• Arshet Pletan **

     

    A Lhasa, tout est fait pour les "Chinois-souche", parce que vingt pour-cent seulement sont Tibétains. Ce n'est plus un pays, c'est une succursale. L'armée plus qu'ailleurs veille au grain et tout ce qui a trait à la culture tibétaine est peu à peu détruit ou reclus dans des musées régionaux, forcément nationaux. Paraît-il que l'acquisition s'est faîte démocratiquement : les colons s'installent, quelques millions, et quand ils sont cinquante et un pour-cent de la population votante, on fait voter l'annexion à la Chine. Peut-être un concours assez serré contre l'URSS dans l'application élastique de la démocratie... Pourtant, la cause de l'indépendance est largement biaisée par des années de défense symbolique. Historiquement, le Tibet est rattaché à la Chine impériale depuis 1751, plus longtemps que la Bretagne à la France ou même que l'unification américaine. Et si on remonte au septième siècle, c'est le Tibet qui colonise les territoires chinois...

    Autre chose, le communisme qui uniformise et détruit la culture tibétaine depuis 1950 remplace au Tibet un régime théocratique féodal, soit un système basé sur le servage...

    Mais pour moi, la question ne se pose pas, j'agis pour l'Ouest décadent: une année de notre histoire vaut mille ans de la leur... non?


    Après trois heures de stop à travers le western chowmein, entre carriole grinçante et voiture en rapport, me voilà devant la presqu'île de Samding flottant sur un lac d'eau claire dans le soleil levant. Tirer la langue avec un sourire pour dire merci est une habitude très rafraîchissante...

    Et au milieu ce cette eau cristalline, le monastère. Le temple mystique qui contient le plus attirant des savoirs, la réponse ultime, le secret jalousement gardé par le silence de la sagesse: QU'EST-CE QUE JE FOUS ICI!?


    A la porte, un moinillon se charge d'accueillir les touristes avec humilité.

    - Que cherches-tu visiteur solitaire? lance une voix plus mature dans la pénombre.

    - La voix de Bouddha m'a guidé jusque là, dis-je dans un tibétain bredouillant.

    Le moine compatissant poursuit en anglais.

    -T'a-t-il initié à ta mission?

    - Bouddha indique le chemin, à chacun d'y découvrir sa propre mission.

    - C'est exact, mais peut-être notre disciple pourra-t-il t'y aider...

    Le moine sort sa main de la pénombre et fait signe de le suivre. Le long des couloirs bariolés, des mantras sont prononcés, les pas lents du vieux moine permettent de s'imprégner des vibrations sympathiques de la méditation. La plénitude de ces sons humains entoure l'esprit et le vident, ce son est si complet qu'il est suffisant. D'un revers de la main, le moine ouvre une porte de bois donnant sur une pièce vide. Un moine d'une trentaine d'années, sur l'échelle tibétaine des rides, est assis à l'intérieur dans un silence total. Le vieux se retire et le clapotis de ses sandales de cuir s'éloigne doucement. Le moine déplie sa main paume vers le ciel en signe de bienvenue. Je m'assois en tailleur face à lui. Un carré de lumière projeté de la fenêtre sert de table entre nous.

    Face à face dans un silence total, les minutes s'écoulent. Nous devenons familier l'un pour l'autre, nous sommes simplement deux hommes qui se connaissent maintenant par les non-dits. Alors seulement, le moine rompt le silence.

    - Notre monastère pense que nous avons un intérêt en commun.

    Silence.

    - Je peux vous servir de guide jusqu'aux sources du Yangtsee Qiang en échange de votre protection. Nous aurons quelques jours d'avance avant le contrôle des effectifs religieux.

    Silence.

    - Votre présence ici est un acte de foi et un pacte avec nous. Nous ne nous séparerons qu'au monastère de Dhakmar au Mustang.

    Un instant après avoir terminé sa phrase, il se lève posément et m'invite à faire de même. Il referme la porte derrière nous et se dirige vers la sortie d'un pas sûr. Le moinillon nous ouvre les lourds battants et sans un mot, nous voilà au dehors.


    C'est vrai, les quatre plus grands fleuves d'Asie prennent leurs sources au Tibet: le Gange pour l'Inde, le Bhramapoutre pour la Birmanie et le Bengladesh, le Mékong pour le Vietnam et le Yangtsee Qiang pour la Chine... Ce doit être quelque part au nord-est...

    Le Mustang, c'est au Népal. Pourquoi le Népal? Cet intérêt commun, je crois que ça peut-être le déclin de la Chine. Ce monastère a été détruit pendant la révolution culturelle puis rebâtit pierre par pierre. Au milieu d'un tourisme béat, les moines ont pu reconstruire un réseau, une identité. Le démantellement des lamasseries n'a fait que raviver le sentiment d'appartenance et la contrainte de l'illégalité a rendu leur cause plus déterminée encore. Sa confrérie pense que la fin de l'hégémonie chinoise peut être un nouvel espoir pour l'indépendance du Tibet et la collaboration avec l'Ouest est un moyen comme un autre d'y parvenir. Je ne serais pas étonné qu'ils se soient baptisés les "poignards du Bouddha" ou quelque chose comme ça. Me voilà au coeur de la mission. Un projet désespérément abominable.

    Je ne sais pas exactement ce que peut faire sur le corps humain cette "pandémie aquatique" mais le verser à la source du Yangstee revient à contaminer les deux tiers de la population chinoise qui s'y abreuve ou en irrigue ses cultures. Par le jeu des flux internes, c'est toute la Chine qui va en subir les conséquences.

    On peut presque y voir une démesure chirurgicale...

    *


    Nous avons marché jusqu'à l'extrémité nord de l'île vers ce qui semblait être un bâtiment abandonné.

    - Votre sainteté?

    - Votre erreur est flatteuse mais je ne suis qu'un humble frère.

    - Ah... Et comment va-t-on où?

    - Nous irons au nord-est pendant deux jours entiers, dit-il en ouvrant la porte du bâtiment.

    - A pied!?

    En guise de réponse, il tendit le doigt en direction du fond de la vaste pièce qui s'étendait devant nous. De somptueux chevaux tibétains étaient garés là, à l'abri des convoitises. Sept cent cinquante exactement. Nous sommes montés en selle en cuillère, j'ai pris les commandes et nous avons démarré dans le hennissement bestial du moteur quatre cylindres.

    *



    Les amortisseurs étaient remarquablement efficaces et nous avons parcouru une distance record à travers le paysage aigre-doux du Tibet, entre les maisons éparses de pierre et de terre, les cavaliers "lonesome cowboy" et les troupeaux qui s'étalent sur des kilomètres sans murs ni barrière. Et au milieu de cette liberté à deux coudées du soleil, une station essence ou un restaurant qui passe les derniers clips chinois en vogue... dont "wo aï ni"! Je crois qu'on ne sera jamais tranquille! Au bout de la troisième fois, même le moine a eu l'air d'en avoir marre et pourtant, il n'est apparement pas très émotif...

    La luminosité se faisait très faible quand le moine m'a fait signe d'arrêter. Nous étions dans un petit hameau près de Shoksan et il s'est dirigé dans une des maisons. Un vieil homme en sortit et l'accueillit en inclinant la tête. Dans toutes ces festivités, je ne fus pas en reste, sitôt qu'il eut salué dignement son ami, le vieil homme m'adressa un cordial signe de tête.

    Jusqu'à présent, les échanges avaient été plutôt limités. Premièrement, la moto faisait un bruit assourdissant. Deuxièmement, les interrogations quant à la route à suivre étaient vite devenue superflues étant donné sa linéarité. Aucune raison de déroger à l'habitude, le vieux me montra le repas qui était de manière assez flagrante composé de riz blanc et de bol et au moment de se coucher, il m'indiqua une paillasse pour dormir. Trop d'évidences pour faire semblant d'en parler... Mais ça m'a laissé un peu de temps pour réfléchir... C'est de notoriété restreinte, la Chine n'exporte que très peu sa production céréalière, gérant le secteur primaire de façon pseudo-insulaire. La commission sanitaire de l'OMS en décrétant l'embargo sur les marchandises chinoises contaminées ne provoquera qu'une baisse négligeable des consommations mondiales.

    Le capitalo-communisme veut s'insérer si vite dans le marché global que sa croissance est fulgurante mais très instable. La balance commerciale est en surexcédent parce qu'elle n'importe que des matières premières pour son industrie et exporte ses produits transformés ce qui grâce à la main d'oeuvre bon marché lui garantit une plus-value remarquable. Mais ce développement est fondé sur une sorte de marché à terme, l'infrastructure se développe dans la promesse de continuité de l'hypercroissance. Il suffirait d'une rupture de la croissance réelle pour que la promesse ne soit pas tenue. Tout est là. La spéculation est prometteuse mais presque suicidaire, si la pandémie affaiblit la force de travail, le secondaire perdra de sa vivacité et toute l'économie chinoise sera rattrappée par ses obligations, freinée, coulée...

    *


    Le lendemain, nous avons jeûné avec appétit et repris la route. Non non, pas "déjeuné".

    Journée d'hier copiée-collée et nous sommes arrivés à la frontière provinciale du Tibet. De l'autre côté de la ligne imaginaire, il y a le Sichuan. Après avoir déposé la moto dans un endroit sûr, nous avons fait quelques kilomètres à pied pour rejoindre une rivière maigrelette. Le moine m'a regardé intensément pour dire "c'est ici". J'ai sorti la fiole argentée de ma poche, ai tourné le bouchon et versé le contenu dans l'eau. Fin de l'histoire.

    On est remontés sur la moto et quand il a fait nuit noire, on a frappé à la porte du vieil homme après avoir roulé encore. Il nous reste deux jours avant le contrôle des effectifs religieux. La dureté du système chinois ne peu pas forcément s'appliquer sur un territoire aussi vaste avec un réseau routier si limité mais pour ce qui est du rigorisme, on peut leur faire confiance, ceux qu'ils prennent en train de fauter servent d'exemple: c'est la domination par l'image, et les gens en ont plus peur que d'un contrôle réel. Si le moine manque à l'appel, il y aura des représailles... Pas sur lui, ce serait trop long de le chercher, mais sur tous ses frères. Je ne sais pas comment il a prévu de pouvoir disparaître jusqu'à Dhakmar, mais il doit avoir un plan.


    Le lendemain, rebelote. Après trois jours de moto à en avoir des courbatures et des crampes, nous revoilà dans l'écurie de Samding.

    Cinq heures de sommeil plus tard, le monastère était chamboulé par quatre militaires chinois qui comptaient les religieux. On m'a fait rentré dans un placard le temps des formalités et quand tout a été règlé, on m'a fait sortir en fermant les yeux.


    Depuis l'écurie à moto, j'ai entendu un cri qui venait du monastère. Un homme torse-nu sortit en courant et se précipita vers nous, un des militaires de tout à l'heure. Un des moines lui courut après, une minute peut-être, et en un coup sec lui brisa la nuque... On va avoir des ennuis... C'était ça leur technique pour ne pas se faire remarquer, massacrer tous les militaires!? On aura cinq heures d'avance tout au plus avant que le contrôle des effectifs militaires de contrôle des effectifs religieux ne détecte une anomalie! Bien joué les gars! Sung Tzu peut dormir tranquille, la relève est assurée...


    Le moine et moi sommes partis en trombe sur la 750cc pour rejoindre la frontière népalaise et comme si ça ne suffisait pas, le moteur a fait deux fois "pet" et une fois "prrrrroutpout" et s'est arrêté.


    On est trop loin de chez lui, il ne connait plus personne. On doit avoir une bonne partie de l'armée chinoise aux trousses, les hôtels sont des pièges à souris. Ils vont les fouiller un par un, le plus prudent, c'est de dormir à la belle étoile. On est proche de Shigatse, demain à l'aube, j'essaierai de trouver quelque chose qui roule, qui roule vite.

    * Les montagnes reposantes

    * Dire une "montagne", c'est très réducteur...

    * Ca ne donne pas encore envie de leur proposer la botte, mais les moutons sont très jolis.

    * Tout un microcosme se rappropche inquiet et tapote mon bras de ses dizaines de pattes.

    * C'est beau, frais, sec, le vent murmure, la température est idéale, le moine est toujours aussi muet. On va bien dormir...


    1/08 Schigatze


    5h54. Jamais passé une nuit aussi blanche. Le Tibet, c'est... froid, même en été. Effrayant! On reprend au vent qui murmure et à la température idéale qui une fois le soleil parti devient froide et le vent mordant. Le soleil se couche en quelques minutes sans transition entre le bleu clair et le bleu-nuit, les étoiles apparaissent une à une derrière quelques nuages. Et puis le noir brut s'impose. Il y a si peu de bruit que mes oreilles compensent par de l'acouphène. C'est le plus beau ciel que j'ai été obligé de regarder. Ma-gni-fi-que! Et par quel miracle de la météorologie, la ville s'embrume ou plutôt se retrouve écrasée par une tonne de nuages noirs. Les chiens sentent l'orage et se mettent à hurler à la mort, réfléchis par l'écho des montagnes alentours. Impossible de fermer les yeux. Le vent changeant rapproche et éloigne le bruit des chiens aggressifs. On pourrait se convaincre que l'endroit est à l'abri, des chiens, des autres, mais le vent est plus convaincant, impossible de se raisonner, la "brise" locale s'infiltre partout et les éclairs s'élancent... C'est un peu de la peur irrationnelle, et tous les sermons de grand-mère me reviennent en mémoire: le point le plus haut attire la foudre! MERDE! Ma cervelle à vif et la canne du moine qui fait un excellent paratonnerre! En contrebas, les vaches s'en mêlent de leurs beuglements terrorisés apocalyptiques pleins d'hormones sincères de fin du monde. Les flashs sont si puissants qu'ils aveuglent littéralement.

    Partir se réfugier en ville? Ici, c'est propre, mais pas la peine d'essayer de dormir.

    Je me lève, le moine ouvre les yeux

    - Je vais descendre, venez. On sera plus en sécurité en bas.

    Ca ne semble pas l'émouvoir.

    Retour par les mêmes ruelles défoncées dans le noir absolu et le froid en boitant.

    En un instant, le pire ennemi de l'homme de nuit, le chien. Juste son grognement qui vient de partout et puis ses yeux qui s'illuminent. Par empathie canine, tous les autres chiens de la ville se metent à grogner.

    Ils sont attachés, c'est sûr, en même temps, ils ont une marge de manoeuvre bien surprenante! Il n'y a qu'un chemin jusqu'à l'artère principale... C'est l'heure pour une montée de testostérone. Une pierre au cas où...

    Ca passe... de la lumière et les chiens ne menacent plus, ils sont errants et affamés mais craintifs...

    AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH! Trop de pression.

    Le jour se lève...


    * Les nuages avancent sur un plan qui n'est pas horizontal!!!


    * Hier juste avant la tombée de la nuit s'est dévoilé un spectacle envoûtant. Au loin, le chant des tibétains fervents parés de costumes aux couleurs de la vie célébraient leur rencontre dans les vestiges d'un ancien édifice. Après les dernières lueurs, ils s'en retournent tels une procession de moines guidés par un enfant qui les annoncent aux tintements d'une clochette...

    En fait, c'est ce qu'on voit quand on regarde la télé... Mais c'est le même processus qui ferait dire à des tibétains en France "Oh, regardez là-bas, les braves travailleurs dans leurs habits usés qui après un dur labeur trinquent du jus fermenté de la vigne devant le spectacle des chevaux" ou plus simplement à un citadin "oh, une poule!. Ben ouais, c'est une poule!? Et alors!?

    La vérité c'est que chassés de la ville, les poivrots dans des fringues qu'on n'ira pas leur voler fêtent leur beuverie dans les décombres d'une maison. Quand ils ne voient plus le goulot, ils titubent en file indienne sur le chemin trop étroit, bruyants comme un troupeau de chèvres, guidés par celui qui a le moins bu!

    Mais ça ne change pas l'intérêt, c'est moins mystique, voilà tout...


    La rue principale est complétement déserte, trouver un moyen de transport ne va pas être évident. Il reste sept cents kilomètres jusqu'à la frontière, en vélo, c'est impossible mais à part les taxis, il n'y a rien d'autre. Le jour se lève trop vite, on n'a plus le temps de réfléchir. En promettant une jolie petite somme au taxi... Non, c'est vrai, je suis tibétain et sale, il n'y croira pas. Il va falloir cogner. Par chance deux taxis dorment côte à côte dans une ruelle peu éclairée. J'ouvre la portière avec précaution et assène au dormeur un bon coup sur la nuque, balance le corps à l'arrière et prend sa place. Démarrage léger, le moine monte et le taxi prend la route défoncée qui sert de Friendship Highway. On ne pourra pas aller vite, l'essieu grince déjà, mais on avisera en route.


    * Thé au beurre de yak, miam.


    * Friendship highway, une conception de l'autoroute qui frise le chemin vicinal.


    * Liberté est endurance... dans ces paysages riches et désertiques on est aussi libre que sa capacité de survie.


    Trajet cahotique, à défaut de nids de poules, je crois que nous avons affaire à des cratères d'autruches. Le ciel est précis, net, l'air doux. Le soleil éclaire chaque chose avec précision. Très étrange.


    Quelque chose m'intrigue avec cette histoire de déclin de la Chine... Si on m'envoie en mission, c'est sur injonction des services secrets américains ou français, qui en tirerait le plus de profit? Les relations diplomatiques entre la France et la Chine sont au beau fixe depuis quelques années. Ca doit venir de plus haut, le type de Washington qui pioche dans l'urne du plan Marshall a dû court-cicuiter la voie nationale. Ce genre d'organisation, c'est toujours trop secret et indépendant pour ne pas être flou et un peu mercenaire, il doit vouoir se débarasser de l'ennemi avant le duel. Mais ce qui m'étonne, c'est qu'en feuilletant des fiches détaillées l'année dernière, histoire de me remettre à jour, je suis tombé sur un article qui disait que quarante pour-cent du déficit américain était racheté par des actionnaires chinois. De part la nature mixte du système, c'est un peu complexe de faire la distinction entre les entrepreneurs privés et publics, pourtant la faillite de l'économie chinoise impliquerait d'une manière ou d'une autre le remboursement immédiat par le gouvernement américain de leurs investissements et si l'économie chinoise pourrait s'en sortir avec un «simple» retard sur livraison, la vraie victime serait le gouvernement US qui ne pourrait plus assurer SA croissance. Son modèle et son hégémonie en prendrait un sacré coup... ce serait la fin de l'hégémonie américaine! Ceux qui s'en sortiraient le mieux seraient les Etats européens: l'euro est fort, le dollar sera dévalué et l'Europe pourra racheter sa dette, écraser son bailleur une bonne fois pour toutes et redevenir le centre du monde, un centre du monde et les relations diplomatiques nationales reprendraient alors leur importance... Pour le coup, le piocheur de Washington s'est peut-être fait doublé...


    Drôle de pion. Je parlais au début d'abnégation, nous y sommes. Que je comprenne ou non ce qui se passe, j'exécute parce que je ne sais rien faire d'autre. Les causes et les enjeux expliquent ce que les gens décident, ce que les nations entreprennent. Au début, on m'a engagé pour mes facultés à comprendre les situations et à force de les comprendre toutes, j'en ai perdu l'instinct de choisir. Je reste planté là en attendant qu'un gradé le fasse pour moi. Sa logique apparaît, mathématique, et pose les rails éphémères d'une raison. C'est suffisant. Quelques questions d'éthique mettent parfois en doute ma soumission, mais la logique en vient toujours à ses dialectiques insolubles que je ne peux qu'oublier pour un ordre. Et dans le cas présent, l'éthique ne peut même qu'être supposée parce qu'on s'est arrangé pour ne me faire rencontrer que des personnes qui ne savaient rien. Je suis parfaitement utilisé par un maître artisan. Petit détail également qui survient, je "parle" népalais. Quelqu'un que j'ai rencontré avant de travailler pour eux était népalais et ça a suffit pour m'y intéresser. C'est un détail dont peu de gens sont au courant, y compris dans la hiérarchie...


    Un peu plus loin sur le bord de la route, après une heure de route, une jeep est arrêtée. Le chauffeur et toute la clique arrosent le décor. L'occasion ne se présentera pas deux fois. On s'arrête en souplesse, descend nonchalamment du taxi et le temps de claquer les portières de la jeep, on se retrouve en marche poursuivi par les anciens propriétaires furieux. Mais on n'a pas le temps de négocier, le réservoir du taxi est plein, vous irez loin... MERCI!


    * Le confort, dans la vie, ce n'est pas vraiment une histoire de réfection de la chaussée, c'est une histoire d'amortisseur.


    On passe Latzé, dans peu de temps, il y aura un check-point pour la zone militarisée. Les corniauds de la jeep ont du trouver le macchabée par dessus le marché et il doit se préparer une réception grandiose. C'est la seule route, je ne vois aucune solution. Foncer dans le tas, c'est un peu risqué compte tenu de l'arsenal mis à disposition. Je me demande si la plaine est plus meurtrie que ce chemin. En même temps, j'ai pas tellement l'impression d'avoir fait autre chose que foncer dans le tas depuis le début, je traverse la finesse du pays dans un char d'assaut. Mais c'est tellement stupide que ça va marcher, ils sont si attachés à l'ordre qu'une voiture qui roule dans un champ, il ne la verront peut-être même pas. Dès qu'on sortira de la route, "disparition!".

    La route tourne à gauche en direction du check-point, sans réfléchir, je garde le cap et nous enfonce dans le "désert" clairsemé de masures de pierre. Etonnement, ça roule presque mieux, les similis cultures et l'érosion ont rendu cet espace bien plus praticable que les tractopelles. Au milieu des villages du Schigatse, la jeep saccage quelques cultures sèches et les plaines immuables, les chinois devraient le prendre en compte lors du procès-fusillade : on leur file un coup de main dans l'affaiblissement des populations locales dans un sens.

    Après trois heures de poussière, on retrouve la route défoncée. J'imagine le contrôle qu'on aurait pu avoir...

    - Bonjour, police de l'autoroute de l'amitié... Vous êtes des amis?

    - Ah ben oui, tu te rappelles pas, l'année dernière quand je t'ai prêté ma tondeuse?

    - Mais si, bien sûr! C'est bon allez-y.

    Pour le moment, ils doivent nous poursuivre en jeep blindée et hélico avec des kalachnikovs russes ou leurs homologues chinoises, bien que le terrain ne laisse entrevoir aucun hangar pour cet arsenal.

    Dommage qu'on roule si vite, le désert vallonné ocre et terre dominé par des crêtes enneigés au loin, c'est magnifique. Quelques villages en pierre, de plus en plus perdus et isolés comme des oasis. On coupe à travers les pentes caillouteuses pour retrouver toujours cette même route de terre et de gravier, qui depuis une petite heure est devenue très praticable. Les virages font un peu chasser la caisse mais on est fugitif ou on ne l'est pas. On entame la descente vers Zhangmu, la ville frontière côté Tibet et les hameaux que l'on croise désormais sont déjà dans la pénombre des sommets.

    On traverse l'un d'eux quand le moteur se met à faire un bruit étrange. J'ai plusieurs cordes un peu détendues à mon arc mais pas celle de réparateur de jeep. Vérifier l'essentiel peut tout de même être prudent, même si on ne trouvera pas d'huile ou de liquide de refroidissement avant un petit moment : coup de frein, embardée, le moteur fume un peu. Un villageois s'approche, curieux, et ça m'énerve, pas le temps de tailler une bavette. Ce pâtre est sûrement le plus gentil du monde, mais on prendra rendez-vous pour une autre fois, si tu veux bien!? Et voilà ses moutons qui encerclent la bagnole et qui s'installent gentiment.

    Avant que je n'ai pu dire quoi que ce soit, le voilà qui commence à baragouiner dans un dialecte de notre charabia natal quelque chose que le moine semble comprendre. Il montre l'intérieur du moteur avec une précision surprenante et notre silencieux ami part à l'arrière chercher quelque chose. Il revient une minute plus tard avec une grosse clef anglaise qu'il tend au berger avec une légère inclination. Le berger s'en saisit, m'écarte du moteur sans précaution et file un grand coup de clef anglaise sur le radiateur qui arrête immédiatement ses caprices. Après avoir chaudement remercié le mécano, nous reprenons la route aussi vite que le permettent les moutons.

    Le petit ruisseau dont nous croisions le cours est maintenant une rivière qui creuse son sillon plus vite que nous, la route devient des lacets de montagne. Sur les bords désolés (mais riches...), des arbustes apparaissent. La route fait un demi-tour autour d'une hauteur et une ville surgit de nulle part. Le premier bâtiment en est un poste de garde avec une barrière en bois. Ca va les surprendre pendant la sieste mais on ne va pas s'arrêter, tant pis pour le pare-brise. Si tout se passe bien, Zhangmu n'est plus très loin et on devra se débarasser de la jeep. Quelle bonne idée ils ont eu de mettre la barrière si haut, les phares seront sauvés...

    Le pare-brise et la barrière volent en éclats de concert et les gardes sortent en hurlant.

    Comment se fait-il qu'ils n'aient pas été prévenus de notre passage? Il doit y avoir une inertie incroyable dans la coordination des services...

    Ce qui n'était pas prévu, c'est que le volant se désaxe en même temps, les armatures n'ont pas été assez résistantes et ont ployé jusqu'à l'écraser. L'imprévu, c'est aussi les éclats de verre plantés dans l'épaule dénudée du moine. Les détonations des armes à feu résonnent déjà sur les parois, il faut faire avec. La jeep est à moitié incontrôlable dans la petite ville remplie de tout ce qui marche. Heureusement, les dizaines de mètres de sa rue principale et unique se passent sans heurt mais dès la dernière maison, la route se perd dans le brouillard et se jalonne de trous. Les phares deviennent gênants, ils rendent le brouillard totalement opaque. La végétation s'intensifie, la route tourne brusquement et la brutalité de la manœuvre laisse le volant entre mes mains, la route longeant maintenant un précipice... un coup de frein ferait déraper la jeep dans le précipice, elle est suffisament incontrôlable comme ça. Elle est foutue, je tente le tout pour le tout : débrayage, première. La boite se tord de douleur en un à-coup soudain qui nous propulse contre le tableau de bord écrasé. Maintenant, la vitesse est correcte pour descendre en marche. Je récupère le corps inerte et sanguinolent du moine, ouvre la portière difficilement et saute sur le côté, le dos en avant...

    Les plantes amortissent UN PEU le choc mais c'est la première fois que je comprends cet adverbe. Ca fait un mal horrible. La réception avec le moine s'est terminée par une roulade acrobatique pour éviter qu'il soit achevé et éviter également la pente vertigineuse qui se termine au Népal, cinq cents mètres plus bas.

    Le bonze est toujours inanimé, son pouls est faible. Il a besoin de soins, il n'a plus assez de sang pour en perdre. On doit pouvoir se débrouiller dans la ville mais elle est à plusieurs kilomètres et la seule entrée est surveillée par la police et l'armée. Comme il ne manquait plus que ça, la mousson s'annonce de trois gouttes et déferle en trombes d'eau. Point positif, il fait plutôt chaud. Plutôt moite. Il y a une légende sur cette route, c'est que chaque année, sitôt achevée, elle est détruite par la mousson. En Europe, on se demande comment la pluie peut détruire. Il y a bien quelques crues mais voir une pluie si dense et violente qu'elle arrête la vue cinq mètres plus loin en dévorant la pierre, c'est le plus impressionnant des spectacles. Le sol boueux est bien entendu tout aussi dangereux. Ces kilomètres prennent une bonne partie de la nuit, le corps exsangue toujours sur l'épaule. Au devant, les lumières du contrôle scintillent dans l'obscurité. (comment la nuit arrive?)

    L'avantage, si l'on peut dire, de Zhangmu, c'est qu'elle est construite en colimaçon, elle serpente à flanc d montagne. On doit pouvoir couper par la jungle et se retrouver dans la rue principale...

    Il y a vingt kilomètres, la végétation n'était qu'une idée vague et sèche, ici, elle rend l'air asphyxiant et moite.

    Finalement, tout a été réglé assez vite, le premier pas sur la verdure noyée s'est terminé cinquante mètres plus bas, sur la route, une cheville en sale état. La violence de l'arrivée a au moins réveillé le moine qui a titubé cinq minutes avant de retomber dans le coma.


    On est dans la ville. Glauque. En s'enfonçant, on peut sentir que cette ville pue le micmac. Une artère de la contrebande en plein cœur du no man's land. On a un choix inépuisable en matière d'hôtels crasseux et autres lodges pour crapules. J'arrive à dégoter le plus miteux de tous dans lequel on ne nous posera aucune question. Il pleut toujours à verses et il faut trouver un toubib disponible à cette heure de la nuit sinon la cavale es-macchabée va devenir un tantinet épuisante. On a un accord d'honneur et l'honneur c'est sacré... Quand on a rien d'autre, en tous cas.

    A force de fouiller dans les recoins d'éboulis des maisons effondrées, une bande de gamins des rues commencent à nous filer le train. Ils sont une demi-douzaine d'âge indéterminé, loqués de guenilles.

    - Qu'est-ce que tu fous Chintok?

    C'est un petit maigrichon à l'air vif qui parle.

    - Eh, gros lard, retourne dans ton pays...

    Là, c'est un petit gros qui respire la médiocrité en essayant d'être drôle. Généralement, tous les autres l'applaudissent jusqu'à ce que le vif maigrichon dise quelque chose.

    - Je cherche à manger pardi!

    Et là, le maigrichon est intéressé. C'est peut-être une occasion de satisfaire sa curiosité brimée par un destin difficile. Il aurait voulu faire quelque chose de brillant mais se retrouve chef d'une bande de vagabonds, d'un gros idiot qui convoite sa place sans assez de charisme et de vivacité et de quelques autres qui ont besoin d'un chef. Il y a de ces bandes partout et de tous âges.

    - Tu parles népalais?

    - Seulement quand on m'insulte.

    - Ok, désolé, c'est normal, non!? Dit-il avec un sourire entendu.

    - C'est vrai... Et toi, tu parles népalais? Ton pays, c'est dix bornes plus bas!

    - Il y a plus de trucs à piquer ici. Le Népal, c'est pas un pays d'avenir pour les enfants errants...

    - ...

    - Mais t'es pas dans la rue pour t'apitoyer je supposes? Qu'est-ce que tu cherches?

    - Un docteur pour mon ami.

    - Il y en a un pas loin, mais t'aurais pu chercher un bout de temps. C'est un gros mou, si tu lui promets une bonne liasse, il fera ce que tu veux. Dis oui à tout ce qu'il te dira.

    - Comment tu sais ça gamin?

    - C'est mon frère... répondit-il en baissant les yeux.

    Et pour ne pas poursuivre le sujet, il me tire par la manche et se dirige vers le cabinet. Comme prévu, tous les autres ont cessé de ricaner et observent le silence. Le petit gros essaie de faire quelques grimaces mais plus personne ne réagit alors il se met à faire l'intéressé, plus encore que les autres.

    Le docteur ouvre la porte d'un bras pataud et bougon. Le bras bougon, c'est une première mais c'est à peu près ça. Il fait un petit signe de tête méprisant.

    - Qu'est-ce que vous voulez? Et toi, fiche le camp, tu sais bien que je ne veux pas te voir ici avec tes pouilleux.

    Le maigrichon me lance un dernier regard et retourne zoner dans la pénombre.

    - J'ai de l'argent pour vous contre un petit service.

    La conversation s'illumine.

    - De quoi avez-vous besoin à cette heure-ci?

    - Un de mes amis est indisposé, vous pourriez peut-être le remettre sur pieds?

    - De nuit!? J'aimerais bien dormir.

    - L'argent n'est pas un problème, c'est un excellent ami qui a besoin d'un praticien doué et discret.

    - Vous avez frappé à la bonne porte, mon ami. Montrez-moi votre malade.

    C'est étrange comme ce médecin qui aime l'argent et les flatteries rappelle le petit gros de la bande. Il se sait essentiel et l'on doit satisfaire son besoin de flatteries.

    Au chevet du moine, il arbore un air inquiet pour bien faire voir qu'il prend son argent au sérieux.

    - Votre ami est souffrant, il a besoin de soins au plus vite!

    Pourquoi t'es là ducon?

    - Pouvez-vous vous en charger? Je paierai ce qu'il faut.

    - Ca va être long, le mieux serait de l'emmener à l'hôpital...

    Regard insistant.

    - ...mais je peux faire ça ici.

    - Je savais que vous étiez l'homme idéal...


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