• Arshet Pletan ***

     

    * En fait, si j'ai si bien réussi dans ce métier, ce n'est pas grâce à mon esprit d'initiative, ça non, ni non plus grâce à mes facultés d'adaptation, je passe mon temps à accumuler les approximations, et ce n'est pas non plus grâce à une sorte de flair... En fait, c'est ce total abandon à ce qu'on me dit de faire couplé à une chance parfois incroyable... Je dois avoir une idée tous les cinq ans et le quotient intellectuel d'un bulot cuit, mais je retiens les infos comme un automate et je m'acharne! Le genre Sisyphe qui poussera n'importe quel rocher en haut de la pente jusqu'à la mort, et pour rien! J'aurais peut-être pu faire autre chose... et alors? Je me serais sûrement dit la même chose si j'avais fait autre chose...


    Tout le reste de la nuit, les instruments se sont agités au-dessus de l'épaule du moine pour en extraire les morceaux de verre. Les aiguilles ont suturé les plaies et l'alcool a désinfecté les écorchures. Au petit matin, quand le moine n'a plus été qu'un gros bandage, bordeau pour le bas et blanc pour le haut, le doc a sorti une seringue, l'a remplie d'un flacon et fort de vingt millilitres de ce produit miracle, notre méditant s'est réveillé. Son silence était plus ensuqué que d'habitude mais il avait l'air de comprendre son environnement. Je tente une approche:

    - Tout va bien?

    Il incline la tête en clignant lentement des yeux en signe d'approbation.

    Il ne dit rien, c'est... bon signe.


    - Merci, doc. Vraiment sans vous, il y passait.

    - Si vous avez encore besoin, de mes services, n'hésitez pas.

    Et de phrases vides en remerciements sincères, il se campe en tronc d'église. Quand je disais que l'argent n'était pas un problème, c'était en partie exact : dans le Sahara, les inondations ne sont pas un problème. Ca fera partie de ces cas éthiques règlés par un ordre tacite, il faut qu'on avance!


    Après avoir substitué un évanoui à l'autre, nous sortons aux lueurs de l'aube. Rallier le monastère de Dhakmar dans cet état, mon "colis" n'y arrivera jamais. Il a besoin de repos. Si mes souvenirs sont exacts, dans la banlieue de Katmandu, il y a une petite ville de réfugiés tibétains qui accueillent sûrement une branche des "Bonzes à l'attaque" ou je sais plus quoi, mon taciturne ami pourra s'y reposer et recouvrer quelques forces. Quoi qu'il en soit, Katmandu est une étape obligée pour rallier Pokhara et le monastère.


    A l'idée de tout ce qu'il reste à faire, je suis déjà épuisé. KTM est à près de 200km après une frontière côté chinois, une autre 10km plus bas côté népalais et 150 km de piste, le tout contrôlé régulièrement par des militaires en gilet pareballes à cause de la situation dans le pays, et c'est pour la partie facile. Pourtant, il devrait y avoir quelque chose de simple : le Népal accepte l'extradition du moine, les services secrets népalais sont au courant. L'ennui sera de faire coexister services secrets et contrôles concrets sans compter que l'armée et les triades chinoises essaieront encore de nous avoir, je n'ai pas le monopole de l'abnégation...


    Décidément, le démiurge de cette opération est un stratège hors paire. Le Népal est depuis toujours coincé entre les deux mégapuissances asiatiques, la Chine et l'Inde, convoité par l'une et l'autre, il est aussi de ce fait protégé. Une intrusion ouverte de l'armée chinoise sera immédiatement pointée du doigt par l'Inde comme une tentative d'invasion, ce qui nous laisse un champs sinon libre, au moins envisageable.


    Impossible d'esquiver le poste frontière, une chute d'eau d'une centaine de mètres empèche tout contournement. Des camions sont garés là en attente de contrôle, on pourrait essayer la manière clandestine, il y en a forcément qui transportent des frigos, tout l'électroménager népalais vient de Lhasa. 2 ou 3 inspections suffisent pour dénicher la perle rare : un semi-remorque qui importe des glacières de restaurant horizontales, on va pouvoir jouer les esquimaux. Une fois le moine bien empaqueté dans son freezer, je cherche un carton accessible. L'heure matinale nous a permis de nous glisser aisément dans les frigos mais la ville s'éveille peu à peu, le chauffeur va vérifier sa cargaison... Il ouvre les battants métaliques.


    En début de panique, je saute dans le premier carton venu et dois retenir un cri : il est plein! Le chauffeur lance un regard endormi et reclaque violemment les portes. Fausse alerte, il voulait juste fermer correctement son bahut. Après la lumière, le noir intérieur est plus intense encore. A tâtons, j'explore le contenu du frigo. La découverte est un peu surprenante : on dirait des mitrailletttes. On va se faire serrer, c'est sûr!


    Pas le temps de descendre, le camion démarre, s'arrête deux minutes au contrôle et repart. Ah!? Un militaire chinois laxiste, ça relève soit de la trahison soit d'une consigne et la trahison réduit de manière un peu trop conséquente l'espérance de vie. On ne va pas vraiment s'en plaindre, mais c'est tout de même curieux. Ca voudrait dire que ces armes ont le consentement du gouvernement chinois, mais alors le camion ne passera jamais les contrôles népalais, même s'ils sont moins regardants, les mitraillettes, c'est pas des contrefaçons de vêtements.

    De toutes façons, pas le temps de s'apesantir, c'est notre arrêt.


    Ce moine est sidérant, il s'est endormi dans le congélateur. rien ne l'inquiète! Pardon pour tout ce terre à terre, mais il va falloir émerger rapidement si on veut s'en sortir... Il ouvre les yeux , sort en se tortillant et en huit secondes parait aussi réveillé qu'au naturel.

    Juste pour info, la lumière qui filtre sous la bâche soulevée indique que les armes sont des copies chinoises de Kalachnikov soviétiques. Pas très original, meurtrier quand même.


    Il faut encore sauter d'un véhicule en marche et sans se faire repérer. Pour le moine comme pour moi, il vaut mieux attendre un trou plus profond que les autres ou une épingle à cheveux. Le volant est à la droite du camion, en sautant à gauche, le chauffeur ne nous aura pas dans son rétro. Heureusement, l'un comme l'autre ne manquent pas sur les 10km de descente jusqu'à Kodari, la ville-frontière népalaise. On arrive à sortir sans trop de dégâts, malgré quelques auréoles rouges qui se diffusent sur les bandages du moine. Il ne s'en plaint pas. La suite se fait à pied. Les fourgonnettes-taxis qui relient les deux villes nous interpellent comme de simples touristes. Jusqu'à Kodari nous n'avons rien à craindre que des propositions.


    Le long du dernier virage, une ribambelle de camions attendant d'entrer au Népal. Nous recroisons notre chauffeur en pleine discussion avec un népalais en habits militaires pendant que d'autres déchargent nonchalemment les armes.


    Après avoir essayé la clandestinité, le détour, la force, et la chirurgie, il ne reste guère que le culot. Si tout se passe bien, c'est la dernière frontière avant la fin de la mission. Il y aura d'autres contrôles, mais ceux-ci seront contournables ou corruptibles. L'air de rien, en courte file indienne, nous avançons vers le "pont de l'Amitié". L'un des douaniers nous questionne pendant que son collègue fait semblant de feuilleter des passeports.

    - Namaste.

    - Namaste.

    - Passeports, please.

    Voilà.

    - Where do you come from?

    - Tibet.

    - Where do you go?

    - Pashupatinath.

    - Wich purpose?

    - Praying.

    - Ok. Have a nice trip in Nepal.


    Et voilà, mention spéciale "comme dans du beurre". Le demeuré nous rend nos passeports avec un sourire et tous les militaires en treillis bleus nous regardent passer avant de s'avachir de nouveau. Dans ce sens, il n'ont rien à faire, la douane chinoise a déjà mâché tout le travail. Ils s'ennuient, et nous sommes passés sans même un visa.


    * En quelques mètres, on se sent déjà au Népal. La forêt exubérante, les cascades qui rugissent depuis les falaises recouvertes de verdure. Les premières maisonnettes, les poules et les gens qui sourient. On a beau être sur les nerfs, le calme est pénétrant.


    * "Bato putyo cha! Bato putyo cha!". La route est cassée. Un petit garçon de 10 ans nous colle au train en répétant sa phrase pour nous convaincre de porter nos affaires.

    Malheureusement pour lui, ça se résume aux passeports et à quelques bricoles dans mes poches, mais ça ne le convainc pas. Le moine porte son drap et la tenue en piteux état qui m'habille est tout ce que j'ai pu prendre de la jeep fuyarde. Et puis "la route est cassée", qu'est-ce que ça veut dire?


    * Ah... La route est cassée... C'était peut-être un argument finalement.

    Quand Shiva décide de s'affirmer, elle ne fait pas dans la demi-mesure. Un torrent de boue a emporté la moitié de la route et rendu le reste gluant comme de la pâte à pain.

    Le moine est déjà de l'autre côté. Tant d'initiative est pour le moins louable, depuis que la flasque de "pandémie aquatique" est rebouchée, il n'a rien fait de lui-même. D'ailleurs, j'aurais du être contaminé en ouvrant la bouteille... Rien ne semble s'être passé. En quatre enjambées, le courroux de Shiva est franchi et nous reprenons la route de Katmandu.


    Les premiers bus locaux apparraissent enfin mais il y a trop peu de gens ici pour qu'on puisse passer inaperçus. A pied, on nous verra seulement quelque part, mais on ne saura pas notre destination. C'est une sécurité, peut-être déjà inutile.


    * Les premiers plans de canabis indica, fins et ciselés. Une petite douche dans la cascade. Les plaies jaunissent...

    * La mousson nous devance, prépare la route pour notre anonymat. Il fait chaud.

    * Barrages militaires nonchalants...!?

    * Les filles qui se lavent au tuyau dans la rue, les écoliers, les bambous.

    * Un immeuble à poules bercées par le bruit d'un moteur.

    * Maisons rouges, terre rouge, végétation verte.


    10 heures plus tard, nous arrivons à Barabise. Petit détail pratique : dans toute cette effervescence, j'ai oublié de changer les quelques yuans qui nous restaient en roupies népalaises. On est encore bien partis pour coucher dehors... A la sortie de la ville, les bus nous font de l'oeil et même le moine impassible les regarde avec envie.

    - Mes amis, vous avez l'air épuisés, vous cherchez une chambre?

    Ce pays inspire confiance et la fatigue fait oublier toutes les précautions:

    - Mon ami et moi avons fait une longue route mais nous n'avons que de l'argent chinois.

    - L'argent, c'est de l'argent, mon ami. Donne-moi 20 yuans et je vous laisse une chambre et une assiette de riz, ok?

    - Et comment!


    Et le plus exceptionnel dans tout ça, c'est que la proposition est honnête. Enfin jusqu'à ce que la nuit tombe, la proposition était honnête. On aurait peut-être dû dormir dans la jungle puisque tous les insectes étaient en fait ici!


    * Petite astuce: mettre toujours son lit le plus loin possible des murs et tartiner le murs avec du sucre pour espérer n'avoir dans son plummard que les saloperies qui se jettent du plafond!

     

    * Le moine a l'air de bien récupérer, même si son visage exprime une forme de douleur. La plaie de mon genou est de plus en plus purulente, l'orteil se ressoude peu à peu. Encore une séance d'alcool à 95° sur les plaies raclées au canif... L'entretien de la carcasse relève du masochisme...


    Au "réveil", selon l'expression trop facilement consacrée, "nous" essayons de négocier l'achat de ticket de bus en dollars. Le "gérant" "compatissant" accepte et nous fait le taux de la banque. Monnaie rendue rubis sur l'ongle.


    Mais c'est ahurissant ça! On est des proies faciles pourtant, personne ne va essayer de nous escroquer!?

    Après les poursuites et ce genre de vie trépidante, les aventures de taux de change peuvent paraître un peu fades mais c'est très reposant. Ce pays est doux, et c'est presque un plaisir d'y être en danger.


    Le bus s'arrête tous les vingt kilomètres pour subir les contrôles d'usage et de routine. C'est une précaution du gouvernement pour ne pas amener de nouveaux rebels maoïstes en ville. Et puis près de Barakphur, le bus s'arrête une fois de plus, sans barrage cette fois-ci. Un jeune homme en treillis vert et armé y monte et inspecte les visages avec un air de justicier.

    - Namaste. Nous sommes les amis de la libération du peuple, et nous avons besoin de votre coopération.

    Mouais. Ca veut dire une quête forcée quoi. Va pour la libération du peuple...


    * Les lycéennes népalaises sont mon nouveau modèle d'érotisme, le pantalon de costume qui moule, chemise bouffante., une gemme dans le creux du nez, regard subtilement arrogant, bijoux ciselé aux oreilles, les yeux métissés, la bouche pulpeuse, une moue délicieuse, le teint indien tempéré par la douceur du climat...une longue couette de cheveux noirs et le maintien droit...une panacée!



    04/08 KATMANDU


    * Je suis crevé. Je voudrais juste dormir.


    * Partie de badminton autour du stupa avec des gamins...


    * Il n'y a pas à proprement parler de chomage, juste 80% des gens qui en échange de leur inactivité ne reçoivent pas de salaire. Quand on s'offusque du harcèlement des commerçants, il suffit de se rappeler que non seulement, c'est le folklore, mais qu'en plus, ils cherchent juste à se faire un peu d'argent, pour manger ou soigner une dent qui pourrit par exemple... et puis autre détail qui a son importance, les modes de vie sont ce qu'ils sont mais le fait est qu'ils sont chez eux...


    * Bizarre comme les chose n'ont rien à voir, par exemple, l'oz de confiture chimique qui tartine mon pain et oui, mon PAIN! coûte le même prix que le trajet Bauda-KTM et cette confiture vient du Bouthan... Et comme diraient les dialoguistes des années 50, bizarre comme les choses sont bizarres, cette confiture a un goût étrange... On savait rire dans les années 50...


    * Leur façon respectueuse de tenir l'argent!


    Je ne sais pas ce que je fais la nuit, mais ce matin en me réveillant, je comprenais tout ce qui se disait autour de moi! Le contact est très facile et amical quoi qu'il en soit.


    * La ville de réfugiés tibétains s'appelle Bauda, ou Bogdanath, à une quinzaine de kilomètres à l'est de Katmandu. On y arrive en passant par Pashupatinath, une ville richement décorée et vivante, de cette bonne humeure des religions asiatiques. L'impermanence des vivants et des colliers de fleurs célèbrée par des gens qui montrent un peu à la mort qu'elle n'a pas eu tout le monde.


    Chose curieuse, en quittant le périmètre des crémations, un énorme et vieux taureau se traîne vers le fleuve, comme pour y mourrir. Ses testicules sont hallucinantes. Peut-être le cerveau complète-t-il les images quand elles sont incomplètes, je l'entend grincer... Et puis de nulle part, surgit un petit homme en blanc d'une trentaine d'année avec un grand sourire. Il se jette sur le bovin, lui balance une claque phénoménale sur le cul et s'enfuit en criant "ça, c'est fait!".

    BAUDA


    * Bauda... Je suis au Népal, à Baudanath, ville chargée d'histoire et de temples qui accueille en outre des réfugiés tibétains et le plus grand stupa du monde... Il pleut et je m'emmerde.

     

    * WC. Le scolopendre qui gère cinq dizaines de paires de pattes et bien ce scolopendre, il a une maman!

    Il avance sans but, fait des tours autour de la céramique de récupération des fèces, s'arrête, bouge les antennes et sans raison perceptible tourne et va dans une autre direction faire la même chose sur un autre carreau du carrelage.

    Je crois que vu d'en haut, je dois faire à peu près la même chose depuis deux mois...


    * Méditation, très beau le mélange corne de brume-scie circulaire.

    * Des fourmis minuscules.


    * Mes deux plus fidèles amis: l'alcool à 95 et le PQ, on ne se séparera jamais!


    * Après ce qu'il vient de tomber, je ne dirai plus jamais "il pleut"!


    18h57 C'est étrange les réflexes, quand il pleut, on n'est pas moins mouillé quand on rentre la tête dans les épaules. Et on est pas moins ébloui par le soleil quand on fait une grimace!


    Ici (à la succursale régionale des "lotus qui piquent"), le moine sera en sûreté le temps de préparer un peu la suite des événements. Le monastère est au minimum à dix jours de marche de Pokhara et plus on s'approchera du but, plus les territoires seront difficiles. Quelque chose me revient tout à coup. Le type de la "quête pour le peuple" près de Barakphur, je l'ai déjà vu quelque part. Et les fusils des guerilleros qui encerclaient le bus étaient les même que ceux du congélateur.

    Mais pourquoi la Chine entretiendrait-elle une rebellion au Népal?

    Si les maoïstes arrivent au pouvoir, quel peut être l'intérêt chinois à avoir la main-mise sur ce pays de montagnes et de paysans?

    Il n'y a aucune ressource particulière, pas d'accès à un océan ou à un canal stratégique et je doute que le gouvernement chinois fasse collection des sommets de plus 8000 mètres... Quelque chose m'échappe et c'est un euphémisme. C'est une guerre d'usure dont les rebelles ont l'avantage, tout le pays est recouvert par la jungle de la frontière tibétaine à Mahendranagar, au sud du Ladakh et à l'ouest du Sikkim. Leurs sympathisants sont disséminés partout dans le pays, facilement ralliés avec tout ce qui allait mal. Maintenant, rien n'a changé, mais on a trouvé un coupable! Les militaires ont beau être revêtus d'un treillis bleu totalement mimétique dans une exposition de Klein, les rebelles les voient venir et quelques contrôles le long d'une route ne servent qu'à rassurer les touristes d'un danger dont ils prennent alors conscience. D'ici quelques mois, ou quelques années, à force de pressions et aussi d'appuis involontaires de l'ONU pour organiser des élections, ils auront le pouvoir. Et après?


    Et puis il y a les accords hydro-électriques entre le Népal et l'Inde. Le Népal produit de l'électricité, suffisament pour en revendre des quantités astronomiques. Mais voilà, les accords stipulent que ce courant revient plus ou moins de droit au Teraï indien et donc est presque gratuit pour l'Inde. Annexer le Népal, c'est affaiblir l'Inde, le concurrent, ET mettre la main sur les barrages électriques... Et alors?


    Il y a encore trop de chemin à parcourir pour que je puisse me noyer dans l'ampleur de mes conjectures. La première chose à faire, c'est trouver une moto. Ca devrait prendre un quart d'heure, reste à savoir comment payer. Ou la louer au prix du passeport de Mong Tsampa en baratinant pour payer le loueur en revenant. Le choix est vite fait, mon cher Mong, tu es désormais un sans-papier avec un chopper 125...


    Je profite de la sécurité du moine pour m'en défaire un peu, les pactes sur l'honneur pèsent parfois un peu lourd sur la promiscuité. Ca me laisse trois jours pour faire un itinéraire couché dans un lit king-size. Au bout de cinq minutes à regarder une carte achetée en bas de la rue, je commence à voir flou. La dernière nuit dormie remonte à Lhasa, il y a quatre jours. Le flou se transforme en noir et je sombre...


    Un néon vert qui clignote me réveille avec des bruits de sabre laser en panne. A ma montre, il est trois heures dix, j'ai dormi presque cinq heures. Un peu pâteux, je décide d'aller prendre l'air...


    * A Katmandu. Les auto-dealers, pas des voitures, des mecs qui se vendent leur propre drogue. C'est la conséquence des années hippies. Tout le monde est venu pour "éveiller sa conscience" avec sa devise à taux de change royal et puis quand la mode est passée, les hippies sont partis, laissant toute une industrie sans clients et une production massive. Depuis les années soixante-dix, les anciens dealers se défoncent à l'herbe, au black, au crack même, pour écouler les stocks... Même la police est défoncée!


    * La magie des égoûts népalais, dans un tourbillon, une bouteille de plastique disparait et se transforme en chaussure.

     

    * Les escargots de 200 gr.


    A cinq heures, les premiers commerçants réveillent leur boutique. Un paperboy passe en vélo chargé de l'Annapurna Post. Sur la première page, il y a une information un peu difficile à avaler : j'ai dormi vingt-neuf heures!


    Sur les bords de Durbar Square, il y a beaucoup de marchands qui étalent leurs babioles ou leurs légumes à même le sol, des cireurs de chaussures et quelques médiums. Impossible de savoir combien ils sont, impossible d'y faire attention.


    Pour le marcheur ébloui, ils se ressemblent tous un peu et pour tout avouer, j'en suis bientôt, bercé par la nonchalance ambiante. Pourtant un petit cireur de chaussures se ressemble plus qu'aux autres. Il était à Katmandou la première fois et puis peut-être aussi à Bauda mais quand les différences entre les rues sont si peu nombreuses, la confusion est facile. Ce n'est pas la première fois, non! Maintenant, il me semble plus familier. De toutes les ethnies qui se retrouvent au Népal, on peut faire des castes physionomiques: lui serait typé aryen (ceux de la vraie svastika, pas ces salopards du Reich), peut-être mes pensées ont elles vagabondé une seconde de trop en regardant son visage, il s'approche de moi avec un grand sourire.

    - Tu veux que je cire tes pompes chintok?

    Il faisait nuit, de son visage, je ne connaissais que les ombres.

    - Qu'est-ce que tu fais là, gamin?

    - C'est le seul boulot que j'ai trouvé...

    - Cireur? Et les restes de la contrebande à Zhangmu? C'est pas en changeant de boulot toutes les semaines que tu vas grimper dans la mafia.

    - Tu peux rire, ça fait trois jours que je te suis et tu n'as rien remarqué. J'étais censé t'aider à passer la frontière mais tu n'as pas eu besoin de moi visiblement...

    - Ils embauchent jeune dans les services népalais!

    - Le meilleur moyen d'être invisible, c'est de l'avoir toujours été. Un jour, il y a un an, un type se balladait dans la rue, j'ai essayé de lui faire les poches... d'ailleurs, tiens, un des petits t'avait pris ça... on a discuté et il m'a proposé de travailler pour lui de temps en temps. J'ai pensé qu'il se moquait de moi jusqu'à ce qu'on se rencontre à nouveau il y a un mois... Je devais servir de guide à un moine accompagné par un autre type, pour qu'ils puissent entrer au Népal sans encombres...

    - Joli conte de fée... et maintenant tu vas m'aider à cirer mes chaussures de marche?

    - Je me suis dit que s'il fallait que tu passes discrétement c'est que tu devais faire quelque chose d'important, il y aurait peut-être d'autres "discrets" pour t'en empêcher... Au fait, où est ton ami?

    - Mon... le moine? En sûreté et c'est tout ce qu'il est. Je vais sûrement le retrouver endormi là où je l'ai laissé... en tibétain religieux, on dit "méditation". Bon gamin, il faut que je te laisse à ta filature, le devoir m'appelle...

    - Comment tu t'appelles, Chintok?

    - Rob... Fran... Non, Mong, je dois m'appeler Mong.

    - T'as pas l'air bien sûr!?

    - Un prénom, c'est plutôt les autres qui s'en servent, non?

    - Moi c'est Ram.

    - Bien entendu. Allez bonne chance, gamin.


    Comme prévu, le moine somnolait en lotus sur sa paillasse en ronflant des mantras. J'hésite à le laisser ici. A quoi bon le réveiller pour l'emmener faire la même chose au milieu d'une zone de conflit? Si les rebelles maoïstes sont la main armée de la démocratie chinoise, pourquoi aller jeter le moine dans leurs... mains? C'en serait fini de toute cette affaire...

    - Hé, debout!


    A califourchon sur la moto, chacun de nous essaie de protéger son arrière-train des nids-de-poule trop soudains avant de rejoindre "l'autoroute" de Pokhara pour six heures de trajet inoubliable. Il est derrière moi, assis, je conduis sur l'asphalte au milieu des rangées d'arbres. et cette phrase se répète inlassablement jusqu'à la fin de l'asphalte : c'est effectivement une autoroute...


    Succédant aux agitations citadines, le calme désespéré de la morte saison, Pokhara et son attente "hellenique" du touriste. Toute la ville au bord du lac s'est prostituée au tourisme, ne sachant plus que faire qu'attendre son client infidèle. Les "troubles intestinaux" et "quelques larmes", comme disent les poètes pour "guerre civile" et "mousson", ont rendu son amant difficile. Assise et soupirante, la ville se morfond et de son regard de chien battu apitoie les quelques célibataires qui lui tournent autour pour se prouver qu'elle peut encore plaire.


    Les rues sont calmes et belles, toutes dominées par les collines vertes. Les petites maisons basses, toutes lodges ou boutiques, laissent la lumière libre de ses réflexions. Mais la nostalgie de cette ville est trop pour un seul homme et un bonze qui dort. Choisir l'un d'eux pour passer la nuit n'est qu'un dilemne de plus dans l'armoire des pourquoi. Continuer... s'éloigner des yeux qui nous dévorent et de la rumeur qui s'annonce. Partir dans la campagne jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'un seul choix possible, une seule chambre dans un seul hôtel dans un village d'une seule maison. Là, nous serons anonymes, deux voyageurs perdus qui cherchent la tranquillité... dont tous les tenanciers de Pokhara voudront se venger...


    Le chemin défile au bord du lac, irrégulier. bientôt le bitume passe le relais aux graviers. Un peu exténuée, ma main s'endort sur l'accélérateur. Shiva, juste un peu désapointée, a fait passer un rigodon au milieu de la route qui suffit à désarçonner les irrévérencieux. Le choix est fait, cette petite pension au milieu d'un chemin de terre servira d'hôtel et d'hôpital.


    Le moine a réussi à basculer et s'en sort avec quelques égratignures, mon côté droit est ravagé mais rien ne semble cassé. C'est écoeurant de refuser la gentillesse : nos hôtes s'affairent en tous sens pour trouver un chiffon sale et envoient leur fils chercher de l'eau dans le lac. Ces gens-là méritent qu'on s'infecte pour eux.

    Aussi surprenant que cela puisse paraître, le moine fait un simple signe de la main et, à contre-coeur, ils retrouvent leur calme. La profondeur de leur gentillesse n'a d'égal que celle de leur foi. Il fait bouillir de l'eau et nettoie mes plaies avec un pan de son drap. Il envoie le garçon chercher une gaze au hameau le plus proche et quelques heures plus tard, me voilà enguirlandé du lobe frontal au pied droit dont la plaie de la grotte s'est réouverte pour l'occasion. Surprenant Népal où Internet côtoie les porteurs aux pieds nus, ou le milieu de rien est toujours à dix minutes d'une pharmacie ouverte... peut-être. Maintenant, la nouvelle de l'accident va se répandre comme une traînée de poudre.



    * Ne jamais chasser une mouche de son pantalon, tant qu'elle y reste, elle n'est pas dans l'assiette.


    * TOUJOURS décoller son lit du mur, TOU-JOURS!

    * 2 jours vides à regarder les nuages s'évaporer du lac après un après-midi ensoleillé, 2 jours à écouter le bruit patient des gens qui coupent de l'herbe, font bouillir de l'eau sur un feu de bois ou attendent la fin d'une averse. Cette convalescence aurait duré des mois si la troisième nuit dans l'auberge n'avait été si mouvementée.

    Tard dans la nuit, le coassement des grenouilles s'est arrêté. Quand on s'endort avec un bruit, son interruption éveille: des fouissements dans la rizière accompagnés par de l'eau qu'on foule doucement. Il y a un interstice entre les planches qui donne derrière la maison: quatre types avec ces putains de Kalachnikov encerclent notre chambre. C'est officiel, les amis de nos ennemis sont nos ennemis. J'aurais préferé servir la cause des moines Shaolin... Il n'y a ni porte de derrière, ni cave secrète. Sans armes, on peut simplement se cacher sous les lits... Une bonne attaque du Tigre et on n'en parlait plus.


    Minable! Un des guérilleros ouvre doucement la porte, qui craque à nous réveiller, met deux coups sur le lit avec la crosse de son fusil et se baisse pour nous faire un sourire braqué.


    La femme qui nous loue la pièce allume un feu et prépare du cya. A travers les vapeurs de lait, on peut voir les traits de nos nouveaux geôliers.Ils ont entre 16 et 20 ans tout au plus, déterminés comme des ados avec un fusil. Le plus vieux nous invite à boire quelques gorgées dans les tasses qu'il nous tend. Il est légèrement piquant, onctueux, délicieux, mais je suppose que mon avis sur le thé ne l'intéresse pas... erreur.


    - Tapaïnharuko cya mito cha?

    - Derai mito, ani timko?

    - Qui vous envoie?

    - Personne.

    - On va vous emmener au QG pour vous interroger, on sera plus tranquille.

    Silence.

    Ils sont jeunes, ils confondent un peu tout, QG ce doit être un terme générique pour dire "bâche tendue". Aux rumeurs qui circulent, ils seraient établis à Ghorepani, eau de cheval, si joliment nommée pour ses rivières d'urée chevaline, et je doute qu'on prenne le taxi.


    Voilà soixante jours que j'ai quitté ma porte et ma bibliothèque pour un bilan mitigé. J'ai ouvert une fiole dans une source pour je ne sais quel dessein machiavélique et on va sûrement être fusillés sans procès pour un "génocide" qui n'a pour l'heure pas trop alerté les médias. Je sais que ce genre d'opération procède sur le long terme mais c'est toujours apaisant de savoir pourquoi on vous fusille, on peut s'accrocher à la cause le temps d'y passer.


    Un peu avant l'aube, une jeep s'est arrêtée devant la bicoque dans laquelle ils nous ont poussés à côté des trois ados qui s'y trouvaient déjà et les quatre avec lesquels nous avons pris un thé. Ici comme ailleurs, la télévision fait des ravages, la jeunesse est bercée des clichés américains repris à la sauce Bollywood: on nous a baillonnés et mis un sac de tissu noir sur la tête.

    Dans cette jeep étriquée, pleine de haine imbécile et d'odeurs musquées, c'est là qu'est le moteur du monde, la force naïve enrôlée sur la promesse d'un futur; l'un dans l'autre, on s'est trouvé la même voie, obéir pour s'oublier, l'inanité ou l'indécision pèsent le même poids sur la conscience, on ne s'en sort que par la dévotion aveugle. Leur cause n'est pas celle d'un progrès ou celle d'un projet politique, elle est celle d'une génération qui voit le monde sur écran depuis sa rizière infestée de moustiques. C'est en cela que le progrès est irréversible, si délétère soit-il, il happe tout sur son passage et invente chaque jour de nouveaux essentiels irréversibles: "Bon aujourd'hui le TGV consomme trop, vous irez à Paris en charrue... Ah oui, au fait, la lessive pollue, vous irez laver votre linge au puits avec du savon... Ecoutez, on ne peut pas vous aider à industrialiser votre pays parce que votre riz est moins cher comme ça... mais vous pouvez nous regarder le manger sur les TV qu'on vous vend, c'est bon?"

    Et la plupart des intellectuels qui sont écoutés, le sont parce qu'ils passent à la télé, les intègres qui défendent une égalité sont si peu écoutés que leur maigre salaire ne leur permet d'acheter qu'un riz d'import asiatique... Irréversible! Alors forcément, ça irrite. La balle qu'on va nous mettre dans le thorax est peut-être légitime, je la paierai presque de bon coeur au gouvernement chinois.


    La pluie, la jeep qui fait le kangourou, les rebelles silencieux, la tête dans un sac...

    L'avantage de ce trajet, c'est qu'il était inconfortable moins d'une minute après le départ, les heures sont passées sans plus de longueur. Et puis la jeep s'est arrêtée, on nous fait descendre sur les cailloux.

    - On va dormir ici, on ira au QG demain.

    Un type m'attache les mains dans le dos et me tire par le bras. Une porte couine, il dit "avance" et une fois à l'intérieur me jette sur une paillasse. Un bruit similaire juste à côté, le moine est dans la même pièce. La respiration à l'intérieur de ce sac est difficile, impossible de fermer l'oeil.

    D'un coup, la porte s'ouvre avec fracas, la même voix dit "allez, on y va", s'approche et me dégonde le bras jusqu'à la stature bipède. Un grand coup de crosse dans le dos et nous sommes dehors. Il pleut.

    Après quelques pas, la portière de la jeep ne s'est toujours pas ouverte.

    - Mmmm...

    C'est vrai, je suis bailloné. Mais il ne devait y avoir qu'une seule chose à dire, il répond:

    - On y va à pied.

    Et on y est allé dans les bruits de la jungle effervescente... Nos pauvres corps d'occidentaux sous tutelle ne savent plus faire grand chose mais à vue d'horloge interne, je dirais qu'on a marché toute la journée dans la montagne.


    La pluie s'est arrêtée. On nous enlève nos cagoules et il fait toujours aussi noir. On nous fait asseoir sur des tas de paille à même le sol et une lumière s'allume au plafond. Les mouches Bön tournent autour de l'ampoule donnant l'exemple aux guérilleros qui entrent les uns après les autres dans la pièce et prennent place en cercle concentriques. Les quelques lumens de l'ampoule se noient avant d'avoir frappé les murs mais au nombre de porte-fusil qui entrent, ils doivent être assez loin, ce doit être un genre de grange. Dans le genre tribunal militaire, c'est réussi. Le filament ocre éclaire juste assez les visages pour les laisser deviner derrière leurs ombres menaçantes.

    Ils peuvent commencer, ils auraient même pu nous fusiller hier, mon silencieux compagnon ne dira rien, même s'il comprend les questions et pour ma part, je ne sais dire "flasque" ni en népalais, ni en anglais... autant dire que sans cette clef de voûte, mon explication ne tiendra jamais la route, en plus je me sens d'humeur taquine, la fatigue, tout ça...

    - CAMARADES, nous avons reçu l'ordre de questionner ces deux enemis du peuple et de les exécuter. Nous sommes prêts du but et ces deux-là vont servir d'exemple. La volonté du peuple sera satisfaite et bientôt notre gouvernement siègera au Kaiser Mahal pour le bien du Népal. Bientôt nous pourrons nous défaire de l'emprise indienne et renforcer les liens ancestraux qui nous unissent à nos vrais protecteurs!


    Pas mal ficelé, son discours, du suspens, de la joie, une prophétie... Qu'est-ce qu'il attend pour chanter l'Interna...

    - Camarades, c'est la lutte finale!

    Levons-nous et demain,

    Le Kaiser Mahal

    Sera entre nos mains...


    L'hymne américain au garde-à-vous est tout aussi pathétique pourtant ces voix à demi-muées ont quelque chose de touchant (au fait, le Kaiser Mahal, c'est le palais du roi, à Katmandu). Ils croient en quelque chose! Ils réclament plus d'école, plus d'industries. C'est beau! Même si le résultat ce sera des jeunes cultivés au chômage dans un pays qui manque de main d'oeuvre agricole et une pollution ingérable qui va souiller le pays en moins de vingt ans. Je le sais, j'en viens... Quand on est devant sur une mauvaise voie, peut-on parler d'une «avance»?


    Les plus fervents qui s'étaient levés se rassirent. Le "meneur" fait descendre le baillon sur le menton avec le canon de son fusil et démarre son interrogatoire-spectacle:

    - Alors, ennemis du peuple, quels sont vos projets pour nuire à l'égalité des citoyens?

    - ...

    - Votre silence prouve votre honte! Devant cette assemblée enfin vous sentez-vous coupable?

    - ...

    - Peut-être pouvez-vous avouer l'innomable? Alors?

    Ca vire inquisition, je ne sais toujours pas quoi dire. Culot, on verra bien...

    - Tire Ducon, qu'on en finisse!

    - Vous êtes pressés de mourir, on dirait!

    - Tu fais le malin avec ton fusil, "je crains degain, je vous prends tous ici, un par un"!

    - Vous avez tous deux trahi votre patrie. Comme vous n'avez pas l'air de vous en rendre compte, nous vous laissons la nuit pour y réfléchir, vous serez exécutés demain à l'aube.


    Mention spéciale "comme dans du beurre". Trop de films donc... Enfin, ça ne fait que repousser le problème. On est maintenant enfermés dans une chambre sombre, baillonnés et ligotés, pour changer, sur le sol en terre qui grouille de fourmis; la corde est usée mais les noeuds sans mous. Autour de la cahute, on entend tituber les rebelles de plus en plus "rakshi" et une fumée de cuisine, qui, bien qu'elle soit alléchante, commence à nous étouffer. Si tout continue comme ça, ils vont même économiser deux balles. Sur l'avis de décès, il y aura "asphyxie aux vapeurs de Dhal Bat". La paille coupe très peu et mon canif est resté sur la table de chevet quelque part il y a deux jours. "Est-ce que vous avez une dernière volonté? Ben, en fait, j'aimerais bien trois jours d'avance, ok? Non." Si j'avais été fakir, les cordes se seraient détachées d'elles-mêmes.


    L'entrée n'est pas un must en matière d'étanchéité, la pluie commence à s'infiltrer sous la porte. Non, pour être exact, elle COULE sous la porte, accompagnée de petites sangsues. C'est tout ce qu'il manquait!

    A la moindre goutte d'eau, elles ont vingt heures d'endurance avant de sécher et la seule odeur qu'elles connaissent, c'est celle du sang, rien ne peut les en distraire hormis une braise incandescente. J'échange toutes les situations que j'ai évitées sans le savoir contre une idée pour éviter celle-là. On va se faire siffler comme des rhums planteurs pendant toute la nuit. Et si nos amies n'ont plus soif, l'eau, la fumée, les balles, les machettes finiront le boulot.

    Allez!

    Une idée, bon sang... façon de parler.

    Une IDEE!

    Eureka! Si les cordes n'ont pas de mou, il faut réduire le diamètre des poignets et pour une fois, ces putains de larves-vampires vont servir à quelque chose, en y laissant des plumes.

    Etant donnée la façon dont on se tortille à cause des liens, elles vont nous prendre pour des aînées. "Venez, mes chères petites sangsues, sautez sur papa, pompez-lui le sang des poignets!"

    Une fois "récoltées", le simili-garrot formé par la corde les dirige naturellement du bon côté de la main, sur les veines généreuses. Bientôt, mes avant-bras et mes mains sont saturées de ces ventouses qui pompent mes globules fatigués.

    Près de trois heures durant, je les ai regardées me vider pour devenir de petits étrons juteux et puis enfin, mes poignets ont pu bouger, un peu, un zeste, mais suffisament pour envisager d'avoir mal. A bout de force, j'ai tiré mes mains de ces menottes végétales, serrant les dents pour contenir la douleur de la peau qui se déchirait tout doucement. Le plus douloureux était la première déchirure, de peau déjà rougie, ensuite, la corde a commençé à glisser sur les sangsues qui huilaient le passage de la corde en éjaculant mon sang par l'orifice buccal.

    A la fin de ce supplice, les mâchoires encastrées l'une dans l'autre, les articulations de la main exhibaient à vif le début des gaines tendineuses; quelques sangsues ont survécu à l'essorage et se remettent déjà à table.

    Un frisson de dégoût frénétique me fait arracher toutes ces saloperies invulnérables, retenant une envie de hurler, de partir en courant.

    Pas le temps de s'apesantir, mes mains sont libres, un peu de courage, mes pieds et le moine le seront aussi...


    Au dehors, il n'y a plus aucun bruit. Un coup de pied correctement placé emporte un pan de mur humide suffisamment grand pour se glisser dehors. Curieusement, le moine n'a pas l'air plus mou que d'habitude. Tout le monde est ivre-mort et ronfle à s'en écorcher le palais. Les contorsions arrachent encore quelques mottes de terre du mur, histoire de nous saloper encore un peu plus. Une fois sûr que personne ne peut nous voir, je fais signe au moine de sortir: rouge d'effort et nimbé des vapeurs qui s'échappent un peu par le trou, on le croirait sorti d'un tandoor!


    Le choix est vite fait, il n'y a qu'un seul chemin qu'il nous faut arpenter le plus longtemps possible avant qu'ils ne découvrent notre évasion. La nuit est sombre, encore voilée des lourds nuages de pluie. Le petit sentier s'enfonce dans la nuit, boueux, caillouteux, et la fatigue nous fait trébucher à chaque pas... ce sera un miracle si l'on s'en sort. Quelques hameaux endormis jalonnent le sentier et après un temps qui semble un éternité, les premières lueurs éclairent les rizières en escalier.


    Il fait gris, mais le soleil est vraiment le bienvenu.


    * Avec la mousson abondante, les plaies ne cicatrisent pas, mais plus il pleuvra, moins il y aura de témoins de notre passage.



    Deuxième jour


    Les douleurs s'épanouissent. Le pus se développe. On ne sait pas vraiment où on va, mais il faut y aller, pendant des heures, fuir ces fanatiques pour emmener un colis je ne sais où, à cause de je ne sais plus quelle cause louable pour quelqu'un quelque part qui trouve un intérêt dans ce bordel!

    Au moyen-âge, la médecine c'était pas ça: après tout ce qu'elles ont pompé ces salopes, je devrais péter la forme, et ben non! Et puis pas moyen de cicatriser, entre la mousson, les frottements et les anticoagulants des sangsues, ça pisse le sang de partout...



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