour de l'ampoule donnant l'exemple aux guérilleros qui entrent les uns après les autres dans la pièce et prennent place en cercle concentriques. Les quelques lumens de l'ampoule se noient avant d'avoir frappé les murs mais au nombre de porte-fusil qui entrent, ils doivent être assez loin, ce doit être un genre de grange. Dans le genre tribunal militaire, c'est réussi. Le filament ocre éclaire juste assez les visages pour les laisser deviner derrière leurs ombres menaçantes.

    Ils peuvent commencer, ils auraient même pu nous fusiller hier, mon silencieux compagnon ne dira rien, même s'il comprend les questions et pour ma part, je ne sais dire "flasque" ni en népalais, ni en anglais... autant dire que sans cette clef de voûte, mon explication ne tiendra jamais la route, en plus je me sens d'humeur taquine, la fatigue, tout ça...

    - CAMARADES, nous avons reçu l'ordre de questionner ces deux enemis du peuple et de les exécuter. Nous sommes prêts du but et ces deux-là vont servir d'exemple. La volonté du peuple sera satisfaite et bientôt notre gouvernement siègera au Kaiser Mahal pour le bien du Népal. Bientôt nous pourrons nous défaire de l'emprise indienne et renforcer les liens ancestraux qui nous unissent à nos vrais protecteurs!


    Pas mal ficelé, son discours, du suspens, de la joie, une prophétie... Qu'est-ce qu'il attend pour chanter l'Interna...

    - Camarades, c'est la lutte finale!

    Levons-nous et demain,

    Le Kaiser Mahal

    Sera entre nos mains...


    L'hymne américain au garde-à-vous est tout aussi pathétique pourtant ces voix à demi-muées ont quelque chose de touchant (au fait, le Kaiser Mahal, c'est le palais du roi, à Katmandu). Ils croient en quelque chose! Ils réclament plus d'école, plus d'industries. C'est beau! Même si le résultat ce sera des jeunes cultivés au chômage dans un pays qui manque de main d'oeuvre agricole et une pollution ingérable qui va souiller le pays en moins de vingt ans. Je le sais, j'en viens... Quand on est devant sur une mauvaise voie, peut-on parler d'une «avance»?


    Les plus fervents qui s'étaient levés se rassirent. Le "meneur" fait descendre le baillon sur le menton avec le canon de son fusil et démarre son interrogatoire-spectacle:

    - Alors, ennemis du peuple, quels sont vos projets pour nuire à l'égalité des citoyens?

    - ...

    - Votre silence prouve votre honte! Devant cette assemblée enfin vous sentez-vous coupable?

    - ...

    - Peut-être pouvez-vous avouer l'innomable? Alors?

    Ca vire inquisition, je ne sais toujours pas quoi dire. Culot, on verra bien...

    - Tire Ducon, qu'on en finisse!

    - Vous êtes pressés de mourir, on dirait!

    - Tu fais le malin avec ton fusil, "je crains degain, je vous prends tous ici, un par un"!

    - Vous avez tous deux trahi votre patrie. Comme vous n'avez pas l'air de vous en rendre compte, nous vous laissons la nuit pour y réfléchir, vous serez exécutés demain à l'aube.


    Mention spéciale "comme dans du beurre". Trop de films donc... Enfin, ça ne fait que repousser le problème. On est maintenant enfermés dans une chambre sombre, baillonnés et ligotés, pour changer, sur le sol en terre qui grouille de fourmis; la corde est usée mais les noeuds sans mous. Autour de la cahute, on entend tituber les rebelles de plus en plus "rakshi" et une fumée de cuisine, qui, bien qu'elle soit alléchante, commence à nous étouffer. Si tout continue comme ça, ils vont même économiser deux balles. Sur l'avis de décès, il y aura "asphyxie aux vapeurs de Dhal Bat". La paille coupe très peu et mon canif est resté sur la table de chevet quelque part il y a deux jours. "Est-ce que vous avez une dernière volonté? Ben, en fait, j'aimerais bien trois jours d'avance, ok? Non." Si j'avais été fakir, les cordes se seraient détachées d'elles-mêmes.


    L'entrée n'est pas un must en matière d'étanchéité, la pluie commence à s'infiltrer sous la porte. Non, pour être exact, elle COULE sous la porte, accompagnée de petites sangsues. C'est tout ce qu'il manquait!

    A la moindre goutte d'eau, elles ont vingt heures d'endurance avant de sécher et la seule odeur qu'elles connaissent, c'est celle du sang, rien ne peut les en distraire hormis une braise incandescente. J'échange toutes les situations que j'ai évitées sans le savoir contre une idée pour éviter celle-là. On va se faire siffler comme des rhums planteurs pendant toute la nuit. Et si nos amies n'ont plus soif, l'eau, la fumée, les balles, les machettes finiront le boulot.

    Allez!

    Une idée, bon sang... façon de parler.

    Une IDEE!

    Eureka! Si les cordes n'ont pas de mou, il faut réduire le diamètre des poignets et pour une fois, ces putains de larves-vampires vont servir à quelque chose, en y laissant des plumes.

    Etant donnée la façon dont on se tortille à cause des liens, elles vont nous prendre pour des aînées. "Venez, mes chères petites sangsues, sautez sur papa, pompez-lui le sang des poignets!"

    Une fois "récoltées", le simili-garrot formé par la corde les dirige naturellement du bon côté de la main, sur les veines généreuses. Bientôt, mes avant-bras et mes mains sont saturées de ces ventouses qui pompent mes globules fatigués.

    Près de trois heures durant, je les ai regardées me vider pour devenir de petits étrons juteux et puis enfin, mes poignets ont pu bouger, un peu, un zeste, mais suffisament pour envisager d'avoir mal. A bout de force, j'ai tiré mes mains de ces menottes végétales, serrant les dents pour contenir la douleur de la peau qui se déchirait tout doucement. Le plus douloureux était la première déchirure, de peau déjà rougie, ensuite, la corde a commençé à glisser sur les sangsues qui huilaient le passage de la corde en éjaculant mon sang par l'orifice buccal.

    A la fin de ce supplice, les mâchoires encastrées l'une dans l'autre, les articulations de la main exhibaient à vif le début des gaines tendineuses; quelques sangsues ont survécu à l'essorage et se remettent déjà à table.

    Un frisson de dégoût frénétique me fait arracher toutes ces saloperies invulnérables, retenant une envie de hurler, de partir en courant.

    Pas le temps de s'apesantir, mes mains sont libres, un peu de courage, mes pieds et le moine le seront aussi...


    Au dehors, il n'y a plus aucun bruit. Un coup de pied correctement placé emporte un pan de mur humide suffisamment grand pour se glisser dehors. Curieusement, le moine n'a pas l'air plus mou que d'habitude. Tout le monde est ivre-mort et ronfle à s'en écorcher le palais. Les contorsions arrachent encore quelques mottes de terre du mur, histoire de nous saloper encore un peu plus. Une fois sûr que personne ne peut nous voir, je fais signe au moine de sortir: rouge d'effort et nimbé des vapeurs qui s'échappent un peu par le trou, on le croirait sorti d'un tandoor!


    Le choix est vite fait, il n'y a qu'un seul chemin qu'il nous faut arpenter le plus longtemps possible avant qu'ils ne découvrent notre évasion. La nuit est sombre, encore voilée des lourds nuages de pluie. Le petit sentier s'enfonce dans la nuit, boueux, caillouteux, et la fatigue nous fait trébucher à chaque pas... ce sera un miracle si l'on s'en sort. Quelques hameaux endormis jalonnent le sentier et après un temps qui semble un éternité, les premières lueurs éclairent les rizières en escalier.


    Il fait gris, mais le soleil est vraiment le bienvenu.


    * Avec la mousson abondante, les plaies ne cicatrisent pas, mais plus il pleuvra, moins il y aura de témoins de notre passage.



    Deuxième jour


    Les douleurs s'épanouissent. Le pus se développe. On ne sait pas vraiment où on va, mais il faut y aller, pendant des heures, fuir ces fanatiques pour emmener un colis je ne sais où, à cause de je ne sais plus quelle cause louable pour quelqu'un quelque part qui trouve un intérêt dans ce bordel!

    Au moyen-âge, la médecine c'était pas ça: après tout ce qu'elles ont pompé ces salopes, je devrais péter la forme, et ben non! Et puis pas moyen de cicatriser, entre la mousson, les frottements et les anticoagulants des sangsues, ça pisse le sang de partout...



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    Troisième jour, arrivée à Manang


    La nuit s'enfuit avec son lot de complications et de moustiques mais nous laissait désormais à découvert, bientôt les paysans sortiront couper les tiges dans les rizières ou promener leur bétail. A cette heure matinale, deux hommes dépareillés qui continuent à marcher vont forcément attirer l'attention. Il nous faut marcher sous la pluie le plus souvent possible, passer comme des ombres devant les perrons fermés, mettre le plus de distance possible entre eux et nous avant de nous écrouler dans une chambre. La jungle est trop incertaine pour un sommeil réparateur et comme si ça ne suffisait pas, les moustiques adorent la pluie et mon sang occidental. Ils ne se laissent pas berner par la chirurgie ces malins-là!

    Après son heure de gloire, le soleil s'efface derrière une mousson qui s'affirme de plus en plus. En à peine une demi-heure, des trombes d'eau s'abattent sur les montagnes faisant des chemins de véritables rivières. Nos pas glissent sur les pierres érodées, nos plaies s'imbibent et se couvrent d'un pus spongieux jaune. Nous avançons aussi prudemment que peut se le permettre le gibier.

    Le chemin se sépare en deux. Un écritau indique "CHAME, voie du sommet 3h30, voie à flanc de montagne, 3h". Lever les pieds devient de plus en plus difficile mais le flanc paraît trop indiqué, ils nous rattraperont forcément. Par les hauteurs, on croisera sûrement moins d'habitants et peut-être qu'ils nous dépasseront. Au premier pas sur la "marche d'escalier" qui s'engage dans la jungle, mes jambes soupirent. Depuis son perchoir sylvain, un singe hilare ricane de nos efforts ridicules, et c'est de trop.

    En montant un peu, la pluie s'arrête, pas l'escalier. Malgré nos lenteurs, nous rattrapons une procession de phédis, jambes et pieds noueux, crevassés, les veines saillantes et la peau tannée. Chacun de leurs pas est pesé, comme un équilibre, alors qu'ils charrient des centaines de kilos sur le dos. J'ai presque honte de pleurnicher pour mes trois égratignures alors que je ne porte que mon propre poids, qui est de plus en chute libre depuis quelques jours.


    Nous arrivons au bout de la forêt étouffante. L'humidité et le carbone de la photosynthèse aident l'altitude à nous faire suffoquer. L'acide lactique brûle mes jambes, j'ai soif! Le moine lui aussi semble peiné, même si sa philosophie lui donne l'air plus digne que moi. Il doit comprendre ce qui se passe.

    Quelque chose a changé, un cirque ponctué de cascade entoure ce plateau lumineux, les visages sont plus burinés, plus travaillés encore. Un petit village de chalets jalonne le sentier boueux. Au milieu de nulle part, les gens sont simplement gentils, entre deux villes, ils sont parfois un peu bétas. Les premiers sont des pionniers, les autres perdus dans leur genre hybride... Aux saluts franchements lancés depuis les cahutes, on se sent au milieu de nulle part, bienvenus dans leur "désert", mais le temps nous est compté.


    Le sentier se poursuit dans une forêt alpine à deux mille kilomètres des plages de Hong Kong.

    Pour ce qui est de l'intuition, tout n'est pas formidable: le chemin est entre déblaiement et aménagement et chaque centaine de mètre est arpentée par une quinzaine de bonshommes qui piochent, bèchent, remblaient ou évacuent la terre dans le précipice qui longe désormais le chemin. Ce sera peut-être un millier de sourires, mais un millier de témoins si les autres passent par là... Pfff, qu'est-ce que ça peut faire, finalement, il n'y a qu'une seule route et on est dans un tel état qu'ils nous rattraperont tôt ou tard... Etre maussades ne sauvera pas notre cause, autant sourire avant de crever.


    L'odeur aigre-douce des pins fraichement coupés est plutôt stimulante, parfois mélangée au parfum de la terre humide d'un chablis. Des genre de lemmings traversent paniqués depuis une niche en contrebas et se retrouvent longeant les bords un peu pentus du chemin, s'aplatissant le plus possible. Sous le soleil de montagne, les "forçats" qui inlassablement réparent cette "route" que chaque mousson détruit pour pouvoir garder un lien avec la civilisation. Des convois de chevaux nous croisent ou nous dépassent sur les parties efondrées larges comme deux sabots, ou viennent de sentes qui plongent dans la rivière cent pieds au dessous.


    Tous les petits signes, les saluts à la cantonnade ou les travailleurs méfiants qu'un "namaste" fait sourire parce que quelqu'un qui dit bonjour ne peut pas être méchant!


    * Premiers symboles communistes sur les ponts, ils vont nous prendre à revers! Et puis il y a un check-point à Chame...

    * Le monde est trop complexe pour qu'on y comprenne quelque chose, même dans les plus hautes sphères, personne n'y comprend rien alors d'ici... Il ne marche pas vraiment vite le pieux molasson. Je ne sais même pas comment il s'appelle... Enfin, maintenant que je suis plongé jusqu'au cou dans les choses à faire, il n'y a aucune raison de s'arrêter, et ce pour une raison simple: c'est mes fesses que je sauve, pas celles d'un général à Langley ou Washington, d'un octogénaire à Melun ou d'un ecclésiastique bouddhiste orange, les miennes! Et si on continue à ce train-là, ce sera très vite deux pommes de muscles bien fermes...


    Quelques questions, toujours indiscrètes quand on est en fuite, auxquelles des demi-réponses suffisent. Pour ne pas s'arrêter bavarder un peu, il faut faire combattre un souvenir de danger contre ce présent joyeux mais un simple regard sur mes poignets me fait accélérer la cadence.


    Après sept heures de marche, la terre est plus rude. Les villages de pierre et de bois s'offrent après un corridor de moulin à prière. Plus loin, où va le chemin, les nuages épais avalent peu à peu les montagnes. Un halte s'impose.


    Nos vêtements ne sècheront jamais. Un papillon bleu brillant qu'on voit nettement sur le sol gris-caillou sent le danger imminent, il ferme ses ailes et ô miracle du darwinisme, il est jaune, toujours aussi voyant.


    Dans un village, un petit garçon s'apprête à porter deux poules dans une cage d'osier. Il semble freiner son allure pour nous attendre et commence à parler, de tout et de rien, content de ne pas faire le trajet seul. Anil, le petit garçon poules-porteur, continue son gentil baratin et rentre dans une maison de Chame au milieu d'une phrase.

     

    A Pisang, le climat devient plus sec, presque méditérranéen, voilà trois heures que nous avons dépassé Chame sans nouvelles toujours de nos poursuivants. Bon ou mauvais signe, on ne le saura qu'une fois capturés... La pluie s'est arrêtée plus bas...

    Sur un panneau de Chame, une carte grossière indiquait la direction de Manang. Nous ne sommes pas sur la route qui part de Ghorepani, le QG connu des rebelles! Si la carte est à peu près juste et nos pas réguliers, nous sommes apparemment partis de Dharapani ce matin. On arrivera forcément au même endroit, mais de ce côté de l'Annapurna, la route est beaucoup plus longue et pour atteindre le Mustang, il nous faudra passer un col quoi qu'il arrive. La toge du moine et mon T-shirt vont devoir vraiment tout donner, à cinq mille, je ne sais pas s'il fera aussi doux qu'ici...

     

    Encore une heure dans les forêts de pins sous un soleil vif, une colline s'interpose et on aperçoit une vaste plaine sur laquelle brille un rectangle d'asphalte. Il y a deux ou trois aéroports disséminés sur le tour des Annapurnas, celui de Jomsom aurait pu être un moyen de rejoindre le monastère...

    Il y a forcément un chek-point à côté de l'aéroport mais je commence à comprendre la philosophie des militaires népalais, avec un peu d'aplomb et un petit coup de bluff, on pourra passer les contrôles avec des encouragements.La vue est trompeuse, près d'une heure est encore nécessaire pour atteindre la bourgade "jouxtant" l'aéroport.


    La plaine s'étend à perte de vue, clairsemée de champs de fleurs du rose le plus insolite.

    Comme prévu, un bunker plombe le bas-côté, les pares-balles recouvrent les vestes de treillis bleues. Toujours cet air désoeuvré...

    - Namaste

    - Namaste!

    - Check-point, where going?

    - Chame. Vous avez besoin qu'on signe quelque chose?

    - Chaïna, jahnchaü, tara kaha jahne?

    - Manang. Kati gantha cha?

    - Doui, adha doui. Namaste.


    Ca fait dix heures qu'on marche! Il nous reste forcément un peu d'énergie quelque part pour deux heures de plus. Il commence à faire froid dans cette ambiance road movie sur fond de montagnes pelées, le soleil couchant éblouissant. Nos éperons trainent sur le chemin rocailleux et nous sommes assoifés.

    Mon royaume pour un cheval mongol...si j'arrive à faire croire que ça vaut le coup au propriétaire du cheval... Il y en a une cinquantaine ici, près de Bhraka, pour une concours de cavaliers. C'est à celui qui ira le plus vite en faisait le plus de poussière.


    Quand on s'arrête enfin arrivés à Manang dans les dégradés telluriques de rocs et les champs de fleurs, le corps à presque du mal à rester immobile. Marcher, c'est tomber. Marcher, c'est réagir à cette chute, une constante perte d'équilibre et après douze heures de marche dans les montagnes, l'arrêt procure une sensation de manque! A raison de quatre kilomètres par heure, avec des pas de soixante-dix centimètres, je suis tombé 5715 fois par heure pendant douze heure soit 68580 fois depuis ce matin. Il n'y a que les jambes qui puissent faire 70 000 fois la même chose dans la journée. Si les autres ont marché six heures, depuis l'heure de leur réveil, on a 35 000 pas d'avance. Le petit hôtel, le seul que nous ayons trouvé ouvert étant donné la morte saison, est vide. En quelque sorte, c'est une chance d'être sur un parcours qui sert de divertissement aux trekkers du monde entier, de temps à autres, on trouve une chambre ou un bol de riz à se mettre sous la dent. Si les produits emballés souffrent de cette pénurie de touristes, la cuisine est on-ne-peut-plus fraîche: l'oeuf est enlevé précipitamment de l'anus maternel et la pomme de terre est ramassée sur demande dans le champs. J'ai attendu d'être poursuivi par les portes-flingues de tous les genres pour manger un aussi bon repas!

    Je suis épuisé mais il faut organiser la suite des évènements.

    Pour l'instant, la priorité serait d'acheter une carte, il doit y en avoir une quelque part, même sur un vieux parchemin, elle fera l'affaire.

    Normalement, il reste encore quelques possibilités d'itinéraire. Même aiguillés par les gens qui nous ont vu, les maoïstes ne peuvent être sûrs de notre destination. Le col du Thorong est le plus passant, ce ne serait qu'une course contre la montre de plus, trop risquée. Le meilleur chemin pour se débarrasser d'eux une bonne fois pour toutes, c'est par le Mesokanto-La. Selon la carte, il n'y a qu'un seul village, Khangsar et les voies sont en pointillés; en y passant très tôt, on disparaît de la circulation...

    Si on peut seulement prendre un peu d'avance en n'ayant été aperçus nulle part, ce ne sera pas du luxe, et si nos corps fourbus veulent bien redémarrer demain matin, départ à l'aube.


    Quand on pousse son corps à ce point dans un sens, on donne à l'esprit un élan dont il ne se sépare pas si facilement, une fois les réserves totalement vidées. J'aurais voulu dormir "dans" ce lit d'un sommeil réparateur mais sa dureté m'en a tenu longtemps à l'écart et quand enfin, la locomotive réussit à s'arrêter, c'est "sur" le lit qu'on entame une mauvaise nuit, une nuit fraîche et humide à 3500 mètres -de trop- au-dessus des plages. Les épaules se tournent et se retournent sans cesse jusqu'au petit matin agité par les grognements des derniers soiffards et les hénissement des chevaux. Le moine, lui, s'est allongé et n'a bougé que le lendemain matin pour se mettre debout, difficilement, d'ailleurs, mais sans broncher. Les cuisses courbaturées transmettent tant bien que mal la douleur des mollets. Si ça se trouve, nos rebelles sont restés à Dharapani et nous allons mourir d'épuisement par "simple" précaution!



    Quatrième jour, Tilicho Lake


    Je déteste les libellules et c'est le seul sentiment qui m'empêche de m'évanouir. Il n'y a pas de libellules...

    Je ne sais plus ce qui me brûle la cervelle, la fièvre ou l'insolation, mais je suis dans une chambre de terre et de bois, de retour à Manang. Avant-hier encore, nous avions de l'avance sur nos ados armés, deux jours pour être exact. Se rendre serait peut-être moins éprouvant, il n'y a qu'un pas à faire. Ces deux jours, je voudrais les laver, en faire partir la sueur avant qu'elle ne s'incruste dans mon âme, la faire couler dans les syphons; mais dans cet endroit bizarre, il n'y a pa d'eau et la température avoisine le négligeable. La première fois à Manang, le petit morceau de savon m'avait sauté des mains comme un poisson sauvage pour retrouver sa liberté dans les canalisations sommaires des toilettes.

    A cinq heures, avant-hier, nous avons pris la route du lac le plus haut du monde qui mène au col du Mesokanto. La carte indiquait bel et bien un chemin qui arrivait à Jomsom. De là, nous serions montés à Kagbeni et aujourd'hui, nous serions à Sauar, à quatre jours de marche du monastère de Dhakmar. Nous sommes partis à l'aube, comme prévu, mais le ventre vide.

    Après un de ces ponts de câbles, il a fallu près d'une heure et demie en pente douce pour rejoindre le petit village "tibétain" de Khangsar en traversant à tâtons une plaque épaisse de brume-pluie. Les dernières fumées des feux de nuit s'échappaient des cheminées, le village dormait encore. Loin de tout véhicule et de toute vie citadine quand on ne connaît qu'elle, on se sent parfois un peu perdu. Avant celà, je ne concevais pas qu'un village soit à "deux jours de marche", mon esprit est quadrillé par la route depuis l'enfance. Ici, on monte à cheval, on grimpe dans la grange par une échelle sculptée à même le tronc d'un arbre rapporté à dos d'âne d'une altitude qui accepte les forêts. Maintenant, il n'y a plus rien que la brume et l'herbe pelée. A l'usure des choses, on peut penser que plusieurs générations partagent les mêmes rituels et les mêmes gestuelles sans rien y changer. Ici, comme il n'y a aucune lumière, sortir avant le jour n'est d'aucune utilité. La vie est si simple et digne qu'on se sent faible, faible de faire ses courses dans un supermarché et de toute la vie médiocre et facile de nos continents cupides. Ici, on se sent libre. Pas de paperasse, pas de "missions", pas d'assurances, d'embouteillages et de navets télévisés. Mais toute cette liberté, cet isolement, est effrayante. Je crois que peu à peu, nous avons perdu la confiance en l'existence, qu'il nous faut sans arrêt des preuves que quelque chose de nous restera dans l'histoire et que l'humanité brasse son potentiel autour de nous. Ici, il n'y a que le silence des montagnes, et rien, l'éphémère de la vie humaine face à la constance des éléments, une vie pour elle-même.


    Des champs d'inflorescences roses aux murets de pierre, de quelques rivières qui viennent des sommets, les heures s'écoulent. Nous dépassons la couche de brume, les arbres déjà épars et les champs se font plus rares, remplacés par des taillis de buissons et d'herbe robuste. L'air aussi vient à manquer. Le repas et le dernier sommeil sont loin derrière, chaque étape semble être de plus en plus intemporelle.


    Un pont de bois enjambe une autre de ces sources violentes qui descend des sommets. Elle cheminne le long d'une pente radicale de pierres effritées, coupantes, de paille et de graviers mouillés prêts à glisser dans le vide -si on admet que 100 mètres de chute constituent déjà une forme de vide. La carte fait sans cesse grandir l'espoir de trouver quelque part mais le corps ne suit plus. Les herbes parsemées de fleurs oranges et bleues magnifiques s'abandonnent à la montagne glissante, pure, sans rien d'autre que les miettes qu'elle déverse à 60 pour-cent. Le chemin est au milieu : une simple rupture de cette sablière instable. chaque pas emporte un peu plus de terrain vers la rivière en contre-bas. Toute notre attentionaffaiblie n'est pas de trop pour rester debouts, et vivants. Le fil praticable s'amenuise, monte ou plonge pour contourner un énorme roc solidement encastré dans le gravier, et puis plus rien... Ces kilomètres de flanc suffisent à brûler nos dernières forces quand au milieu d'une cuvette, lacérée de torrents et de rocs brisés, une maison apparaît! Le camp de base qui monte au lac, apparemment. LA brume se lève un peu sur la neige des sommets. Loin au fond du panorama, derrière le camp, une ligne droite tranche la dernière montagne qui ne soit pas recouverte de glace.


    Des vaches nomades broutent ces derniers champs d'herbe presque à la verticale et une fontaine donne un peu d'eau claire. La maison est vide. Plus que quelques heures de marche jusqu'au Tilicho Lake et de là quelque-unes encore jusqu'au col du Mesokanto, il ne restera plus qu'à descendre jusqu'à Jomsom, si c'est encore possible. La journée est déjà bien avancée et il fait de plus en plus frais. La vision des glaciers embrumés n'est pas faite pour nous encourager.

    Toutes ces heures écoulées n'ont servi que de mi-chemin et la faim me tiraille à un point assez critique. Les pas deviennent des efforts de plus en plus impossibles, tirant dans les réserves d'ATC du cerveau, je dois perdre un an de souvenir tous les dix mètres. Chaque minute, je dois m'arrêter, reprendre mon souffle sans en avoir l'impression.


    Ce matin, mon front était chaud, peut-être de la fièvre, mais je n'y avais pas fait attention. Les dernières pâquerettes sont offertes par la nature, la seule chose qu'elle offre encore, et j'ai trop faim. J'ai peur de perdre ma mission de vue tant ma propre vie ne tient qu'à un fil. Ecroulé face à la masse de glace brute gigantesque qui remplit toute la panoramique, je me souviens de la finesse de nos vêtements, et puis le vent soufflote, s'annonce, froid. C'est trop dur.

    Allongé à même le sentier caillouteux pour tenter de reprendre un peu de forces, je le sens me survoler, me narguer de ses bourrasques trop froides. En restant immobile, les rayons de soleil qui percent encore les nuages réchauffent une mince couche d'air autour de la peau. Je pourrais m'oublier là, dans ce bien-être fragile, mais je dois continuer, nous devons continuer.


    Les arrêts sont de plus en plus fréquents, de plus en plus longs faisant de chaque nouveau départ un calvaire, une épreuve morbide et épuisante, caressée du souffle des glaciers.

    La neige aveuglante des pics se ternit, devient sombre, happée par une masse grise énorme. Désormais, les arrêts inévitables sont harcelés de goutte froides. Le sentier serpente de plus en plus oubliant toute horizontale... Il est découpé à coups de haches dans les cailloux et ne se termine pas, faisant de chaque nouvelle rupture de pente un garrot au courage...


    Et puis enfin, le plateau. Un plateau immense qui porte un lac d'eau glaciale, et toujours cette brume froide qui nous enveloppe et cache tout espoir. Il faut continuer à s'enfoncer dans cette mort lente sans rien en attendre. La banquise des glaciers s'effondre dans l'eau avec vacarme et il n'y a rien de plus angoissant... Le bruit tonitruand d'un pan de glace démesuré qui rompt ses attaches, un bourdonnement sourd, qui fait résonner non pas les tympans, mais les entrailles. Ensuite, le son familier d'un caillou dans l'eau et puis plus rien... Un lac qui se tait, sans même une ridule et des crêtes abruptes qui menacent. Le grincement lourd de la montagne, la vibration, ajoute à ce sentiment de peur. C'est un son qui vient de l'intérieur. Et puis la petite dune s'affaisse, plus rien ne nous protège. Le vent nous lacère de pluie froide presque gelée imprégnant les vêtements, s'infiltrant dans les chaussures et le cou. Et le sentier continue, encore.


    Cette plaine est fascinante, de nouveauté et de désolation, je ne vois toujours pas le but de notre marche. Une pente douce se rapproche de l'eau du lac. A peine plus haute que l'eau, une étendue clairsemée de rochers et de touffes vertes improbables. Les collines épatées nous font descendre sous la couche de brume et nous laissent distinguer la grandeur de cette prairie étrange. Au milieu, peut-être à quelques centaines de mètres, un roc et des silouhettes inidentifiables, peut-être un semblant de passage humain... Mais non content d'être impraticable, ce terrain accidenté est coupé par une petite rivière tentaculaire, qu'il est impossible d'éviter. Un pied, le deuxième, et je me rends compte que mes chaussures baillent de la semelle, buvant de longues gorgées d'une eau qui est bientôt proche de zéro. En sandales, le moine doit perdre un peu de son impassibilité.


    En fait, les silouhettes se précisent, il s'agit des restes d'un campement disloqué : des tôles en plastique et des pieds de tables rouillés. Le mince espoir d'y trouver quelques vêtements ou de la nourriture s'envole en une rafale glacée. Je ne sais plus quoi faire, la journée défile, interminable, il fait froid, nous sommes trempés, j'ai de la fièvre et j'ai faim. L'un comme l'autre, nos blessures et la fatigue nous ralentissent de plus en plus, il faut nous reposer, dormir, dormir... J'essaie de construire un abri, un obstacle pour contrer le vent mais les toles sont trop lourdes, trop vieilles. Dans une poche, il me reste une paire de chaussettes à moitié sèches, à court d'idée, elles serviront de moufles de fortune. Surtout, ne pas céder au désespoir, ne pas céder.


    Sur la berge, le chemin devient flou. Voilà bientôt dix heures que nous avons quitté le village et les dernières forces se manifestent enfin. Des avalanches de rocs emportent par endroit le chemin directement dans l'eau glacée. A deux cent mètres du vol d'un oiseau hypothétique, la route qui mène au col s'arrête à l'aplomb d'une falaise sans compromis et semble réapparaître au loin, de l'autre côté du lac, après la falaise friable. Des restes de route sont éparpillés sur la surface verticale ayant cédé à la pesanteur, et une avalanche gigantesque monte jusqu'au sommet, 500 mètres plus haut. Il y a parfois des choix difficiles. Si on se met à nager dans cette eau à deux doigts du givre, on est quasiment sûr de mourir à la première rafale, mais l'avalanche n'est pas très rassurante. Elle est faite de gros rocs tranchants et pointus, juste assez stables pour tenir en équilibre. Je dois être face aux pointillés de la carte...

    Ce sera probablement un suicide quelle que soit la voix choisie, mais personne ne m'aidera à décider.


    A mi-hauteur de la coulée de pierres, un animal à la queue blanche s'enfuit en faisant tomber quelques cailloux. La pente est abrupte, mais l'animal semble ne pas en être ralenti. Je suis si épuisé que la réalité me paraît de plus en plus nébuleuse, dans un élan de lyrisme, cet animal devient une sorte de messager, et j'entame l'ascension.

    Les rochers glissent, les chutes écorchent mes membres fatigués. La voie la plus "sûre" c'est un petit cours d'eau sportif qui stabilise un peu les pierres par du sable mouillé. Il pleut toujours autant et l'eau froide du cours d'eau s'infiltre de nouveau dans mes chaussures.

    Après dix minutes ou dix heures, le souvenir du moine ressurgit. Je me retourne alors et le vois, à peine une dizaine de mètres en dessous semblant attendre quelque chose. Incertain, désorienté, je lui fais signe de se mettre à l'abri sous un surplomb rocheux.

    La pente est de plus en plus sévère et la mousson de neige fondue s'accélère. Les surplombs qui semblaient être protecteurs sont autant de tremplins pour les éboulis qui se fracassent au sol en quelques secondes. Les graviers s'effondrent sous mes pas, il n'y a plus de prises stables. Je me rapproche d'une des parois qui guide la coulée de pierres et tente d'aggripper au mieux les bris saillants qui déchirent les restes de ma peau gorgée d'eau. Les éclats de roche friable s'agglutinent à mes plaies comme autant de mouches et cisaillent ce qui me reste de nerfs en un millier de points. Et puis ce moment arrive où mes forces m'abandonnent. Mes jambes ne peuvent plus que rester tétanisées d'épuisement, mes bras retenir une chute mortelle.


    Dans un ultime effort, je parviens à me glisser sous un rocher à l'abri de la pluie. Il va peut-être glisser d'une seconde à l'autre ou m'écraser sous son poids dans une perte d'équilibre. La nuit tombe dans trois heures, la crête n'est qu'un hypothétique espoir de fuite. Je ne sais plus quoi faire. J'ai sommeil, je voudrais dormir dans un bon lit et manger une assiette de riz blanc. Ou me jeter dans le vide pour ne plus avoir froid. La pensée de sauter et de rouler sur ces rochers est réconfortante, la mort doit être calme, appaisante comme l'âtre d'un feu de veillée.

    Arrêter de marcher fait disparaître les derniers degrés de mon corps et les spasmes d'hypothérmie s'ajoutent à la confusion. Je pense à ces jours qui passeront vite une fois démembré, à cette vie sans importance de paroles en l'air et d'actes inutiles. On me trouvera dans quelques mois, sans papiers, sans identité et méconnaissable, on me retrouvera comme j'ai vécu : anonyme et mort. Le quatorze août 2005, je vais crever pour rien, pour un autre... pour un autre... Un colis qui m'attend toujours...


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    Dans la confusion générale de mes divagations, j'arrive à entrevoir un point d'attache, un point lumineux qui voudrait dire quelque chose. Je ne suis pas arrivé jusqu'ici pour mourir d'inanité! Je n'ai plus rien à perdre que la possibilité de m'en sortir... Attendre la mort doit être pire que tout, la sentir me violer langoureusement sans broncher. Va te faire foutre, salope, tu veux m'avoir, rattrape-moi! Tant qu'il y a de la folie, il y a de la vie : de l'autre côté de l'avalanche, un peu en contrebas, il y a une grotte qui semble assez profonde. En sauts de cabris, je peux essayer de la rejoindre, pour trouver un peu de sécurité, un endroit sec.


    Mon étoile est là, depuis toujours, elle ouvre juste assez la voie pour que je m'y engouffre. Entre la pluie et le froid, la faim, ma tête si chaude, prête à éclater, elle était un peu submergée mais elle s'est occupée de la pluie, l'espace d'un instant, elle attendait seulement que j'en aie besoin.

    Les cailloux dégringolent, les quadriceps sont dissous par l'acide lactique mais j'atteins la grotte. Mais c'est un leurre, un trou, plus foncé que les autres, assez sombre pour créer l'illusion et je me retrouve face à la paroi friable qui depuis le début se sépare de blocs entiers dans le goulot de la coulée de pierres. Ca devrait être alarmant, mais non. D'ici la vue est splendide. Une lumière gris clair se diffuse à travers les nuages, qui enfin se taisent, illuminant les traits précis du glacier. Le lac turquoise se couvre de ridules sous les assauts du vent qui depuis cette hauteur lui donnent vie. Et ce vent artiste, je le vois sans le sentir, protégé par les deux falaises. La vie n'est jamais aussi belle que quand on a failli la perdre, et tout mon corps continue à vivre simplement pour être encore un peu ici.

    Ces entraînements idiots doivent bien servir à quelque chose, je dois avoir un bon sens de l'équilibre et quelques réflexes pour la descente des gravières. Avec deux ou trois paliers sur les rochers les plus gros, je devrais pouvoir redescendre. Il faut surtout accepter la glissade ou c'est la chute incontrôlée, s'offrir à la pesanteur pour se diriger. Accepter l'inévitable pour en tirer ce qu'on veut, tout est là.

    Je tiens encore debout! Au sortir du goulot d'étranglement, je reste un instants encore sur un promontoire de fortune à contempler la majesté de cette nature brutale et tranchante. Mais tout à coup, des bruits de roches qui s'entrechoquent me sortent de ces songes: les sauts d'un cabris de 85 kilos ne sauraient restéer sans conséquence... Courrir serait peine perdue...

    Avant d'avoir évité une avalanche de roches, on ne peut pas vraiment comprendre qu'une météorite de trois grammes puisse faire un cratère de quinze mètres de diamètre: le plus petit des caillousseaux peut provoquer une douleur étourdissante et lors de la danse tribale qui permet d'éviter les plus gros, les répétitions font défaut. Je crois n'avoir jamais été aussi instinctif de ma vie.

    C'est difficile à comprendre peut-être, mais quand on a frôlé la fin et regardé son vide en face, tout devient un jeu, l'impact sur ma cuisse est un point de bonus perdu. Un jeu prenant qui accapare toutes les attentions. Il faut aller le plus loin possible avec sa chance et quand la partie sera finie, tant pis. Pour le reste du monde, rien n'aura changé. Des pleurs ou des larmes pour les plus entourés, mais rien de plus qu'un détail dans la partie de ceux qui continuent. Je ne sais pas comment l'expliquer... Je suis exactement là où je dois être pour être à ma place. Ce jeu dangereux, stupide, perdu au milieu des glaciers, j'y suis à l'aise, c'est le jeu qui me donne envie de continuer, il utilise ce que je sais faire et me pousse au bout de moi-même sans aucune frontière, sans aucune preuve de modération à fournir. Ici, je peux laisser s'exprimer ma propre folie sans subir celle des autres.


    La "fin" de la descente se passe sans trop de problèmes. Un petit signe au spectre orange pour qu'il m'emboite le pas et nous voilà de retour sur ce sentier flou qui longe le lac. En marchant vite, le camp déserté pour les touristes n'est qu'à deux heures de marche, on peut y être avant la nuit.


    Encore ce campement sinistre au milieu de l'étendue accidentée. Une gorgée d'eau du lac et les jambes marchent à nouveau. De l'autre côté de l'étendue, au pied des montagnes de montagne, une meute d'animaux. Le dernier mot que j'ai appris en népalais, c'est "loup"... Dans un moment pareil, sur un espace totalement ouvert, la notion de meute et plus encore celle de "meute de loups" est celle dont on aimerait ne pas avoir besoin; "essaim d'abeilles" ou "nuage de sauterelles" auraient fait l'affaire, mais "meute de loups" provoque la même insécurité que "horde de visigoths".

    A mieux y regarder, leur démarche est un rien bondissante, lointaine, mais bondissante. Les loups marchent le dos parallèle au sol en prenant appui sur le sol avec leurs coussinets. Aucun carnivore n'a le cul qui s'envole en vitesse standard. Il y a quelque part sur cette planète, un documentaliste animalier que je voudrais embrasser sur la bouche pour tous ces détails. La meute de loups est bel et bien un troupeau de cervidés qui broutent les touffes d'herbe rase.


    Encore deux heures à longer ce lac immense, avec des points lumineux qui dansent devant les yeux et des points à l'estomac qui rytment la cadence. Au pouls rapide et hargneux qui martèle mes tympans, je repense à toutes ces bulles d'air prêtes à déclencher une rupture d'anévrisme; monter 3000 mètres en deux jours, le corps l'encaisse difficilement.


    Quatorze heures sans croiser personne. Cette solitude salvatrice aurait pu nous détruire.

    Qu'aurait-il fait si j'avais dormi sous le roc ou sauté? Il serait resté planté là sans rien dire à méditer quelque chose?

    Il y a un précepte bouddhiste qui me revient: "la vie est un chemin qui va", ça veut dire que chaque instant de l'existence est un but en soi, peu importe la valeur qu'"on aurait pu lui donner. Pour ce moine, "la vie est un chemin qui reste", la "présence est un caillou qui est"! Ou alors il pousse le respect de la personne jusqu'au don de lui-même, il ne me fera pas l'offense de me rappeler ma parole, au dépend de sa propre existence!?


    Vers dix-neuf heures, le bord du plateau apparait et la nuit tombe dans les reflets violacés du crépuscule sur le glacier. J'avais surestimé la vitesse de croisière, le camp de base est encore assez loin, au bout de cette pente interminable à monter. Mais au point où on en est, je pense qu'il ne faut pas être trop regardant sur la rentabilité des efforts.

    Arpenter ce chemin à l'envers n'est pas moins difficile, les muscles à bout n'amortissent plus les chocs qui se répercutent dans les genoux et la colonne. Pourtant, la nuit cache le précipice et la possibilité que le chemin s'affaisse, je commence à courir... Au cours de la descente, je replonge dans le nuage de brume glacée mais l'élan est donné, tout arrêt sera pour aujourd'hui définitif. Mes godasses foutues s'empiffrent de fleurs et de bouses, parfois d'un angle de rocher qui me fait trébucher, mais la chute est rattrapée par la course et les jambes se rattrappent. Je perds peu à peu le bruit des pas du moine, mais il n'y a qu'un chemin, je n'en peux plus.

    Les souvenirs du matin me guident dans l'obscurité. Une dernière ligne droite et le chemin se perdra de nouveau entre les montagnes pelées et les glaciers qui encerclent le camp de base. A tâtons auriculaires, je cherche le glouglou de la fontaine d'eau claire. Enfin...

    Le temps de franchir le petit muret et de monter l'escalier en bois, je suis face à une chambre ouverte. Par la fenêtre d'une autre chambre, j'ai pu voir quelques couvertures, pourtant, celle-ci est fermée et je ne peux me résoudre à en briser la porte. Les chambres sont offertes, cette bonté doit suffire. En empilant les vieux matelas en mousse sur un roulé de drap fourré à l'homme, on doit pouvoir se chauffer. Il y a un autre proverbe, tibétain celui-ci, qui dit que l'homme n'est pas fait pour le confort comme la chèvre n'est pas faite pour le plat; à vingt-et-une heure, après seize heures de marche harrassantes, affamé et nu, je suis enfin allongé pour de bon sur un sommier en planches, mais c'est ici, oui, c'est ici que le jeu continue. Un jeu sans enjeux. Deux heures de troubles encore, de rêves usant de randonnées pour purger l'esprit de son inertie et je plonge dans un coma de huit heures.


    Dodo, debout, retour.


    On arrive à la partie coup de poker de la cavalcade. On est à environ quatre heures de marche de Manang, il n'y a pas moyen d'y échapper. Il y a deux ou trois sentes qui la contournent pour rejoindre le Thorong-La mais ce ne sont jamais que différents passages dans les broussailles à découvert. Depuis le tertre sur lequel la ville est construite, on voit absolument tout. C'est de la pêche au filet, on l'installe au bas de la rivière et on attend que le poisson s'agglutine. Mais ce n'est pas comme si on avait le choix.


    Je ne sais pas ce qui est le plus épuisant, si c'est d'avoir faim, ou l'idée d'avoir faim, quoi qu'il en soit aucune des fleurs n'a l'air plus nourrissante que les pâquerettes, on va devoir se jeter dans les "filets" à jeun. Je crois n'avoir jamais été autant à jeun d'ailleurs, pour une prise de sang ce serait l'idéal, au premier camion de la croix rouge je m'arrête.


    Je repense à ces chemins impossibles que la pluie a dû emporter et qui doivent être plus instables encore. Jusqu'à Manang, il y a la Khangsar Khola, la rivière du glacier, et son talweg peut nous conduire sans détour à la prochaine étape, là au moins, personne ne s'attendra à nous voir. Elle est seulement quelques mètres sous le chemin. C'est presque écoeurant de devoir se jeter comme ça dans la gueule du loup après tout le mal qu'on s'est donné.


    Deuxième mauvaise idée de la journée: l'Annapurna n'est pas un glaçon sous une ampoule, c'est un glacier à portée inquiétante des ultra-violets, sa fonte n'engendre pas un filet d'eau qu'on peut suivre. Peut-être que je perds un peu les pédales, finalement. Les remous surpuissants arrachent les rives et creusent la montagne à une vitesse incroyable et la mousson n'attendrit pas vraiment son comportement. C'est fou comme une bonne nuit de sommeil permet de récupérer, je serais presque parti de bon coeur ce matin. Et ce moine infatigable! Il est arrivé quand? Je l'avais lâché en plein milieu de la nuit hier soir et ce matin, il était prêt à partir, assis devant le camp de base. Aujourd'hui, la vie est un chemin qui revient, j'espère que ça lui conviendra.


    Après quelques centaines de mètres, il n'y a plus aucun passage sur le bord de la rivière déchaînée et les blocs sur lesquels nous prenions appui pour avancer par grandes enjambées sont emportés par le courant. C'est triste à dire, mais il va falloir remonter sur le chemin précaire, celui qui coupe la gravière. Hier, l'esprit peinait avec l'effort, aujourd'hui, il encourage, ménage l'organisme éreinté. Il a dû se passer quelque chose, j'ai l'esprit clair, léger, pointé comme un rayon laser sur mon objectif; par contre tout le reste commence à être bizarrement aléatoire. L'objectif en l'occurence qui commence à changer toutes les dix minutes et le corps qui semble se phagocyter avec appétit.


    Une heure d'une difficulté qui devient répétitive, entre appuis qui s'emiettent et pauses asphyxiées. Comme prévu, la pluie a emporté une partie du sentier déjà mince mais a tassé le reste, au moins au début. Et quand la gravière prend toute son ampleur, du sommet de la montagne jusqu'à la rivière trois cents mètres plus bas, je ne sais plus tellement si j'ai envie de risquer la chute. Tout compte fait, je nous voyais mal dans les rapides mais maintenant qu'on se retrouve face aux graviers mouvants, la rivière semble plus calme. Et ce moine qui marche de plus en plus loin derrière, si taciturne même que personne ne l'a salué depuis longtemps. Partout son silence a troublé la vie et la simplicité. Quel besoin de l'escorter jusqu'aux confins du Mustang, nulle place n'est plus sûre qu'ici. Il pourrait méditer sans l'interruption de tous ces êtres vivants trop bruyants, se nourrir d'eau et de feuilles, parfaire son ascèse. Je me retournerais et il sera toujours sur son chemin qui va, économisant ses forces pour son équilibre intérieur sans se soucier des canons qui nous traquent. Ou peut-être est-il épuisé? Je lui retourne son respect, je ne vais pas m'immiscer dans son karma s'il n'en fait pas la demande.




    Cinquième jour, le jour est déjà levé. C'est la première fois depuis des jours que je me lève après lui. Depuis cette chambre en terre étrange de Manang, je me rends compte que ce retour a été proche de la folie furieuse, mais marqué d'une simplicité et d'une fraîcheur inconnues. En deux-temps-trente-trois-mouvements, j'ai couru dans la gravière pour rejoindre la Kangsar Khola, en risquant un roulé-boulé de deux cents mètres plus d'une fois, longé la rivière torrentielle jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de berges et puis tout naturellement, je me suis enfoncé dans l'eau glaciale jusqu'au genoux pour retrouver la berge opposée, jusqu'à ce qu'elle disparaisse à son tour. Seule la puissance du courant empêchait l'eau de geler. J'ai failli encore m'écorcher sur le fond de la rivière déséquilibré par le courant. Je tremble sans le savoir. Je dois remonter... Pas moyen, la gravière s'enfonce sous mes pas, je suis crevé, encore une heure, un corridor à 100 pour-cent reverdit, le sol est plus dur, et parsemé de crânes de chèvres, je m'en rend compte parce que ça craque sous mes pas. Mon corps a digéré toutes les saloperies accumulées au cours de vingt ans d'existence facile vus d'ici et mon esprit ne comprend plus rien que l'obstination. Je dois remonter parce que c'est ce qui m'occupe en ce moment et quand je serai sur le chemin, je devrais peut-être redescendre, ou aller dans une cafétéria. Je suis sans réfléchir les plans foireux de mon cerveau aussi vide et léger que ce ciel d'altitude. Et puis tout à coup, j'aperçois le moine quelque part au-dessus de moi, il est resté sur le chemin. C'est loin. Mon goulet de crânes rongés à blanc par les insectes débouche sur une pente herbeuse, il y a des fleurs oranges et des fleurs violettes et du thym odorant. Ou alors c'est mon nez qui commence à inventer des odeurs. La pente est traversée par une gorge, un petit torrent bruyant et dévastateur. Combien de fois j'ai glissé, manqué de me foutre dans le vide, juste accroché à une branche couverte d'épines, prenant appui sur une surface qui se délite, les vêtements de plus en plus déchirés, des éraflures plein les bras, les douleurs dans les jambes, les plaies à vif, recouvertes de sable et de pus, rattrapé de justesse sur une grosse racine alors que je perdais l'équilibre en rejoignant la gorge que le chemin enjambait d'un pont, et comme si rien ne devait manqué, il a fallu faire de l'escalade sur dix mètres de roche friable et glissante pour rejoindre le torrent de neige fondue et s'aggriper aux touffes d'herbes pour remonter de l'autre côté, en rampant dans une coulée de boue à 200 pour-cent parce que la roche de ce côté-ci ne supportait même pas mon poids. Et puis de nouveau les fleurs oranges, qui me montrent le chemin. Je me rattrape une dernière fois à ce petit rameau poisseux de sève infesté d'insectes et me voilà couché, au bout du bout du souffle, aspirant des bouffées d'air sans oxygène. Mais c'est là ou nulle part...


    Encore un effort, j'ai rejoint le chemin, les guenilles plus dépravées que jamais, la gorge sèche mais résolument vivant, les quelques heures qui nous restent à marcher n'y changeront pas grand chose, plus que 2000 pas d'une banalité outrancière sur des voies deux fois larges comme les pieds! Je remercie la montagne de tituber littéralement d'épuisement sans quoi la suite serait devenue ennuyeuse...


    Un peu avant d'arriver à Khangsar, vers midi, après cinq heures de zig-zags en trois dimensions, un bonbon mou au chocolat apparait par terre, emballé dans son papier étanche. Pourquoi, ça n'a pas d'importance, il est là c'est tout. Les yeux du colis n'expriment aucune convoitise, il est pour moi. Je le savoure en totalité pendant plusieurs minutes, dégustant chaque déglutition avec volupté...


    Quarante-cinq heures de vie dont vingt-et-une heure de marche après le dernier repas, mon estomac digère enfin un corps étranger, un rien, qui m'ensuque à moitié. Le soleil clignotte un peu entre les nuages et s'allume complétement. Les vêtements sèchent et le cervelet se met en effervescence. Deux heures plus tard, Manang apparaît. Ils apparaissent.

    Au fond du champs de vision, sur la route de Pisang, peut-être à une heure. Nous y entrerons en même temps par un côté différent. On doit les prendre de vitesse, se mettre à l'abri quelque part. Et dormir pour partir tôt demain matin en priant n'importe qui pour qu'ils ne nous trouvent pas. Baissés dans les champs de fleurs ou de maïs, on rallie le flanc ouest de la ville; de l'autre côté de la veine principale, les fermes sont bordéliques, elles seraient idéales pour se cacher mais un rapide coup d'oeil les dessine à l'entrée sud, 200 mètres plus loin, entre désinvolture et aggressivité. En suivant la ruelle parallèle, je trouve l'entrée arrière d'une maison apparement déserte. Une échelle branlante monte à l'étage et donne sur une pièce aux murs de terre, plus spartiate encore qu'une pièce vide. Un morceau de verre sert de fenêtre coincé entre deux panneaux en bois. Ni ampoule, ni meubles. Un simple duvet effiloché traine en boule derrière la porte grinçante.


    Tous les deux assis sur cette vieille couette à attendre d'être cueillis, les quelques événements interprétables me reviennent en tête: en trois jours, nous avons pris deux jours d'avance! Ils ont l'air en meilleur état que nous mais leurs traits sont tirés. Je l'avais presque oublié mais ces gamins avec des flingues qui nous pourchassent sont des rebelles et leur partie est bien aussi délicate que la nôtre. Tous les cheks-points, plus ou moins inoffensifs pour nous sont autant de combats en puissance pour eux et les militaires qui nous ont salués parfois le long du chemin patrouillent à leur recherche. Un peu avant Pisang, tout devient plat et la visibilité est plus que bonne, il leur aura fallu des détours de plusieurs kilomètres dans les montagnes pour arriver jusqu'ici sans être repérés. Messieurs, malgré tout ce qui nous oppose, je vous tire mon chapeau, même si vous n'êtes quand même pas aussi rebelles que les jeunes d'Europe qui EUX écoutent du Metal en buvant des bières avec l'argent de leurs parents... CA c'est rebelle!


    Il leur aura fallu 3 jours pour venir de Dharapani, soit quinze bornes par jour. Il n'y a plus aucun contrôle jusqu'à Jomsom apparement et les quelques villages jusqu'à Muktinath ne sont que des auberges à moitié ouvertes. Si on arrive à passer la nuit, il nous faudra passer le col du Thorong dans la journée sans quoi, ils nous rattraperont forcément. Il y a trente kilomètres jusqu'à Muktinath, mais ce qui est inquiétant, ce sont les deux mille mètres de dénivelé entre Manang et le col. Dans nos états, le métabolisme va prendre une sacrée dérouillée. Pour rester en vie, il va falloir marcher plus vite que les bulles qui vont se former dans la cervelle.


    Une siscion étrange s'est produite, pendant que le corps grelotte pour maintenir sa température, l'esprit est plaqué sur un oreiller imaginaire totalement immobile, lesté. Toute la nuit, épuisés aussi, les rebelles mettent les auberges sens dessus-dessous et fouillent quelques fermes. Un climax de vigilance endormie lorsqu'ils forcent la porte, mais l'endroit doit avoir l'air plus délabré encore de l'intérieur, ils en sortent deux minutes plus tard après un sarcasme sans pousser plus avant. Une fois sûr qu'ils sont loin, je décide de descendre à l'échelle, forcer la "porte-fenêtre" de la pièce principale et trouver de quoi manger. Je m'en serais passé mais pour entrer dans le salon depuis la chambre, il faut passer dehors! L'endroit semble habité mais désert pour l'instant, il y a quelques denrées étranges sur des étagères délabrées... Les ados ont raison, c'est un vrai capharnaüm. Après un repas frugal d'herbe amère et de riz froid, le colis s'allonge à nouveau et j'essaie de trouver le sommeil.


    Le vent filtre à travers les planches, etc. Mais ça ne veut rien dire. Le "vent", ça ne veut rien dire, il y a tellement de différences entre les souffles d'air que ça ne représente rien. Il ya tellement de façons d'avoir froid, quand ce n'est plus un problème, mais une caractéristique, que ça ne veut plus rien dire. Il fait froid, humide, etc. J'ai trop peu de vocabulaire pour comprendre cette subtilité autrement qu'avec mes sens, et puis j'ai somm...


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