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    Sixième jour, Manang-Muktinath

    Manang-Thorong Phédi


    Au réveil, deux filles à l'air endormi s'affairent dans le capharnaüm. L'une d'elle prépare un feu tandis que l'autre remet en place ce que les ados-guerriers ont chamboulé la veille. Quand celle-ci me voit épier par la "porte-fenêtre", elle fait un geste de bienvenue négligé et continue son rangement. Aucune d'elles n'a l'air d'être plus préoccupée que ça par le désordre ou notre présence... Peu à peu, le capharnaüm retrouve sa disposition d'origine et se réchauffe. La nuit au frais m'a offert une bonne fièvre et quelques courbatures. L'équilibre en est légèrement amoindri, la vivacité également. Elles se ressemblent un peu dans leur jogging sale. Celle qui alimente le feu avec des bouts de plastique sort une ribambelle -cinq- de tasses vides et l'autre vient nous ouvrir la porte de la pièce. Comme ceux de la pièce supérieure, les murs de terre ressemblent aux plus élégants des crépits et le toit de bois, de brindilles et de chaux gouttent de temps en temps. Assis autour du four en terre qui enfume cette salle, le temps se dilate. Des personnages étranges aux allures de clochards défilent de leur démarche étrange. Cet endroit est beau, de simplicité et de fin du monde. L'humanité y croupit sans appréhension. Je suis parti un peu perdu, sûrement étourdi par la fièvre et la fumée. Au milieu de cette ambiance bizarre, plus rien n'a de sens. Les minutes passent quelque part, ailleurs. Ils parlent entre eux dans une langue inarticulée. La pyromane plisse ses yeux de plus en plus sous les assauts de son feu toxique. Des montagnards mats et burinés s'assoient à nos côtés le regard hagard et le sourire au lèvre. Ils semblent nous voir depuis un autre monde.

    La fumée s'épaissit et se teinte d'une odeur de lait brûlé: le cya est prêt. elle verse sans ménagement le liquide bouillant à moitié dans les tasses, à moitié sur les mains qui les tiennent.

    Depuis hier soir, beaucoup de choses ont changé, c'est étrange, le jeu n'a plus d'enjeu et je ne sais pas si c'est une variante du désespoir ou la plus puissante des forces. Je ne sais plus pourquoi je continue, ni pourquoi. Je n'ai rien à faire ici, rien de spécial. Juste me laisser être ce que les choses stimulent en moi. Les autres vont partir, on pourrait rester là autour de ce feu enivrant et continuer dans un mois ou vingt ans, se prélasser devant les glaciers en broutant de l'herbe amère?


    Je vais aller à Muktinath, sinon, je ne saurais pas quoi faire de la journée. Le dernier convive prend place de l'autre côté du four, un sourire énigmatique incrusté dans les rides, un vieux calot perché sur le chef. A travers la fumée chamanique, sa maigreur fait pétiller ses yeux d'enfant d'un éclat fou. La voix rocailleuse et lente, il entame un monologue hypnotisant à travers les volutes délétères et le sifflement du bois humide. Presque un sorcier qui nous met en transe avant le combat...

    Mais il faut partir ou rester à jamais, enlisés dans le plastique fondu. Personne ne salue, personne ne bouge. L'aube nous accueille une fois de plus et rend ce petit déjeuner plus irréel encore.


    Marcher. Beaucoup marcher. Pour la première fois, mes pensées sont vides. Je me laisse bercer par l'indolente démarche de mes jambes. Mon corps oscille sur les premières pentes douces captivé par les dessins du brouillard. Dans le premier village, à quelques pas de là, un vieux vagabond me fixe droit dans les yeux et marmonne une chanson atone. Tout est trop bizzare, inhabituel, mon front brûlant, ces personnages phantasmagoriques, le brouillard dense qui voile tout horizon, je titube. La boue aspire les semelles entrouvertes et s'infiltre dans mes chaussettes déchirées. Encore des chemins, des montagnes, du brouillard, de l'eau, des côtes. Je crois que je commence à comprendre ce qu'est la réalité au-delà de ce que j'en comprends ou plutôt je commence à perdre le fil de cette réalité trop complexe, unique à chaque instant, et cet oiseau chimérique qui sautille au milieu du chemin, qu'est-ce qu'il est? Il me regarde. Orange à pois verts avec un bec disproportionné, des yeux humains... J'attends le moment où il va jongler avec des caillaux de sang. Il picore des cailloux? Mais qu'est-ce qu'il fout là, en plein milieu du chemin et pourquoi il me regarde comme ça? Allez, barre-toi le krakoukas, tu m'empêches de voir les pierres!

    Etonné, il a simplement lancé un pépiement qui ressemblait à un juron du capitaine Hadock et est parti en faisant des petits bonds... C'est... C'est nouveau, un détail tellement aberrant qu'il ne peut pas être une affabulation, comme un grand verre d'eau fraîche dans la gueule.


    Toujours cette énigme: comment d'une seconde à l'autre un corps au bord de l'agonie se retrouve-t-il porté par un élan déterminé?


    Quelques chèvres bêlent comme des bébés avec beaucoup de coffre. De leur coté, les vaches font des sons inbovins, curieux. A partir d'un certain cap quand la nature sent qu'elle ne choquera pas, elle se lance dans le délire total, elle lâche tout ce qu'elle a sans retenue. La lande est simple: un vaste pré brouté en face d'une montagne pelée sur laquelle il pleut. Cette siscion s'explique par des lois climatiques. Le reste, c'est n'importe quoi! Les insectes défient Darwin de tous côtés, les fleurs ont toutes été créées en laboratoire par un botaniste dingo et tous les mammifères font des vocalises complétement inédites.


    Un petit pont passe au-dessus d'un torrent quelconque et mortel pour se retrouver sur le versant pluvieux de la montagne pelée. Pluvieux ET froid! Je ne sais pas comment c'est possible, mais dix degrés se sont fait la malle... Peut-être tombés du pont?


    D'une bicoque plate sort un typé-tibétain bonhomme qui descend à ma rencontre. Il dit "C'est plus loin" et me regarde monter-marcher. C'est normal qu'en arrivant à hauteur de la maison, une chèvre splendide arrête de se gratter contre le chambranle de la porte pour me toiser de ses pupilles rectangulaires. On ne comprend vraiment l'insondabilité du néant primal qu'en regardant une chèvre dans les yeux! Au moment où elle lève la tête, une voix demande ce que je veux boire. Je m'assois, elle s'assoit et se gratte. A quatre mille mètres sur un versant pelé de l'Annapurna, un couple de clowns s'entraîne à perfectionner son numéro de ventriloquie avec une chèvre! Le cya n'est pas bon, c'est la moindre des choses pour un endroit si reculé. Mais la chèvre est vraiment exquise, propre, le poil long brossé et des cornes cannellées en parfait état. Un petit "bouc" au menton et un air de coquine assagie: sa jeunesse a dû être turbulente dans les montagnes alentours. Que ce soit clair, c'est une fascination des plus platonniques... Quoi que... Elle continue de se gratter soigneusement, se relève et se frotte à nouveau sur le chambranle de la porte. Je l'aime bien.


    "Plus loin" donc, Thorong Phédi, encastré dans un entonnoir à mousson. c'est un hôtel-hameau au "bas" du col du Thorong. Un "bas" à quatre mille quatre cents mètres qui commence à accélérer le pouls. On serait tenté de dire qu'il fait froid, mais normalement on y arrive en blouson haute-montagne, plus haut il fera froid.


    Décidément, la montagne s'obstine à ses procédés vicieux, elle ne s'arrête pas. Une montée harassante après l'autre, un autre village fermé apparaît. Et toute l'humanité s'arrête là...


    Pour tout Homme sur cette Terre, il y a un contrat tacite avec ce qui fait office de dieu: "si tu t'abandonnes au monde, le monde s'abandonnera à toi". Ca ne veut pas dire "saute d'une falaise et tu voleras", ça ne veut pas dire "reste allongé et contemple", ce n'est ni un ordre, ni un conseil, c'est quelque chose d'inexplicable, de subtil et puissant, de profond, quelque chose qu'on ne comprend qu'au moment même de le faire et qu'on ne pourra jamais partager.

    Plus on s'abandonne et moins on peut penser les détails, le sens disparaît peu à peu, on voit chaque instant dans sa totalité brute. Chaque instant devient une évidence éphémère. Ce n'est ni suivre son instinct, ni prendre les devants, C'est... C'est accompagner la vie au moment où elle s'écoule sans en être extérieur, c'est être sa vie mais bien plus encore, ne plus être descriptible, marcher exactement à la vitesse du monde et faire vibrer par sympathie la petite partie de monde qui est en soi. C'est ressentir quelque chose de total, ressentir avec autre chose que soi... C'est ressentir l'équilibre fait de milliers de fourmis, d'herbe humide et de rocs, d'un champignon qui est LA, d'un son qui se propage dans un brouillard tamisé, des odeurs délicates et de cette lumière grise, opaque, et tout cet équilibre est différent à chaque seconde et pourtant rien n'a bougé... Je crois qu'il y a une expression pour ça, quelque chose qu'on ne comprend pas avec les mots: "La vie est un chemin qui va..."


    Je crois que je comprends ce petit sourire à la commissure des lèvres du moine, les rebelles, le froid, la faim, il s'en fout, c'est aussi pour ça qu'il n'essaie pas de m'arrêter quand je ne fais pas attention à lui. Si mes promesses n'ont plus de sens à mes yeux, nos chemins se séparent, voilà tout...


    Agaim-Thorong La


    Je commence à avoir mal à la tête. A partir de maintenant, je dois aller plus vite que les bulles d'air. Malgré la difficulté, la régularité dans les pas est nécessaire. Voir un glacier sous des nuages de givre qui surplombe une falaise de graviers depuis un sentier de graviers sous une pluie battante qui bat non seulement la pente de graviers qui porte le sentier de graviers mais aussi mes épaules et mes bras nus en imbibant tout a de quoi décourager. A ce moment précis, je me souviens de ce que ça peut-être, de ce que j'aurais dû ressentir, mais je ne le ressens pas...

    Dans ce paysage de volcans martiens pas un centimètre carré ne ressemble à l'autre, pourtant il n'y a que deux mots pour tout décrire, cailloux et montagne. Peut-être que les répéter cinquante fois différement peut expliquer la richesse de cet endroit. Quand on évoque le bout du monde, je crois qu'on peut penser à ce col. Une île déserte au milieu du pacifique est plus humaine que ce désert gris et glace. A dix kilomètres droit devant, il y a un héliport, cinq kilomètres derrière, à Thorong Phédi, il y a un héliport, si reculé soit cet ilôt, pourtant dès le premier pas derrière les cahutes, on ne fait plus partie de l'humanité, on disparaît. La glace, les pierres et le vent.


    La régularité a figé une démarche, les bras blottis contre le ventre et les jambes mécaniques. Pourtant une démangeaison vient la pertubrer. La dernière fois que ça s'est produit, c'était sur Lama après une anesthésie à l'éther: la main ne répond pas. Elle reste désespérément immobile au bout du bras. Mon corps doit être d'une symétrie qui frise la perfection parce que l'autre main est dans le même état. Le tout s'accompagne d'une coloration violette directement sous le bronzage asiatique.

    Patiemment un mouvement de castagnettes s'amorce pour rendre vie à ces extrémités engourdies. Et c'est alors que la pluie glaciale devient de la neige!

    A ce niveau de résistance contre... le reste du monde, mes tempes se mettent à battre la chamade. L'étourdissement me guette chaque minute et le cya de la maison des fous paraît bien loin déjà. Chaque grain de riz du repas d'hier soir doit offrir tout ce qu'il peut, aucun gaspillage n'est permis.

    Je pensais l'avoir oublié à jamais, mais la dernière fois que mon coeur a battu si vite, c'était à l'école maternelle avant d'embrasser une petite fille sur la joue. Une jolie petite fille avec une queue de cheval. Et ce petit garçon qui tremblait de peur à l'idée de poser ses lèvres sur la peau rose de son amoureuse est en train d'avaler le vingtième kilomètre de la journée sous la neige de l'Himalaya au lieu d'avoir peur d'en demander une autre en mariage...

    Le vingtième kilomètre, c'est une barraque et un panneau qui apparaissent derrière la neige fondue. La neige fond parce que le vent qui la propulse maintenant à quarante kilomètres/heure la réchauffe! Sur le panneau, il est écrit "Félicitations, vous venez de passer le col du Thorong, 5 416 mètres! A bientôt!".


    Les castagnettes n'auraient pas tenu plus longtemps les doigts en éveil, les pas frôlaient le surplace et deux minutes de plus toujours aussi peu réconforté par la glace et les rochers, mon cerveau se serait volontiers éteint dans un éclat morveux, pourtant ce "à bientôt" me semble naturel.

    Au moment de passer le col proprement dit, un coup d'oeil dans la baraque, aussi accueillante qu'un bac à glaçons.


    Thorong La-Muktinath


    Ce brusque changement en vient assez rapidement à parfaire l'usure de l'organisme. Les muscles se reposent enfin pour que les articulations puissent morfler en absorbant les chocs de la descente. Brouillard. On peut remercier la pesanteur de nous rendre de plus en plus légers au cours de l'ascension et reprendre son merci dans la descente, au bout du parcours quand dix heures se sont écoulées et que chaque pas vers le bas alourdit de quelques milligrammes, de trop.

    C'est encore quelques temps le même décor apocalyptiquement beau mais le corps s'apaise peu à peu, la douleur perd de son péril.

    On se sent comme dans du coton, le rythme cardiaque ralentit peu à peu et la dureté du roc s'adoucit d'un tapis d'herbe rase. Les premiers détritus industriels sont posés là comme autant de drapeaux à la gloire de l'Occident.

    Le brouillard silencieux étouffe les faibles échos de la montagne ne laissant filtrer que des coassements disparates. Des petits rochers en forme d'huître sont posés ça et là, chacun entouré de fleurs minuscules qui poussent à cette altitude: des orchidées jaunes, de petites fleurs blanches et délicates et parfois une pâquerette d'un violet éclatant. Et puis dans cette finesse veloutée, floue, une petite butte verte se dessine. Les coassements se suivent à la queue leu leu et une file indienne de perdrix travers le brouillard en ombre chinoise. L'air se réchauffe un peu...

    De nulle part, le clapotis d'un filet d'eau emplit l'espace pour faire pétiller les sens convalescents. Chaque pas dévoile son environnement au fur et à mesure en laissant le chemin parcouru se perdre dans sa couverture éthérée. Les huîtres disséminées dans ce hasard frileux sont de plus en plus grosses, cerclées d'une flore qui s'épanouit doucement.

    Un rien plus dense, la brume lorsqu'on la foule dépose sur la peau de fines gouttelettes qui ruissèlent et caressent.

    Dans mon petit oeuf onirique, je flotte au ralenti le long de mon chemin...


    La poubelle à ciel ouvert s'intensifie mais n'inspire aucune aversion. Des insectes invisibles alors se rassasient des parties périssables et ne laissent répartis sur le green que des emballages colorés.

    Les sabots et les anus des chevaux ont lesté le sol imbibé d'eau. C'est très rafraîchissant d'arriver aux premier hameau en skiant sur la boue meuble et les crottins moelleux. Je suis en première classe d'un bonheur moltonné, juste avant l'éjaculation céréberale.


    A gauche, peut-être, un adret verdoyant. A droite peut-être, un ubac rocailleux. devant, il n'y a rien d'autre qu'un joli dégradé de gris, des nuages à bruine, un parterre d'arbrisseaux et des champignons. Et puis le garant du contrat a estimé qu'il pouvait mettre sa touche personnelle: sous la couche de nuages nébuleux, entre les deux visages de ces hautes-montagnes, le brouillard s'est ouvert, a doucement épanoui un petit hublot en flou artistique sur la vallée de Muktinath, oasis verdoyante sur tons de rouge argile, les couleurs chaudes d'un désert de soleil et la flaveur d'un souffle de vie.

    Quand je m'éveille enfin, je suis en pleurs, émerveillé comme jamais.


    Un hénissement et des sons de grelots font s'évaporer les dernières buées et la ville m'accueille d'un battement de cils.

    Ici, les insectes manquent pour nettoyer les déchets. J'aurais préféré dire que j'éprouve envers ces négligeants une certaine aversion mais la vérité soudaine, c'est que si je croise un de ces connards corrompus en train de jeter ses saloperies dans la montagne, je le bousille et je laisse son cadavre se couvrir de fleurs.


    Mélange subtil de Tibet et de Népal, la sérénité des montagnes impassibles et la douceur vivante des fermes alentours. Les échos perçants des pâtres appelant au loin un ami, le regard tendre des vaches, les porteurs qui bavardent dépassés par les processions de khacchars, ces chevaux trappus du Mustang. Le climat tient dans un mot, serein. Les intempéries s'arrêtent au bord de la vallée et l'eau de leurs pluies irrigue abondemment les cultures. A cette altitude, il y a de l'oxygène mais aucun moustique, l'air est trop sec pour laisser proliférer les microbes et le soleil direct décourage les sangsues. La ville prend juste assez d'espace pour être rassurante et laisser à chacun sa place de liberté. Si on peut se passer des boutiques de mode et des séries télé, c'est un des quelques endroits sur Terre qu'on peut appeler paradis.


    Quand on marche douze heures par jour, c'est inévitable, on rêve qu'on marche. Il faut savourer ces quelques minutes de veille où l'on se sait couché avant de marcher dans ses rêves.

    Comme tous les matins depuis six jours (seulement!), ma journée commence avec l'aube, plus calmement pourtant. Les chaussures traînent la patte et s'arrêtent pour quelques tasses d'un bon cya. Il fait beau. Le bassin fait son travail avec maturité, chaloupe davantage et va au fond des gestes. La route, oui, la route! ne se force pas beaucoup pour rejoindre Jomsom, huit cents mètres plus bas, elle étale le dénivelé sur vingt-et-un kilomètres.



    Septième jour, Jomsom-Larjung


    Il est quinze heures, il pleut depuis une petite heure. Encore quatre heures de jour. Et puis regardant la route effondrée qui continue sa route, mes muscles font la moue. Quelques secondes d'indécision face à cette grève soudaine et puis finalement tout est solidaire pour faire demi-tour: une centaine de mètres jusqu'au petit village de Larjung que je venais de passer et ne plus rien faire du tout en attendant dans une auberge!?! J'ai faim.


    Comme prévu, elle est vide. Toutes lumières éteintes et pourtant lumineuse, agréable. Dans une assiette, une jeune fille aux cheveux emmêlés apporte la plus appétissante des pizzas!?! C'est un chapati recouvert de tout ce qu'il y avait dans sa cuisine. Du fromage, des champignons, des tomates, des concombres, du thon, n'importe quoi. Je me souviens alors que j'aime manger. Je n'ai marché que huit heures et je suis affamé -plus tard la carte dira que ces huit heures mesuraient quarante-cinq kilomètres, ah c'est pour ça...


    Du thon!?

    Le jour où on a eu l'idée de le trouver bon et rentable, l'espèce a pris un grand coup dans les branchies! Pour trouver du thon à cette altitude, à trois mille kilomètres de la première flaque salée! Quand on naît thon, on a une chance sur deux de finir en boite, mais quand les bocaux de boudins du Périgord sont le plus souvent ouverts par ceux qui les ferment, les boites de thon parcourent une distance démente pour se retrouver émiettées sur un chapati à Larjung. En tous cas, ce DOIT être une boîte, sinon... première hypothèse improbable, que le thon, à l'instar du saumon, soit un poisson euryhalin, qu'il se tape en remontée les trois mille kilomètres en question jusqu'à la Kaligandaki et soit pêché directement par le chapati, soit deuxième hypothèse improbable, s'il est vrai que depuis le col du Thorong, je n'ai croisé que peu d'hommes, peut-être sont-ils pêcheurs sur un chalutier six mois de l'année et qu'ils reviennent au village le dokho chargé de glace pilée et de poisson frais avant d'aller déblayer les routes qui se sont effondrées en leur absence... mais je crois que c'est des boîtes.



    Huitième jour, Larjung-Tatopani


    Je suis fourbu. Avec quelques sous qui me restent, j'ai acheté des chaussettes neuves. Tout va bien. Quitter les grands espaces arides des hauts plateaux et retour à la mousson, dans la jungle. Des ponts-de-câbles, des allers-retours entre 1000 et 2000 mètres. L'envie de s'asseoir une bonne fois pour toutes va de paire avec un manque languissant d'énergie... mais pourquoi je marche déjà, je vais où? Plus on voudrait être arrivé, plus le chemin s'allonge. Une maladie bénigne me guette, le "marre des montagnes" et j'accepte pleinement cette envie de m'asseoir. Je ne sais plus à quel moment nos chemins se sont séparés. Ce moine a si peu existé au-delà d'une simpe promesse que je me demande s'il a réellement été là. En fait, je crois que c'est lui qui m'a accompagné là où je devais aller et puis a disparu.


    35 kilomètres plus tard, Tatopani, "eau-chaude". Un hôtel avec SON eau-chaude. Il y a trois jours, les castagnettes empêchant une tétanie palmaire, 75 kilomètres plus loin, plus bas, il faut une demi-heure pour entrer dans l'eau ferrugineuse volcanique à 60 degrés et y faire sa lessive, enfin... Tous les tissus en sortent impéccables, par contre la somnolence de plomb qui s'ensuit mérite un lit d'une proximité excessive. Je m'allonge avec une dernière pensée qui me borde et me berce: "des vêtements propres".

    Et la nuit tombe, et la pluie tombe.


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    Neuvième jour, Tatopani-Sarangkot


    Il pleut.

    Le sponsoring de la rebellion maoïste au Népal n'a rien à voir avec de la géopolitique, c'est un caprice d'hégémonie... Un pays si complet, des glaciers aux jungles en passant par un melting pot d'ethnies ferait une station de vacances bon marché pour les millions de chinois qui s'enrichissent. Et puis peut-être les barages... Il n'y a que des raisons en fait et puis ça n'a pas tellement d'importance...

    Le chemin bifurque. Ghorepani, la métropole des maoïstes, est plutôt à éviter, inutile de tenter le diable j'ai épuisé mon quota de chance cette semaine. La route de Beni fait un gros détour mais elle s'éloigne de Ghorepani. Les quelques chek-points se passent simplement avec un air benêt. Ils raillent la dégaine, s'attendrissent des blessures et je peux continuer à marcher avec ma tête de tibétain et mon mauvais nepali.

    Marcher. Après deux heures d'acrobaties pour rester debout entre les micro-glissements de terrain au-dessous et au-dessus de la tête. Après un passage glissant imbibé de mousse à même la roche. Après une pluie diluvienne. Là, sous un porche, un villageois parle d'une jeep qui va à Beni, à deux kilomètres de Dokhla. Ok.

    Un chien m'a regardé dans les yeux quelque part sous la pluie et il a dû croire que je le cherchais, il s'est mis à me suivre sur les deux kilomètres. Et puis on s'est regardés, j'ai dit "désolé vieux, faut qu'j'y aille" et il s'est assis.


    J'aurais quand même fait mes vingt bornes aujourd'hui, petite journée.

    Première voiture depuis huit jours, sous un préau en tôle une dizaine de pelés attendent.

    L'équipée de la jeep se soude peu à peu. Quelques parties de karum avec la chair de poule. 10 gars en T-shirt et une fille en sari, tous trempés et reniflant.

    En tout homme, il y a un talent: dans cette petite ville, la dernière avant la jungle, il y a le champion du monde de karum. A force de s'entraîner tout seul, il a appris à faire abstraction de l'adversaire: il commence la partie, réussit tous les coups en 40 secondes et gagne...


    Une éternité qui n'a rien changé plus tard, les onze compères prennent place dans la jeep aux pneus lisses. Au milieu de la jungle plus qu'ailleurs, le gouvernement y va molo avec l'asphalte. Ce doit être une de ces jeep qui calcule la gîte, le roulis et le tangage, dans une mer de boue cinq mètres au dessus de la rivière d'eau, un peu énervée par la mousson.

    De la banquette latérale arrière, surchargée de trois nouveaux voyageurs, la jungle défile dans les odeurs de transpiration et de moisissure des sièges. La civilisation et ces fameuses boutiques de mode se rapprochent.

    Béni, ville à moitié finie, triste et perdue. La jeep s'arrête, deux kilomètres à pied, le bus démarre.


    Il ne reste plus qu'une chose à faire: attendre mon courrier dans un endroit tranquille...


    Un bus pour Saudara, pas de code de la route, pas de code des routes. On a beau y passer des heures, quand on roule dans un trou de 40 cm de profondeur qui fait pencher le bus dans le vide, on a un petit haut le coeur. surtout en période de mousson, terrain jhumide et glisement de terrain.

    On passe sur un petit pont de bois avec un bus tank de vingt tonnes chargé à ras bord mais ils conduisent mieux que n'importe qui... s'il y a la place pour passer, ils passeront sans ralentir. Enfin, si on est pas né avec il y aura toujours une part d'appréhension quand on croise un autre bus sur une route qui fait la taille d'un seul et les manoeuvre en marche arrière en plein virage où les bus qui foncent s'accumulent et pilent en fanfare de klaxon et vrombissement des moteurs. En fait, la distance de freinage est calculée au poil pour qu'à cent kilomètres-heure sur une route de graviers humide, les deux conducteurs se retrouvent face à face et puissent se parler sans descendre de leur bus et sans crier!



    A Naudara, je descends du bus pour rejoindre Sarangkot, vingt heures sonnent, une petite maison en pierre apparaît dans la nuit, vide: c'est ici.

    *



    A peine arrivé, j'ai enlevé ma montre, mes chaussures, mes chaussettes déjà pouilleuses. Dans les montagnes, rien ne roule, rien n'est assez rond pour rouler, et la vie n'en est que plus paisible. Pas de bouteilles, pas de voitures, pas de charrues et pas de bus. Les villageois coupent l'herbe en bas dans la vallée, la montent dans une ferme pour la vendre au propriétaire de quelques buffles et lui la donne à ses bêtes la nuit pour qu'elles aient la force de brouter la journée.

    Je me suis lié d'amitié avec quelques-uns, ils sont toujours curieux mais pour rien, juste pour parler gentiment. Les gamins s'amusent dans l'herbe. Si tu t'abandonnes, le monde s'abandonne. Mon ami et moi marchons le long des sentiers pour voir de ses amis fermiers, cueillir quelques kakros et manger du maïs grillé juste sorti du daura. Riz et lentilles à tous les repas. Yahourt de buffle frais qui la veille était dans les pis. En fait, le bonheur tient en peu de mots.

    "Namaste" se dit n'importe quand, c'est le mot le plus simple qui soit, on pourrait le traduire par "tiens, te voilà!, et de jour en jour, il donne une place.

    - Qu'est-ce que tu fais?

    - Je garde mes buffles.

    - Qu'est-ce que tu fais?

    - Je porte mon panier.

    - Où vas-tu?

    - Je marche.


    Ode à la sangsue


    Comme autant de bagues du plasma,

    Ce ver insaisissable hiberne sous la terre,

    Un trésor perdu...

    Une goutte de rosée en guise de déjeuner et elle se sent prête à réussir sa journée!

    De sa démarche unique, d'une souplesse enviée,

    Elle rejoint l'abri d'une touffe sur un sentier...

    Son flair est subtil,

    Sitôt qu'un vivant passe, elle ventouse son pied et s'allonge d'une stature érectile.

    Elle s'accrochera à lui sans qu'il s'en aperçoive,

    Liquéfiera son sang pour que sa bouche y boive,

    Deviendra si rien ne l'en empêche

    Un étron flasque hideux et périra soudain de satiété

    Pour que de son cadavre sorte deux mille bébés...

     

    Les questions les plus simples ont une valeur humaine parce que l'autre répond sa vérité, une vérité qu'on peut partager et comprendre qui se résume en trois mots, je suis là.


    La question suggère toujours un peu la réponse:

    - Tu veux du cya?

    - Oui.

    - Ca va?

    - Oui.

    Et chaque journée se suffit à elle-même, hier ne déborde pas sur aujourd'hui.

    Il pleut de temps en temps, il y a des sangsues. On se sèche et on les enlève. Et la lumière est souvent magnifique sur les Annapurnas.

    Tous les soirs à l'aurore, l'humidité évaporée du Phewa Tal sous le soleil de l'après-midi se refroidit et forme un gros nuage qui recouvre tout, et il pleut jusqu'au matin.


    Ils marchent à côté de leurs tongs. Pantalons qui tombent et morve au nez.

    Soleil, feuilles qui dansent. Le linge qui sèche, un événement sur le chemin. Mon amie en sari rose, voluptueuse, et le vieux Dilbaadur qui monte aux arbres pied nus pour chercher du bois mort.


    - Qu'est-ce que tu fais quand il pleut?

    - J'attends qu'il ne pleuve plus.

     

    Je ne sais pas comment ils font, mais un beau matin, comme un putali dans le dal bhat, un des gamins me tend une lettre. Elle contient 100$, un passeport français et un billet d'avion pour le cinq septembre, dans trois jours.

    C'est dur à avouer, mais je me suis senti chez moi... Adieu.



    Encore un de ces trajets à toute allure, mais celui-là, c'est le dernier... Celui qui m'emmène loin de la montagne, des buffles apaisants et de la douceur du Népal. Tout est devenu tellement évident, tellement agréable... Six heures ou six jours passent gentiment, quelques roupies pour acheter des oeufs, cueillir des fruits sur l'arbre, discuter avec n'importe qui de n'importe quoi. Tout est si proche de la vie que le reste est toujours léger, on s'énerve pour une couleur et puis on se sourit, toujours.



    Sonauli, ville frontière. Rien à dire. Dans l'agitation du commerce, on ne peut faire que deux choses, participer ou flâner. Rien à voir, rien à faire... Manger. Trop de bruit, trop d'effervescence pour si peu de chose, et la taille de la ville rend chaque client potentiel important. Pour préserver le calme intérieur, il n'y a qu'une solution: la fuite. Je dois passer la frontière...

    - Passeport?

    Voilà.

    - You don't have the entry stamp!

    Ah?

    - I have to call Katmandu for the authorization.

    - How long for the answer?

    - Two or three days.

    - 2/3 days!? I don't have this delay...

    - Of course, may be we can find a better delay...

    Pas question coco. Je me suis pas farci toutes ces frontières n'importe comment pour passer la dernière au bakshish!

    - Sorry...

    Et je suis parti.

    Ca ne m'a même pas sorti de la bulle. Après la dernière maisonnette dans la dernière ruelle oubliée, les champs commencent à s'étendre sur des milliers d'hectares déserts. La frontière est une ligne imaginaire, symbolisée par une petite rivière tranquille. Après vingt secondes de pataugeoire, me voilà de l'autre côté, de l'autre côté de la frontière, en Inde. Quelqu'un m'interpelle, un militaire qui faisait sa ronde, mais il n'a pas l'air de prendre son métier très à coeur, c'est juste pour parler... Passeport français:

    - Ho, you're french, from Paris!?

    - Yes, of course, everybody come from Paris!

    On pourra le trouver ignare le jour où on saura où placer Abu Road et Trivandrum!

    - Zidane, Henry? You know them?

    - Sure, my friend, sure...

    Merci les bleus pour la coupe en 98. Jamais je n'ai regardé un seul match mais en Asie, il connaissent jusqu'à la marque du slip de l'entraîneur et l'évocation de ces quelques noms, c'est presque plus efficace qu'un passeport diplomatique. Il m'a laissé partir en montrant la route avec sa mitraillette...

    **

    *


    Epilogue


    Je suis dans un café de Delhi. Dans trois heures, mon avion rentre en France. En attendant que le cya aux épices refroidisse tranquillement, je sors l'Annapurna Post d'avant-hier: en première page, il y a le portrait de quelqu'un qui sourit. Je le reconnais... "Nouvelle victime des rebelles maoïstes: un moine exécuté dans les environs de Manang". C'était vrai!

    Venant du bazar, quelques dizaines de mètres derrière, une détonation fait sursauter les indiens impavides. Aïe!

    Il fait encore chaud dans la capitale, mais pas tant qu'il y a trois mois. La ville est dans tous ses états, comme chaque jour, débordante de vie, de rues encombrées et de marchandages. On y est anonyme et important. J'aime bien ce pays...

    J'ai marché, beaucoup marché et j'ai peur que la vie citadine ne m'ensuque à nouveau... on verra bien.

    Avant, je voyais les choses avec philosophie, je me disais "si tout se passe comme prévu, tant mieux, sinon tant pis", maintenant, si tout se passe bien tant mieux... sinon... tant mieux. C'est un peu impressionnant de devoir tout reconstruire quand on ne connaît qu'une vie médiocre et confortable, devoir se lancer dans l'inconnu avec des peurs d'enfant qu'on croyait avoir surmontées, mais qui avaient simplement disparu pour un faire exister quelqu'un d'autre. Je préfère prendre le temps, prendre mon temps. Marcher sur mon chemin qui va, qui coupe à travers jungle, qui monte et qui descend au gré des déserts et des montagnes. J'y suis bien.


    Avec un dernier soupir, je regarde les petits éclats de mon crâne qui coulent lentement sur le journal souillé.

    Quelqu'un m'a retrouvé, le jeu continue...

    Ca peut-être n'importe qui...

    Je m'en fous.



    Merci à Vijay, Olivier, Cindy, Séb, Aurélie, Pax, Babou, JB, Charlène, Elodie, Pierre, Fanny, David, Dolzi, Dilbaadur et tous les rebelles et les militaires d'ici et d'ailleurs qui ne m'ont pas pris en otage et surtout merci à tous les coups de bols, aux petits fascicules de langue, aux paires de chaussettes épaisses, au hasard, à tous ces gens qui vivent autrement, à l'affrontement des plaques tectoniques et des flux climatiques, aux allergies, aux arbres fruitiers, à China Airlines qui donne des cravattes même à un vagabond puant, à la gentille escroquerie ambiante de tous ces pays qui rappelle en douceur que vivre, c'est avec les autres, à Celsius qui a placé son zéro à une température tout de même supportable en T-shirt, à la pluie qui sait s'arrêter de temps en temps, aux chaussures de marches qui permettent de savourer les tongs, aux tongs qui permettent de savourer les chaussures de marche, au PQ, à l'alcool à 95, et aux gens qui restent, ici ou ailleurs pour que d'autres puissent partir.


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