• Arshet Pletan *

     

    15.


    Le ferry file à vive allure vers l'île de Lama. Zédung est dans l'annuaire, il habite dans un petit village au sud-est de l'île. Le ferry aborde. C'est calme, après une rangée de restaurants déserts, il n'y a plus rien et il faut marcher sur le sentier de quelques kilomètres qui traverses les collines.

    Très vite, je suis submergé par la chaleur. Il y a un je-ne-sais-quoi de tropical sur cette île qui contraste méchamment avec son homologue habitable. Sur HK, il n'y a rien, pas un moustique, pas un insecte, rien que les flux financiers palpables et les ondes informatiques. Lama permet de classer l'archipel dans la moyenne des faunes tropicales: ça grouille, des fourmis aux papillons, des guêpes aux scarabées, des scolopendres, des chenilles, des oiseaux, des rats, tout. Et en particulier quelque chose qui tue d'emblée toute velléité d'établissement sur cette pile paradisiaque, des araignées. De couleurs vives, jaune de Damas et noir d'ébène, très brillantes parce qu'imberbes, lisses. Ce qui préoccupe, c'est leur taille..., et aussi leurs toiles, au milieu du chemin aussi bien tissée que les plus solides pull-overs. Les pattes de devant levées en position de combat. J'ai moi aussi de très belle position de combat mais ma morsure est moins fatale, j'en ai bien peur.

    Il faut plusieurs centaines de mètres avant de s'habituer à leur présence sinon inoffensive pour l'instant immobile.

    La forêt ne dépasse pas une certaine altitude, laissant place au soleil pour sa pleine expression et le chemin continue. Calvitie forestière rime avec insolation. Drôle d'endroit pour un laboratoire de chirurgie, vu le taux d'humidité, il doit y avoir un taux élevé de morts par infection.

    Le village est à quelques mètres au bord de l'océan. Le chemin replonge alors dans les nids d'araignées. Plus on s'habitue à les voir, plus le regard vagabonde, et c'est valable pour pas mal de chose... En l'occurrence, le regard monte vers le faîte des arbres et découvre que non contentes d'être énormes, nos dangereuses amies occupent tout l'espace disponible, louant par endroit une toile à une de leurs collègues orange ou noire mais ne laissant pas deux branches inutilisées. La palme de la monstruosité revient à celle qui garde l'entrée du village dans sa toile d'un demi-hectare.

    Notre ami Zédung a su trouver un charmant endroit. Juste après la forêt, le chemin devient grève et l'on peut rejoindre sa masure les pieds entre sable et sel. L'eau à vingt-cinq degrés caresse le corps qui s'y oublie. Après une minute de ce léger ressac, je ne sais plus pourquoi je suis ici et les flots opalins me happent. Seuls les excréments largués des chalutiers et qui s'engouffrent dans mes narines me remettent en selle pour rencontrer Marco.

    Une porte en bois bleu, peinte et écaillée soutient d'une vis la pancarte en plastique qui annonce «M. Zédung, Chirurgien diplômé de l'université de Bogota» en Colombie. Qu'est-ce qu'il est allé faire en Colombie ce mec? Et qu'est-ce qu'il fait sur cette île paumée dans une maison toute branlante?

    La réponse vient ouvrir la porte... Marco est colombien, baccante épaisse, sourcils inquisiteurs et peau brune épaisse. Et un sourire qui fait plaisir. Voilà des jours que je n'ai rencontré quelqu'un qui ne soit pas désespérément cintré ou fatalement idiot. Marco respire l'intelligence espiègle du truand, menteur comme un arracheur de dents, quoi que ça veuille dire.

    - Franck?

    - Marco?

    - Bonjour, amigo. On a quelques problèmes d'apparence?

    - Un peu direct. Il roule les "R", pour le fun. Mais de quoi est-ce qu'il parle? Rester stoïque.

    - Vous êtes au courant?

    - Pour la frontière, oui, c'est plutôt difficile d'accès en ce moment... dit-il avec un sourire entendu. Mais je peux vous proposer une solution, tout est prêt, il faut juste que tu sois d'accord, amigo.

    Tout le monde se tutoie alors!?

    - Cette solution, elle consiste en quoi exactement?

    - Les touristes sont surveillés, ok?

    - Ok...

    - Les chinois peuvent aller au Tibet, ok?

    - C'est un peu rapide, mais disons ok...

    - Je commence à avoir peur de comprendre...

    - Ils ont pensé que pour toi ce serait plus facile parce que tu as un bon potentiel de départ.

    - Un potentiel de quoi?

    - Eh ben, les cheveux noirs en brosse, les yeux en amande, la peau un peu mate, je peux en faire quelque chose assez vite. Ton air un peu russe peut devenir un air un peu tibéto-chinois.

    C'est vrai, peut-être que ma peau garde l'empreinte des années difficiles, qu'un peu de chirurgie peut me rendre admissible. Pas que je sois spécialement irrésistible mais je m'étais habitué à mon visage. Faut-il tout sacrifier à cette mission inexistante, pour un ordre tacite de réussite? De fil en aiguille, j'ai perdu beaucoup de foi dans mon sacerdoce, à force de le survoler, je ne sais plus vraiment quoi penser...

    - D'accord.

    - Bon. Ton nouveau nom sera Mong Tsampa, voilà ton passeport, on a fait la photo sur estimation, on en refera une après pour que tout soit parfait. Ca, c'est ta nouvelle tête, j'espère que tu aimes parce que tu vas la garder un petit moment...

    - ...

    - On va tirer un peu sur les yeux et pigmenter la peau, tu as déjà les cicatrices et les imperfections tégumentaires. J'espère que ton corps encaisse parce qu'avec tout ce que je vais t'injecter tu vas dérouiller, mais normalement d'ici trois jours, tu pourras à nouveau gambader comme un... coursier.

    Une bonne dose de sédatif et on pourra commencer, reprit-il.

    - Allergique.

    - Aïe! Ca complique un peu, on ne m'avait pas averti. Le seul truc qui peut remplacer pour l'anesthésie, c'est l'éther mais tu vas être vraiment groggy.

    «Groggy». Ce zig zarbi dans son labo pour barbouzes lit Tintin! Rien de tel pour me mettre en confiance.

    - Vas pour l'éther!

    - Tu réfléchis pas beaucoup, hein!? Je t'aime bien.


    A sa façon de dire «je t'aime bien», j'ai l'impression que sa moustache devient celle du motard des YMCA, mais il a déjà écrasé le tampon sur mon tarin.


    Quand on se réveille d'un songe éthéré, on a l'impression d'être dans un état parfaitement normal, les yeux gesticulent, le cerveau comprend à peu près autant que d'habitude, tout est normal. Tout à coup, je me rends compte que je ne vois rien du tout à cause d'un bandeau sur le visage. Réflexe, je veux l'enlever. C'est dans la gestion des mouvements que l'éther fait ses dégâts: rien ne répond. De l'extérieur, on aurait pu croire que tout était normal. L'éther est mon homologue chimique, on ne voit ni le problème ni la solution, tout se règle en interne sans que personne n'ait rien vu. Patience...

    Ca me démange un peu. Un peu plus. Ca me gratte carrément. Je voudrais crier «Marco, enlève-moi ce bandeau, c'est affreusement irritant, quelle heure est-il, ça s'est bien passé, etc..." mais la mâchoire articule en aléatoire «Marre-moi, ce dos, mentir est-il bien?»

    - Existentialisme du matin? Salut Franck. Enfin salut Mong. Tout est impeccable, j'ai fait du bon boulot, t'es vilain de ta pleine expression. Tu veux voir? Normalement, tu dois être encore un peu dans les vaps mais d'ici une petite heure ça devrait aller. J'en ai profité pour te décoller les oreilles, c'est plus asiat'. Alors, heureux?

    - Peu que...

    - Hein?

    - Se ber...

    - ... Bon, repose-toi un peu, je reviens. J'espère que l'éther t'as pas pompé trop de neurones.


    J'ai sombré dans un sommeil bien dense. A mon réveil, j'ai vu le plafond moisi de chez Marco et lui qui souriait dans l'entrée.

    - Je peux me lever?

    - Mais fais comme chez toi. Tu veux un café? Je l'ai rapporté de Colombie, caché dans un container de poudre. C'est pas facile de nos jours de trouver du café correct en Asie...

    - Un double, j'ai encore un peu la cervelle en bouillie.

    - Celui-là, il est spécial opération, tu vas péter la forme! lança-t-il d'un air jovial.


    J'ai compris plus tard qu'il diluait la poudre avec le café parce qu'effectivement ce jour-là, j'ai pété la forme.


    Photo, faux passeport, salut Marco, bonne chance.


    Il était 22 heures, j'ai pris le dernier ferry pour HK. Le temps de préparer quelques affaires dans ma chambre d'hôtel et à cinq heures, j'ai embarqué sur la nef en partance pour Macau au milieu des joueurs de dernière minute accompagnés de leur prostitué et des types louches qui rôdent aux premières heures du jour. Mes instructions étaient un peu plus précises. Visiblement Marco, était assez bien placé dans le milieu pour me donner quelques informations sur ce que je foutais là. En réalité, ce pour quoi je tournais en rond depuis des mois permettait en haut-lieux de peaufiner le plan d'action. J'étais un élément parmi d'autres qui devait se faire oublier en Asie pour être utile. Si jamais toutes mes précautions n'avaient pas été suffisantes, les services ennemis m'auraient peu à peu oublié à mon errance. Le groupe, le contact à Deqin, tout était prévu pour me tenir en éveil avant le début de l'opération.

    Mong devait s'arrêter à Guilin où je devrais récupérer un colis quelque part dans une grotte de la région et rejoindre ensuite Shengdu pour prendre l'avion qui me ramènerait chez lui, à Lhasa. Ca me laissait tout juste dix jours pour apprendre à parler Tibétain comme un taciturne. C'est un peu juste mais en doublant le taciturne d'un bègue, ça peut passer. Quoi qu'un tibétain bègue... N'importe quoi!


    Avec tout ça je ne sais toujours pas de quoi j'ai l'air. Marco a tout bouclé sans moi et je n'ai pas regardé le faux passeport. Dans le train qui mène à Guilin, j'ai trouvé une vitre un peu moins sale que les autres. Le teint mat et buriné, les yeux bridés jusqu'aux oreilles et les cheveux dressés sur la tête, pas de surprise donc si ce n'est que c'est MA tête! J'ai l'air louche.

    La grotte en question se trouve à quelques kilomètres de Yangshuo, une petite bourgade touristique à une heure de Guilin, et le colis au fond d'une flaque de boue ou quelque chose comme ça, sous un stalactite. Très rupestre, en somme.

    Un bus étroit relie les deux villes et la grotte est l'attraction du coin. Muddy Bath in Mother Cave. Mais la saison n'est pas vraiment au beau fixe, il n'y a là que quelques perdus qui se promènent autour de leur solitude. En vélo, ça ne prend que deux heures dans un décor splendide alors pourquoi s'affoler? On me tourne en bourrique depuis le début dans un tas de coins magnifiques, je peux bien m'offrir la niaiserie d'apprécier ça.


    Mon guide s'appelle Margie, une chinoise de cinquante ans avec un nom à l'américaine qui se propose de m'emmener jusque là-bas et d'en faire la visite. Elle roule à bonne allure et fait mine de se retourner de temps à autre pour vérifier si je suis là. Elle insiste lourdement pour me faire prendre un radeau en bambous qui descend le fleuve. C'est curieux. Et puis d'un coup mon pneu éclate. Elle est désolé mais me propose de rentrer en radeau en bambous, un embarcadère se trouve à côté.

    Non! Une rustine et on continue! Deux heures plus tard dans les méandres des chemins de graviers nous arrivons à l'entrée de la grotte. Un courant d'air frais en sort. Margie allume une lampe et s'engoufre dans l'antre ouverte. De charabia en représentations imaginaires de n'importe quoi, des escaliers de métal et des passerelles en bois mènent à la fameuse flaque de boue.

    - Vas-y, j'attends là, dit-elle en ricanant.

    Elle doit voir des centaines de gogos par jour se ridiculiser dans la bouillasse, et ce depuis que la Chine s'est ouverte, mais bon... On ne peut pas empêcher les gens d'aimer ce qui est agréable, même quand c'est surfait.

    Je suis censé passer une heure à barboter dans la mélasse sous les yeux de Margie qui me méprise déjà.


    La boue suinte du haut de la caverne dans la mare dégueulasse de miasmes et de transpirations des quatre-vingt-six mille touristes qui sont passés avant moi, mais le paquet est enfoui sous la boue. Un énorme stalactite au fond de la grotte pointe sur un petit tertre de boue molle qui dépasse de la boue liquide. Faisant mine de jouer comme un enfant, je creuse une galerie sous la motte marron. Au bout de deux ou trois minutes de ce simulacre stupide, mes doigts sentent une matière plus dure et extirpent avec difficulté une petite flasque métallique gravée. Je la glisse dans mon caleçon boueux et retourne en gesticulant sur ce que nous appellerons la berge.

    Mais à peine le pied posé sur la surface glissante, la lumière s'éteint et Margie semble se lever. Le claquement aspiré de ses pas dans la boue se rapproche. Il fait absolument noir et le sol est glissant. Par précaution je m'accroupis. Juste à temps pour comprendre que Margie agite devant elle une lame de vingt centimètre, peut-être. Je tente de la plaquer au sol dans un bond puissant mais la boue transforme mon impulsion en une extension sur place qui offre mon menton à la pointe d'un rocher emboué. Un peu sonné , je saisis les mollets de Margie qui pique désormais vers le bas. D'un coup sec, elle se retrouve au sol et son juron peut vouloir dire qu'elle a perdu son couteau, à moins qu'une de ses préoccupations du moment ne m'ait échappé... Elle rue encore avec une puissance qui désarçonne et à plusieurs reprises fait mouche dans mon épaule et mon visage à coup de sandales chinoises. Un coup bien placé me fait perdre le peu d'assiette que j'avais pu trouver dans cette arène oléifère et je me retrouve glissant vers la mare boueuse. Un bras désespéré attrape sa cheville et l'entraîne dans la chute.

    Sans rien contrôler, nous coulons vers la fange où l'un de nous restera. Elle se relève. Comme deux lutteurs grecques, nos corps s'empoignent et gaspillent toutes leur forces pour porter un coup fatal mais aucun de nous deux n'a de prises et les coups sont autant de pertes d'équilibre. C'est une guerre d'usure qui s'entame, et on ne se voit toujours pas.

    Quelque chose écorche profondément ma plante de pied, c'est le prix à payer pour avoir retrouver la lame avant elle et mettre un terme à ce calvaire insolvable. Un dernière feinte maladroite et le combat s'achève dans un râle crispé. Un des points communs à tous les Hommes, c'est leur premier cri et leur dernier.

    Je rampe jusqu'au banc avec une sensation de froid dans la jambe blessée. Après un tâtonnement minutieux, je parviens à retrouver quelques vêtements, tous ceux que j'avais laissés en fait, et la lampe de poche. Loin au fond du couloir de pierre, les néons éclairent la sortie. La remontée est difficile d'autant que je suis toujours couvert de boue signée par la mort de Margie.

    Quelqu'un sait qui je suis et ce que je dois faire ne doit pas être bon pour ses affaires. Il va falloir être sur mes gardes.


    A la sortie de la grotte, il y a un passage étroit qui longe les murs des maisons du village et qui permet d'éviter le staff touristique. Le retour sur Yangshuo se fera à pied. Cette flasque doit être importante quoi qu'elle contienne. Une main inquiète plonge dans la tambouille de poils et de terre à demi-sèche pour mettre la flasque dans un endroit plus sûr: elle n'y est pas! Elle a certainement glissé par un des côtés lâches du caleçon pendant le combat contre cette tigresse. Il faut vraiment que je passe au slip, le maintien est meilleur et je n'aurais pas eu à retourner dans cette grotte morbide. Enfin...


    A la nuit tombée, c'est-à-dire pratiquement tout de suite après, je m'apprêtais à faire le chemin à l'envers quand deux yeux verts s'éclairent dans un rai de lune. Collé au mur, plus un geste. Ils semblent regarder dans une autre direction. Alors le grognement s'amorce, grave et sourd. Ils pointent vers l'entrée de la grotte. Le molosse prend sa respiration et amplifie sa menace. Petit à petit, il se rapproche. Que peut-il bien impressionner? Il faut absolument que je retourne chercher cette fiole! Et soudain, il se met à aboyer à pleins poumons, le rai de lune se coupe une fraction de seconde et le chien court dans ma direction. Juste avant de courit, une mèche de cheveux effleure ma joue, il y a aussi quelqu'un qui court déjà en faisant un raffut correct.

    - Cours!!!

    - Pas le choix!!!


    La bête se rapproche à vive allure mais sitôt l'entrée de la caverne franchie, son hurlement se fait moins effrayant, fluet. Il se trouve à l'endroit d'où je pouvais l'observer tout à l'heure et ses yeux ne semblent pas dépasser une vingtaine de centimètre de hauteur. Mais ce constat est le fruit d'un coup d'oeil par dessus l'épaule, je peux me tromper. Les cheveux courent toujours devant, mais la douleur est insurmontable, il faut que je fasse une pause, une seconde au moins. Volte-face et position campée. Le chien s'arrête. "Bouh", il recule, piétine sur place sans oser continuer. Un peu rasséréné, je poursuis la fuite avec un pas plus léger.

    - Cours!!! Dit une voix loin devant.

    - Mais c'est un chiot!

    - Un chiot, quel chiot?

    A l'instant où je reprends la foulée du salut, la voûte de la caverne déjà loin derrière amplifie des cliquetis familiers. Plusieurs. Ceux du métal qu'on ballotte quand on court.

    Chaque interstice entre les pagodes nous éclaire en stroboscope.

    - PAR LA! Crie une voix en chinois.

    A quoi répond une meute informe d'approbations intestinales qui fait froid dans le dos.

    Toutes ces émotions m'ont fait oublier la plante écorchée mais l'assimilation progressive de tous les nouveaux paramètres fait revenir la douleur de façon insistante.

    - Ma jambe est blessée.

    - Je sais, on y est presque.

    Mais c'est pas croyable! Tout le monde à l'air au courant de tout. Je suis resté combien de temps à tourner en rond sans rien comprendre? Combien de temps je suis resté à m'entraîner comme un demeuré? Depuis le début, j'ai l'impression de tout contrôler parce qu'il ne se passe rien d'autre que des obéissances à des ordres vides, je prends des trains, et les rendez-vous me tombent dessus sans que je n'aie jamais rien anticipé. Pourquoi ils continuent à m'utiliser? Cette fiole, ça doit être du sirop pour la toux...

    - Arrêtes de marmoner, c'est pas le moment, monte!!!

    J'ouvre la portière et la voiture démarre en trombe sans que je sois assis. Les premières balles ripent sur la carrosserie, elle passe la seconde et enfin, un visage apparaît.

    - Ceinture!!!

    - On se connaît depuis quarante-cinq secondes et t'as fait que des phrases avec des points d'exclamation. Tu t'appelles comment?

    - Loneline. Je vous attendais depuis quelque temps. Vous avez oublié ça dans la grotte, Monsieur le super-agent...

    - Comment saviez-vous que je viendrais chercher quelque chose ici?

    - Parce que c'est moi qui l'y ai mis. Je suis chimiste pour le compte d'une société suisse et j'ai touché beaucoup d'argent pour remplir cette flasque d'une trouvaille récente. Je devais m'assurer que le porteur trouverait bien le colis mais visiblement vous n'êtes pas très au point.

    - Merci!

    - Vous avez un bon accent français pour un chinois.

    - C'est que... j'ai fait mes études à Paris...

    - Ah. Voyez ce que vous me faîtes faire, d'habitude je suis dans mon laboratoire avec des tubes à essais et des papiers, une vraie image d'Epinal. Dans la grotte, j'étais à deux doigts de me faire attraper, à peine le temps de récupérer la flasque près du banc où vous aviez posé vos habits et je me suis planquée derrière le gros tas de calcaire morveux qu'ils font ressembler à Bouddha. Cinq ou six types se sont jetés dans la baignoire pour retourner le fond.

    En effet, son front ruisselait d'un mélange de sueur et de terre. Un petit nez retroussé et les joues bien rondes. Elle touchait presque le plafond de la jeep avec sa tête.

    - Loneline, dîtes-moi, où allons nous?

    - Je vous drope à Guilin, à la gare. Après, c'est votre problème.

    - Qu'est-ce qu'il y a dans la flasque ?

    - C'est une pandémie aquatique qui sature les molécules d'ions négatifs ou quelque chose comme ça.

    - Comment ça "quelque chose comme ça"? Ce n'est pas vous qui l'avez faite?

    - Grand Dieu, non! Moi, j'ai été payée pour remplir la flasque et la mettre dans la boue, je ne suis pas chercheur.

    - C'est tout ce que vous savez?

    - Je sais simplement qu'il a fallu des précautions extrêmes pour mettre le liquide dans son contenant définitif compte tenu de son milieu de prolifération: le moindre contact avec l'humidité du corps et le milieu de prolifération, c'est vous.

    - Merci Loneline.

    - C'est un plaisir.

    - Merci, dis-je avec un sourire.

    - Je ne disais pas ça pour vous, mais pour le chèque. Laborantine, c'est pas folichon, vous savez. On travaille quarante heures par semaines et ...

    - Ca vous ennuie si je me repose?

    - Je disais ça, c'était pour parler.

    - Et bien justement, taisez-vous.

    - Vous êtes rancunier? Quand je vous disais que...

    - Taisez-vous!

    - De toutes façons, on est à la gare. Descendez. Salut.

    A peine descendu, la jeep s'est remise en route dans un nuage de poussière. A cette heure-ci, il n'y a pas grand chose, quand la jeep a disparu au loin, j'ai commencé à me tourner les pouces en suivant les lampadaires. En boitant.


    Mes guenilles sont toujours pleines de boue, on peut me suivre à la trace et bonjour la discrétion. Le mieux c'est de trouver un point d'eau et de laver tout ça.

    J'ai quitté les lumières pour chercher un coin tranquille. Une ruelle triste au nord de la ville, loin de tout moyen de fuite, à côté du "parc des couleurs mélangées". Encore cette impression de ne pas tout comprendre en voyant une Toyota rutilante garée devant un taudis. Au fond de la ruelle, une arcade de pierre, où dorment quelques clochards, donne sur les berges du (yangtsi). Le chemin de gravier se perd dans la nuit et un escalier en dur descend jusqu'à la rive, un peu encombrée par les brousailles. Il y a un tuyau qui déverse une eau transparente au clair de lune et un petit palier qui peut servir de matelas, c'est l'endroit rêvé pour faire sa lessive. Il est minuit passé, le vingt-et-un. Il y a exactement une semaine, je sortais du continental hôtel à HK en smoking blanc. Aujourd'hui je dors à côté d'une bouche d'égout sur les bord d'un fleuve en attendant que mes sapes boueuses soient sèches. Ca représente un bon ambitus des possibilités humaines.

    Le panneau de la gare indiquait à seize heure le bus pour Chengdu, dans le Sicuan. Je n'aime pas vraiment cette façon de voyager mais aucun train n'est direct, c'est-à-dire qu'il faut traverser le quart de la chine pour trouver la correspondance. Dans un bus, on reste cantonné à son siège des heures durant, enfermé dans une structure de métal, qui plus est sous le contrôle de quelqu'un bien souvent endormi. Les possibilités de fuites sont alors bien réduites. Enfin... Plus que seize heures à patienter.

    J'ai quelques éléments de plus, mais rien qui ne soit conséquent. Quelqu'un m'attend au Tibet, j'ai une fiole qui fait des ions dans l'eau et des mecs armés au cul.


    Mon sommeil n'a pas été reposant et les draps s'en souviennent... Les sommiers en bétons, c'est plus vraiment de mon âge.

    Au matin, je suis réveillé par des pressions répétées dans les côtes.

    - Debout!

    Quoi que ça veuille dire, je ne peux rien y répondre. La première chose qui me passe par la tête, c'est le coup du bègue. Je lui montre mes oreilles et ma langue et commence à baragouiner les paroles de "la Bohème" d'Aznavour sans rien articuler. Bien mâchouillé, ça peut ressembler à du mandarin.

    Du bout de sa matraque, il me montre mes vêtements et la pointe ensuite sous la ceinture. Je me suis endormi à poil et ici, c'est pire qu'un attentat à la pudeur.

    En deux ou trois coups de matraques, je suis rhabillé, de ces vêtements humides que je ne quitte plus, et le policier poursuit sa route.

    Au premier coup de matraque, je lui aurais bien sauté sur le râble mais ce n'était pas forcément prudent. Une agression sur un agent de l'ordre et donc du parti, c'est l'exécution, surtout pour un local. Il doit être huit heures du matin et il reste à peine quelques jours pour que je parle tibétain comme un taciturne, éventuellement bègue.

    Le soleil s'est levé sur ce gîte improvisé. C'est un petit coin à l'indienne adorable, chaud, bordélique et arboré. Quelques ablutions avant de plonger dans le petit manuel en vente dans toutes les bonne librairies.


    * Traverser l'autoroute à pieds, c'est juste un coup à prendre...


    * Proverbe "c'est sous les bouches d'égout que le poisson a du goût".


    Après avoir fait rire avec des sons improbables quelques pêcheurs trop ancrés dans leurs proverbes pour me laisser tranquille, l'heure de prendre le bus arrive.


    * Le vendeur de tickets de bus m'a dit que j'étais gros comme un éléphant mais que ça irait! Du sang froid, du sang froid...



    Bus pour Chengdu


    La banquette en quinconce pour éléphant, nain, épouse délicatement les formes d'une belle endormie. La plus fragile des chinoises se trouve à quelques mètres de mon nerf optique, qui est ce que j'ai de plus long quoi qu'il arrive, et c'est un ravissement que d'épier ses gestes félins. Pour préserver son bonheur, il faut parfois savoir faire abstraction de la réalité, par exemple l'odeur, plus près encore, du cul de ce type qui vient de chier dans son froc.


    C'est un bus couchette tout en madriers métalliques fusionnés. Chance peut-être, il reste un couchette disponible. Enfin allongé, sur une couchette trop courte à cause des standards chinois mais allongé quand même. Le bus démarre. Il sort de la gare, fait le tour d'un pâté de buildings et s'arrête à l'angle d'une ruelle. La porte s'ouvre pour laisser entrer une douzaine de sichuanais torses-nus, ventripotents et patibulaires. L'air mauvais, coupe en brosse. Un premier frisson me rappelle que désormais, c'est à ça que je ressemble.

    Ils prennent place un peu partout dans les allées au grand dam des touristes. L'un d'eux s'assoit sur la couchette d'un français et une rixe éclate. C'était normalement un bus de luxe réservé à ceux qui voyagent sous cloche. La tension monte et on sent les sichuanais facilement irritables. Celui qui semble être le chef, un gros ours balafré, questionne le chauffeur du bus et chacune de ses phrases est suivie d'un regard de l'ours vers une couchette du bus. Pendant ce temps, le choc culturel prend de l'ampleur et les deux mondes s'oublient à leur virilité entre menaces et grognements. D'autres interviennent et tentent de clamer le jeu mais les clans sont officiels: les blancs contre les jaunes. Le mépris était déjà entre eux avant le prétexte, ils se détestaient avant de se connaître, ils se détestaient par a priori et cette joute lamentable donne une réalité à leur bêtise respective. Encore qu'on puisse excuser celui qui est chez lui... C'est la plus basse échelle de la nouvelle guerre froide.


    Le chauffeur s'arrête enfin devant un boui-boui et les groupes se coagulent. Les capitalistes s'attablent et s'effraient de l'hygiène, les communistes rodent autour des camions comme des types louches. Les chinois un peu chics restés hors des rixes sont dispersés ici et là.

    A mieux les observer, ces mecs ressemblent plus à une faction des triades qu'au staff du bus. Depuis le début, ils ont l'air de chercher quelque chose... ou quelqu'un et lorgnent régulièrement sur la table des mangeurs.

    A la limite de la lumière de la gargote, le chef s'éloigne un peu pour pisser et son pied se prend dans une vis rouillée qui traînait par terre. Plus de doutes possibles, cette voix, c'est celle de la horde sauvage d'hier soir. Ils cherchent un occidental, n'importe lequel, pas un asiatique boiteux. Merci Marco, c'est du beau boulot. C'est pour ça qu'il parlait avec le chauffeur tout à l'heure. Si je me barre, ils me repèrent.

    Le bus repart sur la route dans la nuit noire. Au milieu d'un virage, le chauffeur s'arrête et entame un demi-tour, tous feux éteints. Un poids-lourd lancé à pleine vitesse apparaît et freine dans un bruit assourdissant. Pas plus paniqué que ça, le chauffeur du bus se retourne, lance un juron et continue sa manœuvre. Il repart alors dans les coups de klaxons affolés du camion pour s'arrêter quelques centaines de mètres plus loin et laisser descendre la triade.


    Les dix-sept heures en sont vingt-cinq et le bus arrive à Shengdu en fin d'après-midi, le vingt-deux. Je me laisse trois jours pleins pour soigner mon pied et travailler une dégaine. La flasque est toujours en sûreté dans une poche de mon pantalon, je ne l'ai toujours pas regardée de près. Chambre tranquille dans une ruelle au centre de la ville... je sors la flasque. Elle est gravée des initiales d'une marque de Whisky en groses lettres finement ciselées et dessous, en tout petit, un panda boit au goulot pendant qu'un autre montre quelque chose sous ses fesses. Avec la patte en faisant un clin d'oeil hors du métal... A moi! Celle-là, elle est pas dure, je regarde sous la flasque.

    "Les arbres de pierre restent muets sous les assauts du vent de printemps, 14, Shengdu."

    Celle-là par contre, elle est déjà plus corsée. Je suis pas bégueule mais les proverbes chinois, c'est déjà difficile à comprendre quand on n'y est pas obligé, alors avec la pression... J'ai envie de dire que la peau ne fait pas le cerveau, mais le début, c'est dans le parc des pandas, on verra ensuite.

     

    * Chengdu, capitale du Sichuan... La négociation en chinois, c'est une forme d'ubicuité: on perd trente ans d'espérance de vie en trois minutes...


    * Marco m'a refilé du Lariam contre le paludisme parce que j'étais faible. Effet secondaire: dépression, tendance suicidaire, vertiges, nausées. Pour le palu, je sais pas, mais c'est vrai que je suis à deux doigts de me jeter sous un train en glissant sur mes flaques de gerbes...


    * Pour pallier à l'optimisation irrationnelle de chaque mètre d'asphalte, la communication est la plus distrayante des gabegies et pourtant, il s'agit du même procédé de s'introduire en force dans le moindre espace libre.


    * Les chinois sont plus visuels qu'auditifs, j'en veux pour preuve leurs chansons traditionnelles remasterisées qui ne peuvent plaire qu'à des visuels... sauf quand on regarde les clips, mais ça n'engage que moi.

     

    * Le panda!? Jamais vu un animal aussi proche du minéral en peluche. CA-NE-FAIT-RIEN! RIEN DU TOUT! Et c'est mignon pour un animal qui peut vous décapiter d'un coup de patte...


    * Il n'y a rien de plus sexy que des rais de lumières qui filtrent à travers une forêt de bambous par une brume légère...


    Enclos quatorze, j'y suis. L'énigme se clarifie : "les arbres de pierre" si poétiquement nommés sont les coulées de ciment imitation rondin qui servent de siège dans ce décor paisible.
    Dès qu'on creuse un peu, les métaphores sont toujours un peu décevantes. "...restent muets sous les assauts du vent de printemps", ça doit vouloir dire que quelque chose d'autre peut les faire parler. Il aurait fallu un vieillard assis avec le menton sur sa cane qui attend de répondre à la question d'un aventurier avant de disparaître mais tout n'est pas si simple. J'aurais demander "dis-moi, vieux sage, qu'est-ce qui est plus puissant que le vent de printemps?", et il aurait répondu au choix : "le vent d'automne", "la locomotive puisqu'elle lui fait front", "le chant d'un oiseau", "j'en sais rien".. ou alors un autre proverbe encore plus énigmatique et il aurait fallu tourner en rond jusqu'au vieux qui dit "j'en sais rien". Tout compte fait, mieux vaut qu'il ne soit pas là, il m'aurait énervé pour rien ce vieux. Bref, trop de réflexion n'a jamais fait que des armes de destruction massive ou des concepts métaphysiques inapplicables, je suppose qu'il n'y a pas de mécanisme secret dans des rondins en béton et ça me fatigue toutes ces histoires, je choisis la réponse C : le coup de pied, et si c'est pas ça, un coup de pied plus fort.


    Ma plaie de la "caverne de boue" s'est réouverte mais le rondin a laché son secret. C'est une carte postale adressée à un monastère au Tibet. Elle dit "Puisse la voix du Bouddha vous guider jusque là". Et puis un contact sur ma vertèbre...

    Le garde du parc n'est pas des plus approbateurs quant à la destruction des sièges. Je n'ai pas le choix, rien ne peut s'expliquer par des histoires censées, tant pis pour sa descendance.


    Tandis qu'il se plie de douleur, je détale aussi vite que possible avec une jambe infirme. Un coup de sifflet lance la chasse, les chemins de bétons sont trop larges, on va me repérer illico. Un sentier de terre fond dans les arbres en longeant quelques enclos rouillés. A dix mètres devant, des hérons semblent perturbés par ma présence mais le chemin les suit. A peine entré dans la forêt plus dense, des dizaines de boules rouges et blanches me tombent dessus dans les cancardements criards des oiseaux. Ils les lâchent sûrement de haut, au troisième, je décide de rebrousser chemin. Impossible de faire autrement que par les chemins des gardes. Et quand l'un d'eux m'aperçois, je plonge dans les arbres, monte un mur glissant et enjambe la barrière en espérant ne pas tomber sur un animal. Le garde passe en courant.

    Bon, maintenant, il s'agit de trouver la sortie de ce zoo en passant par les enclos. Normalement, les peluches sont endormies et paisibles mais les effrayer peut déclencher soit une panique bruyante, soit une panique offensive et l'une comme l'autre de ces possibilités sont inconfortables. La progression est lente tant les broussailles sont épaisses mais aucune rencontre pour l'instant.

    Au crépuscule, le dernier enclos est presque franchi quand un buisson bouge. Quelques mètres seulement me séparent d'une enclave dans le mur qui semble être un passage : en marchant lentement, le drame peut être évité. A pas de loup donc, je serpente dans la végétation (ou à pas de serpents, je louvoie dans la végétation), le passage est étroit, très étriqué mais suffisant pour passer. Quelque chose de gluant happe ma chaussure mais le corps est sauvé.

    Je me retrouve assis en tailleur dans une pièce sèche, les yeux rivés sur le trou : un museau noir s'y aventure et renifle inquisiteur. Peu à peu, c'est toute une tête qui émerge du noir et me toise avec des yeux inquiets. Un gentil petit panda géant avec des dents comme mon pouce se demande qui peut bien le déranger pendant la sieste, ce qui représente la majeure partie de ses occupations d'ailleurs. Mais l'obscurité m'absorbe et il doit être plus fatigué qu'inquiet : il s'endort la tête encore dans le trou.


    Le nouvel environnement est étrange, l'herbe est pailletée, on dirait du plastique. Quelques troncs éparses montent jusqu'au plafond peint de couleur ciel. Un sursaut quand des yeux blancs fixent l'endroit où je suis assis, mais les mouvements ne semblent pas appeler des réaction. Les yeux s'habituent à la pénombre de cette pièce : tout est en plastique! Et les animaux sont en papier mâché, c'est affreux. Des scènes préhistoriques sont représentées en couleurs gouache à vomir, le spectacle est enrichissant mais il faut savoir dire stop même à sa culture personnelle. C'est donc le sourire au coin des lèvres que je me suis écrasé sur la vitrine du musée impeccablement propre, côté chose à voir. Le nez en sang, ce n'est pas très grave, la sortie bouchée par un panda, c'est plus délicat...

    Ca vaut ce que ça vaut, j'ai réussi à sortir. Le panda a été réveillé par un porc-épic du crétacé chimérique, il s'est un peu reculé, interloqué et a croqué dans la tête en papier de l'aberration. En renfort, un skons s'est précipité, suivi par le cou d'un lama et une massue préhistorique. Complétement déboussolé, le panda a pris la fuite à l'autre bout de l'enclos et j'ai pu sortir du parc pour me faire les vingt kilomètres qui me séparaient de mon hôtel. Si on ne sait pas que je suis louche, c'est vraiment qu'il y a des taupes dans la grande muraille... Qu'il y a plus important, quoi!


    * Il pleut... Dans un sens tant mieux parce que les vêtements sont toujours trempés à la fin de la journée, quand ce n'est pas par la pluie, c'est par la chaleur étouffante qui stimule la sudation... au moins la pluie n'est-elle pas poisseuse et puante!


    * Les garçons pédalent en claquettes pour des filles en jupe assises sur les portes bagages des vélos. Grosse mégapole aérée... Des femmes qui jouent aux dés autour d'une table basse posée à même la rue...


    * On me ballade, c'est sympa, mais je commence à m'ennuyer un peu, les parcs, les visites à la chaîne, les repas toujours tout seul au resto, pour l'ennui, un pays en vaut un autre. C'est quand on perd quelque chose qu'on se rend compte que c'était bien... J'aimerais bien faire quelque chose...


    * Pour ne pas être surpris quelque part, je passe toutes mes journées à marcher, chaque nuit dans un endroit différent, c'est le protocole... pesant...


    * Cette nuit, j'ai ri tellement fort d'un rêve idiot que je me suis réveillé.


    * Trop de kilomètres, de chocs climatiques et de dénivelés, trop de départs, d'arrivées, de nuits mauvaises, de plats toujours nouveaux qui s'enfuient sans consistance et trop de langues différentes... Un type en vélo traverse, l'autobus n'a pas l'air de ralentir au feu rouge, j'aimerais lui crier "ATTENTION, BE CAREFOUL, FAIS GAFFE...", je crois que j'ai dit "a dargf". Ca a servi, mais une sieste s'impose.


    * En dehors de l'Occident, on apprend à aimer le corps tel qu'il est, sans pastiches, les plaies, les boutons, les écorchures sur les muscles un peu saillants, les cheveux sales et pouilleux parfois...


    * Pourquoi parle-t-on plus facilement à des gens qui parlent la même langue qu'à des gens qui ont la même taille? On a peut-être autant de trucs à se dire...


    * Application de la philosophie aux préoccupations quotidiennes: doit-on risquer le futur pour un instant de bonheur? Faut-il gratter ses boutons?


    * Si on ne remet pas ses références culturelles en question, autant rester chez soi, je commence à me perdre dans la fluidité asiatique et c'est un régal, un régal ennuyeux.


    * Les riches de tous les pays tendent vers la même superficialité.


    * Baisse de motivation grandiose...


    * Derrière un gros pan de planches métalliques rouges, une ruelle accidentée. Le vieil asphalte gondolé recueille l'eau de pluie et jalonne le chemin de flaques un peu boueuses. Par-ci par-là, des touffes d'herbes se frayent un chemin à travers les fissures du goudron. Longeant les murs décrépis, une rangée d'arbres, de gingkos bilobas et de platanes, ombrageant les terrasses où se retrouvent les chinois calmles et bruyants. Quelques portiques en bois recouverts de lierre donnent sur des maisons basses au toit traditionnel. La végtation épouse les balustrades galbées et font de chaque masure un lieu paisible et particulier. On se promène, évitant les fosses des travaux et les parasols des joueurs de dames. Le soir, cette ruelle est le siège des convives qui viennent manger quelques plats épicés, descendre quelques bières ou se promener pour le plaisir d'une brochette de viande. Deux ou trois vieux assis regardent le mur d'en face à longueur de journée et rentrent chez eux à la nuit tombée dans un intérieur de roseau tissé. C'est une ruelle où il fait bon vivre, qui relie deux avenues de buildings impersonnels et qui va être détruite... Finies les mosaïques délavées qui passent inaperçues au premier regard, qui enrichissent en secret l'atmosphère agréable. Les tuiles bleues qui rebiquent pour tutoyer le ciel vont être remplacées par des toits plats qui portent des antennes. Dans un an, peut-être deux, les portes écaillées en bois vermoulu ne porteront plus aucun bouquet d'herbes folles pour chasser les esprits... il n'y aura plus d'esprit. Pour que les pots standards embellissent les autoroutes urbaines à quatre voies réglementées, on défoncera au marteau-piqueur la jardinière à l'abandon qui déborde de liberté et la pluie ruisselante des arbres deviendra cette mousson salie des climatiseurs rouillés pour finir enfin dans les égoûts bouchés par les immondices...

    C'est de la nostalgie avant l'heure, mais tout va si vite pour convertir cette société à la fadeur industrielle...

    Il fait frais. Les gouttières gouttent sur quelques vélos antédiluviens qui s'aventurent doucement entre les nids de poules, dont les propriétaires errent ça et là. Ils vont raser les ruines, les souvenirs, balayer les feuilles. Tout doit disparaître, être propre, ordonné, grouillant de neutralité morbide. L'american way of life avec ses modèles à paillettes conduit le monde dans la tristesse la plus fade et morbide... Je crois que je déteste ma culture et sa contagion, cette putain de civilisation "développée" qui ne sait rien faire sans tout carreler! Je la déteste.

    25/07


    Demain, départ pour Lhasa. Chengdu est une ville magique pour prendre des habitudes, travailler ou se reposer dans les parcs tranquilles... Je vais encore me retrouver dans un avion pour quelque part pour aller attendre autre chose... Je suis bien ici!


    * Des grues.


    * Civilisation du bambou: la civilisation se construit sur les premiers matériaux qui donnent des déductions sur la façon de vivre, le bambou est très simple, pousse vite, est très souple et très solide, et creux, la Chine croit à une vitesse incroyable, se réfère à des principes élémentaires comme le Tao, s'adapte, plie et impossible de la briser.


     

    * Enfin, le 26, à sept heures du matin, Mong Tsampa est dans l'avion qui le ramène au Tibet, dans sa maison de Lhasa occupée par deux générations de colons. L'avion va décoller...


    * Des milliers d'hectares d'aluminium froissé, les montagnes érodées vertes bien que pelées qui luisent au soleil d'un reflet cuivré. Quelques crêtes s'aventurent plus près des nuages, au-delà de l'horizon et semblent s'extraire d'un fourreau de velours. Elles y parviennet au prix de la douceur du regard, deviennent acérées, abruptes, martiennes et donnent aux collines qui les portent des airs de plaines découpées au laser.


    * On aperçoit entre deux infinis une vallée, lit d'un fleuve, qui accueille quelques champs ou parfois un village.


    * Il y a sur les montagnes une couverture de nuage.


    * Un peu plus haut, il y a les nuages des nuages, encore plus évaporés que ceux qui servent de nuages à la terre ferme.


    * Un CD de musique love tourne en boucle... depuis un mois... Wo bu ai "wo ai ni"! Ras le bol de cette chanson! D'accord, elle est sincère, accessible: "je t'aime", d'accord c'est un internaute mystérieux qui l'a écrite et qui fait s'envoler le coeur de toutes les midinettes mais là, stop! C'est tout aussi accessible de comprendre que j'en ai marre d'entendre cette chanson, non!? STOOOOOOOOOOOOP!


    * Ca y est, les rasoirs de glace déchirent la couverture... Je ne sais pas avec quoi raccommoder du nuage... Encore des réflexions de tantouse...


    * On se demande vraiment pourquoi les gens s'emmerdent les uns les autres, il y a une place démentielle en bas!!


    * Sur les montagnes couleur rouille d'anthracite, les nuages deviennent violets!


    * Les sommets chatouillent les aisselles de l'avion.


    * En fait, l'avion n'atterrit pas, c'est le Tibet qui remonte sous les roues!


    * Nous y voilà! Après cinquante jours de périple, à tourner en rond, l'opération va peut-être se dessiner enfin. En quelques phrases entendues pour la première fois, je dois accorder cette langue désormais natale.


    18h17, il n'y a pas deux mots pour décrire le soleil d'après-midi à cette altitude, il t'éclate la gueule!


    * Frais, les taxis sont des vélos...C'est vrai que tout est magnifique. Les ultra-violets douloureux donnent à l'atmosphère un teint acide. Pas d'humidité, pas d'air, les nuages sont très nets, précis. En comparaison, les nuages "d'en bas" semblent gras.

    * Acclimatation.


    * On est si haut qu'il faut baisser les yeux pour voir certaines étoiles. Stetsons, costards, lunettes "Police", le teint buriné par tout ce qui fait le Tibet, les premiers autochtones sont comme autant de Charles Bronson figurants dans un western chowmein! L'air frais s'aventure sous le tissu de drapeaux multicolores, c'est un régal. Et le potala! Les moines mendiants, les snookers dont ils sont accrocs... Je crois que... j'aime cette ville.


    * J'ai rencontré un garde du corps issu de la diaspora tibétaine. Un rimpoche en exil reconverti dans la protection des vedettes en suisse et tout ça simplement par la distraction de manger deux fois de suite au resto... Il voulait parler un peu, et boire. En fait, il voulait peut-être surtout boire. Quand on s'est quittés, deux heures plus tard, le soleil a achevé le boulot et dodo...


    * C'est une ville déchirée en silence et câline, une main gangrainée dans un gant de velour...


    * On prend vite l'habitude de tirer la langue pour dire merci ou bonjour.


    * J'ai trouvé ma devise, pour la légende de l'espionnariat, elle était écrite sur la porte des commodités à Chengdu : Comme in a rush, go with a flush...



    27/07 2e jour à Lhasa


    Le gérant de l'auberge est venu maladroitement frapper à la porte à 6h du matin... Et puis en guise d'excuse, il a dit "je pensais que vous pourriez aller faire le tour du Potala avec les tibétains vers 7 heures, d'habitude, c'est ce que font les gens".

    Tour du potala le matin, c'est le lieu le moins surveillé parce que les militaires "immatures" narguent et offensent les bouddhistes. Happé par la rotation entre les moulins à prière, les magasins de chapeaux et les mottes de beurre de yak, après le 2e coin, un type me tape sur l'épaule, je dois retrouver mon contact au monastère de Samding, il m'attend.


    Je suis fatigué, personne ne comprend ce que je dis, dans aucune langue! Ce type hier m'a fait boire jusqu'à la a gueule de bois, et l'altitude, l'oxygène, le soleil qui frappe... Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire? Je tiens à peine debout! Je cherche une moto quelque chose qui roule, n'importe quoi, je me casse la gueule: genou droit, pied droit, orteil déchiré jusqu'au nerf, désinfecté à l'alcool pur. Garrot. Je ne gère rien du tout, rien... un camion passe dans une flaque et asperge mes plaies d'eau boueuse. Le soleil cogne... Le soleil...

    Je me suis retrouvé allongé en haut d'une montagne avec un mal de crâne horrible et la bouche sèche. Après avoir joué les sioux, une question est venue se poser sur mon front déjà chargé: comment est-ce que je suis arrivé là?

    A une vingtaine de kilomètres en direction du soleil couchant il y avait le potala. Il n'a pas fallu longtemps pour reprendre du service parce que les dynamites faisaient sauter la montagne à quelques centaines de mètres plus loin, des blocs de roc gigantesque qui explosent dans un champignon de poussière.

    Le sol était instable, et j'hésite même à dire le sol. La matière était si souple, si futile qu'on aurait dit un liquide, voire un gaz un peu dense alors quand une nouvelle explosion retentit pour modeler le visage du Xizang, il s'en fallut de peu que je ne finisse cinq cent mètres plus bas au milieu d'une sorte de caserne ou les chars et les partouilles faisaient des manoeuvres bruyantes.

    Ce fut une de ces situations où l'on est sauvé par l'instinct de survie: au premier pas qui a mordu dans le «pan de gaz», j'ai pu dévier la trajectoire et me jeter derrière un rocher avant que l'avalanche n'arrive en bas.

    Après des minutes interminables, j'ai rejoint un terrain plus sûr et suis rentré à Lhasa dans une ambiance colonie assez prononcée: le long de la route (parce qu'il y a toujours une route quelque part!) des échoppes désertes, des roulottes de chinois souches qui viennent prendre leur commerce dans le nouveau monde encouragés par une subvention d'Etat.

    Juste un paysan fourche à la main à éviter parce qu'on piétine son champ et voilà la ville qui s'étend.

    28


    * Le bout de mon gros orteil se balade comme le scalp inachevé d'un yankee dans le vent et la plaie de mon genou se vallonne de belles dunes couleur sable... un peu de poésie pour dire que le pus et une douleur lancinante prennent possession des lieux... On ne doit pas être à deux jours près, hein... Il attendra ce moine.

     

    Soirée arrosée, ambiance et oubli oblige. Bar karaoké. Un européen est assis à une table au milieu d'un groupe de chinois. Ils jouent aux cartes. Avec un bagou incroyable, il plume ses adversaires avec l'air de ne pas en être responsable et les autres insistent. Quand le karaoké s'arrête, il range une liasse épaisse de 5 centimètres dans sa poche et se barre en riant.

    L'air de rien, ils ont une descente incroyable ces tibétains! Un verre à liqueur de bière toutes les trois minutes pendant deux heures.


    * Je ne peux plus marcher... et pourtant il faut y aller...


    * Les coliques explosives qui projetent sur un rayon d'un mètre des cailloux digérés dont l'épicentre est l'anus.

    29/07


    * Les bouchers qui coupent les blocs de viande rance à la hache et l'odeur de cadavre qui se dégage de leurs boutiques en face des Cyber café.


    * A chaque génuflexion, la pression fait scuinter quelques gouttes de pus.

    * Saignements de nez...

    * Les asticots dans la merde.


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