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    Madame Mellow rentrait chez elle après un congrès de trois semaines à Boston. On peut dire qu'elle avait réussi sa vie. Elle et son mari étaient suffisamment riches pour préférer le "vacuum design", l'architecture intérieure qui meuble les pièces avec des espaces vides. Son salon était très richement décoré avec des vides somptueux, un régal pour les connaisseurs. Et puis ces gens-là sont rarement chez eux.

    - Chériiiiiiiiiii?

    Il n'était pas là. C'était le moment idéal pour savourer un instant magique dans le bain à remous qu'ils avaient fait installé dans la salle de... bain... à remous. Quelques bougies, un peu de musique qui sortirait du plafond-enceinte et madame Mellow se prélasserait après trois semaines harassantes de prétexte intellectuel.

    Finalement son mari était là et avait eu la même idée. Il était allongé dans l'eau l'air béat, les turbines à plein régime. Il devait se faire un de ces massages!

    Madame Mellow fut un peu surprise bien sûr, mais comme il s'avéra que son mari n'était pas béat mais mort, elle fut bientôt paniquée.


    *


    - Mademoiselle Fédasier et voici monsieur Slasteh, police du terroir. Vous êtes madame Gustine Mellow?

    - Non, moi je suis la bonne qui porte du Dior, ça paye pas mal ici!

    - C'est vous qui avez découvert le corps?

    - Non, c'est mon ara, c'est lui qui vous a appelé.

    - Vous n'avez pas l'air très affectée par la mort de votre mari.

    - On voit que vous n'êtes pas à ma place.

    - Vous êtes en train de déménager?

    - Béotienne! C'est du vacuum design.

    - Vous vous moquez de moi?

    - Pas du tout! Mais je ne vais pas feindre d'être triste!

    - Bon. Pourquoi dîtes-vous que je ne suis pas à votre place madame Mellow?

    - Dans mon milieu, on fait surtout des mariages d'intérêt...

    - Et des meurtres d'intérêts?

    - Je suis plus riche que lui.

    - Ca n'explique pas tout, vous savez. Mon collègue va jeter un petit coup d'oeil à votre salle de bain. Pendant ce temps, je dois encore vous poser quelques questions...

    - Décidément, il ne me laissera jamais tranquille! Enfin... Je vous en prie...

    - Vous avez de drôles de réactions!?

    • C'est le cynisme des gens qui ont tout, vous ne connaissiez pas!? Pardonnez-moi, je vous écoute...


    *


    Madame Mellow avait coupé les robinets qui actionnent les turbines, mais son mari était toujours là, allongé dans cette position décontractée. Le terme précis serait même une position désarticulée. Les premiers policiers sur les lieux n'avaient trouvé aucun indice, rien, tout était incroyablement propre, hormis la baignoire.

    Jön Slasteh était envoyé sur tout les cas apparents d'homicide parce qu'il était perspicace. Mais ce n'était pas vraiment non plus de la perspicacité. Les poignets et les chevilles de Gilles Mellow était attachés dans son dos à hauteur de ses fesses par de la corde à gigot. Sa peau était spongieuse, déliquescente à force de baigner dans son jus et en face de chaque turbine massante, il y avait un trou dans sa chair. Un trou profond de cinq centimètres qui ressemblait à une escarre. Quelqu'un de perspicace aurait deviné que le meurtrier l'avait attaché, qu'il l'avait plongé dans l'eau bouillante, qu'il avait laissé l'eau liquéfier lentement sa peau et qu'il avait actionner les turbines. Pendant des heures, les jets d'eau avaient foré des cratères dans la chair de cet homme. Peut-être que le meurtrier n'était pas resté jusqu'au bout mais les noeuds étaient si judicieusement placés que toute tentative de fuite se serait soldée par une noyade. Quelqu'un de perspicace aurait deviné ça.

    Slasteh lui, le savait parce qu'il ressentait les trous. Il essayait de se sortir de cette baignoire mais manquait de se retourner. La douleur l'empêcha peu à peu de décider quoi que ce soit. Les jets d'eau martelaient sa peau imbibée et puis commencèrent à la dissoudre. Le massage se faisait maintenant à même le muscle, sur ses mollets, ses cuisses, son dos, sa nuque, c'était un système très complet qu'il avait payé très cher. Ses cervicales ne résisteraient pas longtemps à la pression. Les jets imbibaient la chair inerte et il lui sembla être un cachet d'aspirine effervescent. Il tentait de contracter ses muscles pour contrer l'effet relaxant mais ce bain à remous était décidément un très bon investissement, il se laissa dissoudre en étant totalement détendu...


    *


    Fédasier avait retrouvé Jön livide dans la salle de bain suivie de madame Mellow.

    - Jön?

    - Pas fini.

    - Qu'est-ce que... commença madame Mellow.

    Mais Fédasier fit un signe de la main pour l'interrompre.


    *


    - Alors? demanda Fédasier.

    - Il faut que je lui parle.

    - Vas-y, elle est à toi.

    - Madame Mellow, pourriez-vous me dire où se trouve actuellement votre amant? interrogea Slasteh.

    - Mon quoi?

    - Le meurtrier, où est-il?

    - Mais... qu'est-ce que...

    - Où est-il? reprit Fédasier.

    - De qui parlez vous?

    - De l'homme qui vous baise, où est-il? insista Slasteh.

    - Je vous défends de me parler sur ce ton! Je me plain...

    - Alors on se décoince, continua Slasteh. Dis-moi où je peux trouver la bite que tu t'enfiles?

    Ses yeux devenaient concupiscents, pervers.

    - JöN! cria Fédasier, tu vas trop loin!

    - Attends, Amy, regarde, elle va se décider. Regarde-la bien cette salope contrite par la bienséance, ça te dirait que je défonce un peu? Hein?

    Il s'approcha d'elle, le bassin en avant et lui effleura la joue. Sa collègue le retint.

    - ARRETE JöN! ARRETE! Madame, dîtes lui la vérité, je ne serais pas assez forte pour le retenir bien longtemps.

    • Alors? Ca te ferait plaisir que j'écartèle ton petit anus noué de politesse, que...

    • Aaaaah, arrêtez-le! ARRETEZ-LE! PAR PITIE! hurla madame Mellow

    • ... je te fasse laper les litres de jus qui commencent à sortir de mon...

    • JöN, ARRETE! intima Fédasier

    - D'accord, D'ACCORD! ARRETEZ! Si c'est de Breg dont vous parlez, il habite Saint-Pohl, coupa madame Mellow au bord de la crise d'angoisse.

    - C'est bien votre amant? demanda Fédasier calmement.

    - Oui... soupira madame Mellow, il s'appelle Breg, Breg Edens. Mais je ne savais pas que...

    • Peu importe, madame Mellow. Vous comprendrez que je doive vous emmener au bureau pour interrogatoire...


    *


    - Tu lui as filé une de ces frousses, Jön! C'était splendide! J'ai beau savoir que ce n'est pas toi, ça me surprend à chaque fois. Très convaincant, vraiment.

    - Merci.

    - Comment tu as su cette fois?

    - Lui, il le savait. Il ne l'a pas vu, mais c'était trop complaisant pour être quelqu'un d'autre, et puis c'est elle qui a confirmé.

    - Pourtant elle mentait bien, je l'ai cuisinée pendant tout le temps que tu as passé dans la salle de bain et je n'ai pas réussi à voir si elle mentait...

    - Si tu n'avais pas été là, je n'aurais rien su... C'est comme ça, je ne sais pas.

    - « C'est comme ça, c'est comme ça », heureusement que c'est VRAIMENT comme ça parce que si le Breg en question est innocent, on va au devant de sacrées emmerdes, j'ai bien cru que tu allais te jeter sur elle.

    • Moi aussi...


    *


    Bien entendu, Bregdine Edens était bien coupable. C'était un homme pompeux qui avait ligoté son rival avec des gants blancs et l'avait laissé mourir de propreté. Quand les agents se présentèrent chez lui, il ne prit même pas la peine de nier, ç'aurait été trop indigne de sa personne. C'est aussi sa fierté qui lui avait fait disposer les preuves bien en évidence sur son lit... Facile...


    - Bien joué Jön! Encore un! Ca t'en fait combien? demanda un collègue.

    - Quatre-vingt-seize en trente et un ans.

    - Au centième, je pense qu'on pourrait t'offrir le champagne, non?

    • Va pour le champagne!


    *


    Encore un coup de fil. Cette fois, c'est un clochard qui avait trouvé le corps. Pendu par les pieds sous le pont des Amoureux. Les seuls amoureux qui passent encore ici sont des rats ou des mouches, mais Zack le Clodo y habite et quelque chose gouttait sur ses cartons.

    Le type avait la colonne vertébrale arrachée du bassin jusqu'au cou. C'était apparemment la seule raison de sa mort. Le mort s'appelait Kiul Nelsher Slémingtreste, ingénieur en bâtiment. C'est son collègue qui l'a tué, la colonne vertébrale était chez lui. Le rapport entre la manière et le motif était évident, il voulait déstructurer l'édifice... Facile...

    Le lendemain, coup de couteau de Fastwelle Dupont contre Jules Sevigny, le surlendemain Priyad Kashmir tuait Zleck Zoloz et ainsi de suite depuis trente et un an. Trente et un ans de meurtres toujours plus originaux et banals les uns que les autres avec des coupables médiocres, aucun qui ne tue pour une raison surprenante, une raison subtile, une raison loufoque ou sans raison. Il n'y avait guère que la jalousie qui conduisait au meurtre, la peur parfois, involontairement, la convoitise, encore que la convoitise soit une forme de jalousie... la vengeance, mélange de jalousie et de peur, si on veut... la jalousie... et... je... crois qu'on a fait le tour, la jalousie, déclinée sous toutes ses formes: jalousie amoureuse, sociale, financière, etc. Même dans les rapports non-physiques, la jalousie et la peur sont les principales causes de meurtre... Et puis, quoi qu'il en soit, ceux-là sont morts, autant s'occuper des vivants.


    Mais Jön Slasteh, dans son manteau impersonnel réservé aux policiers avait toujours cette sensation grisante de la première fois en voyant ce qu'un autre Homme avait fait. Toujours cette sensation qui le fera comprendre pourquoi, même si ça n'a d'importance que pour les archives du terroir ou d'une famille, comprendre n'avait jamais ramené personne... Pour l'instant, il restait stoïque s'imprégnant patiemment de cette énergie sanguine dégagée par le meurtre. Plus le corps était souillé, détruit, déformé par celui qui l'avait dominé, plus la puissance était perceptible. C'est elle qui effraie. Qui fait voir autre chose que de la viande et des viscères chez le boucher. Plus le corps est déformé, plus il a été possédé et la toute-puissance du meurtrier transpire encore longtemps après. Le doute le plus imperceptible est saisi par cette force brutale de destruction, provocant les spasmes ou le vomi. Jön au lieu de craindre cette domination s'en nourrissait, il la laissait envahir son esprit jusqu'à la peur, l'acceptant comme une vérité... Aujourd'hui, c'était un mari qui avait cogné un peu fort sur sa femme. Amy Fédasier et Slasteh étaient arrivés sur les lieux après tout le monde, l'affaire était déjà résolue: le mari ne niait pas, c'est lui qui avait téléphoné et qui s'était livré aux policiers.

    L'homme était particulièrement impressionnant. Un colosse de deux mètres, cent cinquante kilos de muscles, une barbe rousse immense et un blouson en cuir élimé. Il se tenait la tête entre les mains, semblant effondré.

    - Bonjour monsieur Taupe.

    - Bonjour.

    - Je vais vous reposer quelques questions, si vous le voulez bien.

    - J'ai déjà répondu à la fiotte là-bas.

    - Il n'y était pas habilité... pour des raisons de procédures, je dois recommencer.

    - Elle m'a contrarié, j'avais un coup dans le nez, je l'ai frappée un peu fort et voilà, qu'est-ce que vous voulez de plus?

    Jön s'était assis à côté de sa collègue et toisait le colosse droit dans les yeux.

    - Ce soir vous êtes rentré vers quelle heure?

    - Qu'est-ce que ça peut vous faire?

    - J'ai besoin de ces informations pour le rapport, soyez coopératif monsieur Taupe, s'il vous plaît.

    - Qu'est-ce que j'y gagne?

    - Rien mais vous avez encore beaucoup à perdre!

    - Il est obligé de me regarder comme ça lui!?

    - Il fait son travail.

    - Tu veux ma photo connard?

    Jön garda le silence.

    - Monsieur Taupe, reprit Amy Fédasier, vers quelle heure êtes-vous rentré?

    - Huit heures.

    - Et que s'est-il passé pour que vous vous disputiez?

    - J'te plais c'est ça!? Regardes ailleurs, je vais pas garder mon calme longtemps!

    - Je vous rappelle que vous êtes menottés et accusé du meurtre de votre femme, monsieur Taupe! gronda Fédasier.

    - Menotté, ça veut pas dire que je peux pas lui mettre un coup de boule!

    - Jön, tu dégages!? demanda Amy.

    - Ok.

    Il se leva et s'appuya contre un mur, un peu plus loin, mimant de s'intéresser à un trousseau de clef. Mais au bout de quelques secondes il fixa à nouveau le suspect droit dans les yeux.

    - Monsieur T...

    - Je vais me le farcir! rugit le colosse en se levant.

    Il était si puissant qu'Amy en fut renversée et s'étala par terre tandis que Taupe rejoignait Jön qui restait impassible. Le géant se posta debout en face de Jön, le torse collé contre son nez pour l'écraser de son potentiel.

    - Alors pédale, t'as quelque chose à me dire? souffla monsieur Taupe au visage de Slasteh.

    - ...

    - Je vais tellement te...

    - ... cogner que tu vas appeler ta mère, connard.

    - Tu vas supplier...

    - ... que ce soit pas Satan qui te dérouille!

    - Pourquoi tu...

    - ... dis la même chose que moi, connard!?

    - Je sais pas ce qui te fais croire que...

    - ... tu pourras continuer ton petit jeu longtemps mais je te conseille de conclure très vite, termina Jön.

    Monsieur Taupe était interdit, le regard mauvais. Il se passait quelque chose. Jön le regardait toujours droit dans les yeux avec un air provocant, le même qu'il devait arborer à cet instant.

    - Ta gueule! intima Taupe.

    - Comment tu t'appelles Ducon que je puisse te tatouer ton épitaphe sur le front avec mon couteau? cracha Jön à travers ses mâchoires serrées.

    - Tu... vous êtes flic, vous n'avez pas le droit de me toucher, répondit la Taupe hésitant.

    - Tu... vous croyez? reprit Slasteh hésitant.

    - Tu te dégonfles, poulet!

    - Crois pas ça, connard!

    - Je...

    - Pourquoi tu le dis pas? demanda Jön, amical.

    - Quoi?

    - Dites-le, je vous en prie.

    - Non! trancha Taupe. Je ne peux pas faire ça.

    - Je sais, mais vous allez le dire quand même.

    - Tu rêves!

    - Comme vous voudrez, monsieur Taupe. Vous purgerez sa peine...

    - ...

    Monsieur Taupe retourna s'asseoir et ne dit plus un mot, les yeux dans le vide.


    *


    Amy était la supérieure hiérarchique de Jön pourtant ils travaillaient encore comme deux équipiers.

    - Qu'est-ce qui s'est passé, Jön? demanda Fédasier.

    - Il protège son fils. Ce n'est pas lui qui l'a tuée.

    - Mais on va être obligé de le coffrer s'il ne dit rien.

    - Il le sait, mais il le couvrira quoi qu'il arrive.

    - Si c'est vraiment son fils qui l'a tuée, il y aura des preuves contre lui et tôt ou tard on le libérera pour coller son fils à sa place.

    - Je pense que ce n'est pas la peine d'aller plus loin, tu le sais aussi bien que moi. Cette histoire de coup mal placé, c'est le fils qui l'a assené, et ce n'est pas un assassin.

    - Qu'est-ce qu'on fait?

    - On a un gamin inconsolable en fuite et un bouc émissaire autoproclamé, on a sûrement besoin de nous ailleurs...

    • Je ferai le rapport dans ce sens...


    *


    Amy Sidèle Fédasier rentra chez elle et y trouva sa petite famille, un mari épuisé par son boulot d'avocat et un chien neurasthénique qui aboyait contre sa queue qui bougeait trop vite. Il restait une place sur le canapé. Un bisou à son mari, une caresse au chien et elle les rejoignit bientôt dans leur léthargie.

    - Alors, c'était comment?

    - Usant. On s'est attaqué à une brute épaisse cet après-midi et j'ai bien cru que Jön allait se faire taper dessus.

    - Il joue avec le feu ton copain, ça lui jouera des tours.

    - Au moins ça avance!

    - Je sais mais j'ai eu vent de plaintes qui courraient contre lui. Il s'est déjà battu avec un témoin tu sais! J'aimerais qu'il ne t'arrive rien en sa présence.

    - Ne t'en fais pas pour ça... Il est violent avec ceux qui sont violents. Le gars qu'il a frappé, on a trouvé un cutter dans sa main.

    - Qu'est-ce qu'il en savait?

    - Rien, je ne sais pas, il dit que "c'est comme ça".

    • Mouais... N'empêche. Faudrait pas que ça retombe sur toi, ou sur vous...


    *


    Une cloche sonne. Il est huit heures du matin. Un léger vent d'hiver fait frissonner Emilie. Elle trottine jusqu'à la porte de son immeuble. Cinquième étage par l'ascenseur, porte au fond du couloir à droite, bonjour Flore, café.

    Sémantin Ladriel, fatigué prend sa voiture. Il est impulsif. Pas comme une caractéristique, impulsif comme un problème pour les autres. Le gros building dans lequel il s'apprête à rentrer est déjà une thérapie. Ascenseur, cinquième étage. Une construction aussi imposante ne peut que défendre des valeurs valables. Fond du couloir à droite.

    - Bonjour Flore, vous êtes toujours aussi ravissante en tailleur...

    - Bonjour Monsieur Ladriel, répondit Flore en levant les yeux de ses doigts croisés.

    - Je vous en prie appelez moi Sémantin...

    - Le docteur vous attend, Monsieur Ladriel, répondit-elle avec un sourire poli.


    Emilie attendait assise à son bureau. Un peu ennuyée, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout pour donner l'impression d'un bureau envahit par les références et le travail. En réalité, elle n'avait besoin que de sa voix, rien d'autre. Ladriel frappa, entra et trouva Emilie debout, le regard concentré et la main tendue vers lui.

    - Bonjour Docteur.

    - Bonjour Sémantin. Huit heures et quart, vous êtes en retard... Asseyez-vous, s'il vous plaît...

    - Il y avait des embouteillages, s'excusa Ladriel.

    - Pensez-y la prochaine fois, nous ne pouvons pas travailler correctement avec un quart d'heure en moins chaque semaine.

    Ladriel retint de justesse un juron. Elle le vit à la moue furtive qui traversa son visage.

    • Bon début, Sémantin, remarqua Emilie. Maintenant asseyez-vous, nous allons commencer...


    *


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    Dimanche. Jön faisait son tour dans le parc à côté de chez lui. Des pleurs ruisselaient doucement le long de ses joues: l'homme assis à quelques mètres devant lui est au bord des larmes. Il contient sa peine mais tout son corps exprimait une profonde tristesse. Jön décida de s'asseoir à ses côtés, discrètement, parce que les gens parfois s'effraient de ce dont ils ont besoin.

    Et au bout de quelques minutes, l'homme commença une phrase qui ne s'adressait à personne en particulier, une de ces phrases-hameçon tellement banales qui cachent un furieux besoin de partage.

    - On ne sait jamais vraiment ce qui peut arriver...

    Jön attendit quelques secondes avant d'y répondre.

    - Vous avez raison...

    - C'est toujours quand on est le plus fragile que tout arrive, c'est peut-être la fatalité?

    - Je ne sais pas.

    - Vous voyez, j'ai perdu ma mère ce matin. Elle venait de guérir d'une grippe, elle sortait pour faire ses premières courses depuis un mois et...

    Il se mit à sangloter. Jön resta silencieux.

    - ... enfin je ne sais pas pourquoi je vous raconte ma vie, qu'est-ce que vous pouvez en avoir à foutre, hein?

    - Quelle âge avait-elle?

    - Soixante-sept ans. C'est trop jeune pour mourir... Vous l'auriez vu il y a deux ans seulement, elle courrait après les bus! Et puis elle s'est cassée une jambe en faisant de l'escalade. Un an dans le plâtre! Elle donnait des coups de cannes aux infirmiers pour qu'il la laisse sortir! C'était un sacré numéro!

    - ...

    Les deux hommes restèrent en silence un long moment, chacun perdu dans ses pensées.

    - Peut-être que c'était mieux pour elle de finir comme ça plutôt que sur un lit d'hôpital... Qui sait? Enfin... J'aimerais vous souhaiter que ça ne vous arrive pas mais ça arrive à tout le monde, pas vrai!? dit-il mélancolique.

    - Qui peut le dire?

    - J'ai du pain sur la planche, comme dirait ma mère, pour gérer toutes les paperasses, et toutes ces formalités glaciales... au revoir, monsieur.

    - Au revoir.

    Jön se retrouva seul, assis sur ce banc et attendit que la journée finisse en regardant les moineaux, plein de légèreté un peu niaise.


    *


    Depuis sa chaude couverture, Pénélope Hedphast lança un regard torve au réveil. A côté d'elle, un garçon, ni beau, ni laid ronflait. Elle ne se souvenait plus de son prénom. Elle en a simplement eu envie hier soir, et maintenant, elle allait devoir le virer de chez elle avant son rendez-vous. Avec une caresse sur la joue, Pénélope réveille son étalon d'un soir et lui fait comprendre assez vite qu'il doit décider de s'en aller. Mais à peine le garçon est-il sorti qu'elle se sentit coupable. Avec des gestes évasifs, elle enfila des sous-vêtements à dentelle, une jupe qui lui tombait sous la main et un pull-over à même la peau. Un instant d'égarement le soir précédent, et elle se retrouvait encore au lit avec un homme qu'elle ne connaissait pas. Mme Keredine ne sera pas contente.

    Pénélope descendit les quelques marches jusqu'à la rue et monta sur sa moto. En deux minutes, elle était garée devant le building où le docteur Emilie Keredine exerçait. La porte automatique s'ouvrit devant elle, et comme d'habitude, elle laissa glisser son doigt dessus pour faire une longue trace. Comme deux femmes qui plaisent trop, Pénélope et Flore ne se plaisaient pas. Une salutation juste courtoise avant de retrouver Mme Keredine.

    Emilie attendait assise à son bureau. Un peu ennuyée, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout pour donner l'impression d'un bureau envahit par les références et le travail. En réalité, elle n'avait besoin que de sa voix, rien d'autre. Hedphast frappa, entra et trouva Emilie debout, le regard concentré et la main tendue vers elle.

    - Bonjour, Mademoiselle Hedphast. Vous êtes pile à l'heure comme toujours.

    - Bonjour, docteur, répondit Pénélope le teint déjà rose.

    - Dites-moi, Pénélope, je me trompe peut-être mais je crois que vous n'avez pas respecté votre engagement...

    - En fait, il...

    - Ne vous cherchez pas d'excuses, Pénélope, vous voulez vous soigner, n'est-ce pas?

    - Bien sûr docteur, mais...

    • Asseyez-vous, nous allons commencer, lança Emilie d'un ton presque autoritaire.


    *


    Cette fois-ci, Amy était passé chercher Jön directement chez lui, à sept heures et demi, avec un café bien fort.

    - Tiens Jön.

    - Merci.

    - On a un truc bien crade aujourd'hui. Les enquêteurs ne sont même pas sûrs que ce soit un humain qui l'ait tué.

    - Quoi d'autre?

    - Apparemment, le corps est déformé par les coups. Aucune incision, aucune perforation, le corps est juste tuméfié d'une manière anormale. Ah oui, et c'est un enfant.

    - Un enfant!?

    - C'est horrible, pourtant on en voit de ces saloperies, mais je ne pensais pas qu'on tombe un jour sur ce genre de truc.

    - On est toujours surpris par ce que peuvent faire les gens...

    • Tiens regarde, on arrive...


    *


    Derrière une école, dans un buisson, gisait le corps du petit Natanaël. Les "on va coincer ce salaud" fusaient de toutes les bouches pincées d'horreur. Le meurtrier n'était plus une personne, il était un "salaud" jugé par des consciences propres, et dans cet espace d'oblitération de la réalité, Jön se glissait sans état d'âme.

    Le corps de Natanaël était bleu depuis le haut des cuisses jusqu'aux yeux, comme s'il avait roulé sur les cailloux pendant une semaine. Les tuméfactions étaient si nombreuses que le cadavre tout entier semblait enflé de manière régulière, seule la couleur bleue et une photo récupérée chez la famille prouvait que ce bibendum violacé n'était pas dans son état normal.

    - Oh mon Dieu! dit Amy en se retournant.

    - Salut chef! lança un des enquêteurs présents sur le terrain. T'as vu un peu ce qu'ils lui ont fait ces salauds!?

    - C'est... c'est...

    Elle resta muette de répulsion. Après deux tentatives pour regarder le corps en face, elle parti en courant et dégueula sur une touffe d'herbe. Elle revint trois minutes plus tard, prit une grande inspiration et reprit son travail.

    - Est-ce que l'école a été fermée? demanda-t-elle.

    - Oui, et tous les élèves ont été renvoyé immédiatement. C'est le directeur qui en a pris l'initiative en arrivant. Il a téléphoné aux...

    - Bien, est-ce qu'on sait depuis quand il est ici?

    - Le directeur dit qu'il l'a trouvé ce matin vers sept heures moins le quart en allant se garer.

    - C'est le chemin qui va au parking?

    - Oui.

    - Jön. JöN! Qu'est-ce que tu en penses?

    Mais Jön ne répondit pas. Son visage était figé dans une expression inquiétante.

    - Jön!? reprit Amy en le secouant. Jön qu'est-ce qui t'arrives?

    - ...

    - JöN!? dit-elle en le giflant.

    Mais il ne répondait toujours pas. Dans les cas comme celui-ci, il fallait l'emmener assez loin pour qu'il émerge.

    - Messieurs, dit Amy en s'adressant aux enquêteurs, je dois m'absenter quelques minutes, continuez ce que vous êtes en train de faire, je reviens, notre ami Slasteh a une de ces petites absences.


    - A quoi ça sert qu'elle nous dise ça? Elle pensait vraiment qu'on allait se faire un pique-nique?

    - C'est la hiérarchie, ils se sentent mieux quand ils ont l'impression de contrôler ce qui se passe, laisse couler...

    - C'est qui ce type?

    - Jön? C'est un genre de profiler... Il est un peu dingue mais sans lui, on passerait aucun week-end avec nos familles.

    - Et ça lui arrive souvent de se transformer en statut de cire?

    • Pas que je sache, mais bon, c'est le chef qui s'en occupe. Tu les verras jamais l'un sans l'autre...


    *

     

    Dans la voiture, Jön reprit peu à peu ses esprits. Ses mains serrées tremblaient.

    - Dis Slasteh, tu me fais pas ça, on a du boulot!

    - ...

    - On a besoin de toi sur cette affaire, Jön, imagine que ce soit un tueur en série, qu'il se mette à décimer les écoles!

    - ...

    - EH! Dis quelque chose!

    Ses mains se décrispaient lentement. Il parvint à articuler un mot.

    - Pour-quoi?

    - Pouquoi quoi?

    - Retournons là-bas.

    - Comme tu veux Slasteh. Tu sauras te tenir cette fois?

    • Oui.


    *


    De retour sur les lieux du crime, Amy aida son collègue à sortir de voiture et l'accompagna jusqu'au buisson. Là, Jön contempla le corps inerte avec un visage neutre. Ses yeux s'écarquillaient mais personne ne semblait le remarquer.

    - Jön?

    - ...

    - Jön, ça va pas recommencer, hein?

    - ...

    - Jön, t'es avec nous!? JöN, bon sang!

    Slasteh était debout face au corps. Le gamin marchait tranquillement pour aller à l'école. Sa mère venait de le poser quelques minutes plus tôt. Et puis il sortit de son cartable un magasine. Il s'assit et le posa sur ses genoux. Sa tête allait de droite à gauche et il se mit à rire. Le souffle de Slasteh s'accéléra, l'enfant riait de plus en plus franchement, alors il se jeta sur lui comme un dément et le roua de coups.

    - ARRÊTE SLASTEH! QU'EST-CE QUE TU FOUS!? Retenez-le vite!

    Il fallu trois hommes pour le retenir et le plaquer contre la voiture.

    - PUTAIN, MAIS QU'EST-CE QUE TU FOUS!?

    - Quoi?

    - Tu viens de tabasser le cadavre! Qu'est-ce qui te prend?

    - Je viens de quoi!?

    - Tu t'es jeté à califourchon sur le gamin et tu t'es mis à le rouer de coups de poings en hurlant comme une bête!

    - Ah... Je...

    - Il faut que t'ailles te reposer, tu enchaînes les affaires et cette histoire de caméléon, ça ne doit pas être bien bon pour toi!

    - ...

    • Attends dans la voiture, je te ramène chez toi dans une heure! Reposes-toi!


    *


    Sémantin Ladriel se rendait de nouveau chez le docteur Keredine, mais sa voiture était tombée en panne. Quand il se rendit compte qu'elle ne marchait pas, il cassa trois vitres avec le poing et se mit à courir pour ne pas être en retard. Sur son chemin, il bouscula un homme hagard, un de ces débiles amorphes qu'il ne supportait pas. Il en perdit son élan, serait en retard une fois de plus et il ne pourrait pas se justifier. Sans réfléchir, il sauta sur ce plouc molasson et lui décrocha un direct dans l'oeil.

    Arrivé au cabinet du docteur Kérédine, c'est à peine s'il regarda Flore qui lui faisait ses yeux de séductrice. Elle aimait bien Sémantin mais avait pour consigne de rester distante. La seule compensation qu'elle avait trouvée était ce jeu de regards entre désir et mépris.

    Emilie attendait assise à son bureau. Un peu ennuyée, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout pour donner l'impression d'un bureau envahit par les références et le travail. En réalité, elle n'avait besoin que de sa voix, rien d'autre. Ladriel frappa, entra et trouva Emilie debout, le regard concentré et la main tendue vers lui.

    - Bonjour Docteur.

    - Bonjour Sémantin. Huit heures et quart, vous êtes en retard... Asseyez-vous, s'il vous plaît...

    - Ma voiture est tombée en panne, dit-il d'un air mauvais.

    - Sémantin je vous ai déjà dit que nous ne pouvons pas travailler correctement avec un quart d'heure de retard, et moins encore avec une demi-heure.

    Mais Sémantin n'avait pas la maîtrise de la dernière fois, avant qu'il n'ait réfléchi, les mots étaient lancés...

    - Toi, ma grande, tu vas la fermer. Ca fait dix mois que je me démerde pour venir payer ton vernis à ongle de pute, alors si j'te dis que ma voiture était en panne c'est qu'elle était en panne, c'est clair?

    Emilie tenta de garder son sang-froid.

    - Du calme Sémantin, je vous en prie, essayez de conserver un peu de sérénité...

    - "Sérénité" ça pue le yogi avec une gourmette en or! Maintenant assieds-toi et commence ton baratin!

    - Ce n'est pas du baratin Sémantin, et ce n'est pas à moi de commencer. Nous commencerons quand vous serez calmé.

    - ...

    - J'attends Sémantin, dit-elle fermement.

    - C'est bon, je suis calme!

    - Asseyez-vous, je vous prie.

    - D'accord, là, je m'assois, c'est bon? Madame est satisfaite?

    - Oui, merci Sémantin.

    Elle ne le perdait pas des yeux mais sa main droite était fermement agrippée à la bombe lacrymogène d'urgence qu'elle cachait sous son bureau, au cas où...

    • Alors Sémantin, expliquez-moi en détail ce qui vous a mis dans cet état?


    *


    Jön arriva au bureau après deux jours de repos forcé. Deux jours d'un sommeil comateux devant le flot discontinu des inepties télévisuelles. Il arborait un joli cocard qui tirait sur le vert.

    - Qu'est-ce qui t'es arrivé?

    - Un type m'a sauté dessus.

    - Quand ça?

    - Hier, je sortais de chez moi et je me suis retrouvé par terre avec l'oeil poché...

    - Y a vraiment des fous partout!

    Un des collègues de Jön venait d'entrer dans le bureau.

    - Tiens, Slasteh! Te revoilà! Pas trop épuisé par le boulot?

    - Tiens, Armini! Pas trop épuisé par la réussite?

    - Qu'est-ce que tu veux dire?

    - Qu'est-ce que tu comprends?

    - A quoi tu joues?

    - Du calme, du calme, intervint Amy, si vous n'êtes pas capables de vous entendre, évitez-vous! Armini, je te verrais tout à l'heure, reviens dans une demi-heure...

    - Oui, chef! fit Armini avec une imitation de salut militaire.

    En partant, il lança un regard menaçant à Jön qui lui répondit d'un geste négligeant.

    - Ca va mieux?

    - Oui.

    - Bon, on a trouvé des indices à l'école. Tu sais le schtroumf? Il semblerait que sa mère l'ait déposé à sept heures moins vingt, le directeur est passé à sept heure moins le quart, ça laisse cinq minutes pendant lesquelles notre homme a pu agir! Ca veut aussi dire qu'il n'était pas bien loin quand la mère est passée, il devait être planqué quelque part, il est même possible qu'il habite dans les quartiers alentours. J'ai envoyé Chaumier et Franelle interroger les voisins. Sinon, le légiste dit qu'il n'a jamais vu ça, sept côtes fêlées, la rate éclatée, la mâchoire est désaxée et le nez est enfoncé de deux centimètres! Tu te rends compte, deux centimètres!? Et tout ça en cinq minutes! On se demandait même si il ne pouvait pas y avoir plusieurs personnes, qu'est-ce que tu en penses?

    - Je ne sais pas exactement, mais je dirais qu'il n'y a qu'un coupable, un homme, une trentaine d'années.

    - C'est tout?

    - Oui.

    - C'est déjà ça... Qu'est-ce que tu comptes faire pour ton oeil?

    - Attendre, quoi d'autre?

    - T'es prêt à te remettre au boulot?

    • Qu'est-ce que je sais faire d'autre? dit-il avec un petit sourire résigné.

     

    Aujourd'hui, enquête de routine. Après l'incident de l'autre jour, qu'elle avait d'ailleurs eut du mal à étouffer, elle préférait mettre Jön un peu à l'écart des affaires trop violentes. Un notaire, trente-six ans, qui accuse son ex-femme d'être venu lui piquer de l'argenterie avec le double des clefs. Il était dans la voiture avec Armini et déjà la voiture sentait la rixe. Armini était le plus contagieux des bavards et le seul moyen de ne plus l'entendre était de parler autant que lui. Armini savait bien qu'ils ne pouvaient pas se blairer mais il préférait le noyer sous le galimatias qu'assumer en silence.

    - C'est pas franchement palpitant, toutes ces enquêtes... Les détails, c'est ça qui rend le métier intéressant, les petits rien imperceptibles, parce que les questions et le reste, c'est toujours un peu protocolaire... Même la corrélation des indices, ça répond toujours à une forme de banalisation...

    - Le protocole c'est un peu le support qui permet d'appréhender les situations, imagine que tu sois toujours en train d'inventer une nouvelle façon d'aborder les témoins et les suspects. Je pense que d'une certaine manière, le protocole est nécessaire...

    - Tu te fous de ma gueule, là?

    - Pas du tout!

    - Non, parce que j'ai bien l'impression que t'essayais de m'imiter, j'me trompe!?

    - Si ça t'énerve autant, c'est peut-être que tu devrais arrêter de jouer ce numéro.

    - J'ai rien à cacher, Slasteh. Je m'assume moi!

    - Tu fais allusion à Amy?

    - Je sais pas, c'est toi qui vas me le dire!?

    - S'assumer, ça ne veut pas dire refuser l'aide des autres.

    - Ecoutez-le avec ses beaux discours d'assisté!

    - Toi au moins tu te débrouilles seul, hein, comme un grand, ni dieu ni maître.

    - Si on faisait tous comme ça, le monde irait peut-être un peu mieux!

    - Il irait aussi bien que toi?

    - Je vais très bien, merci!

    - Alors pourquoi tu me gueules dessus, pour me prouver ton bonheur?

    - C'est pas parce que je suis heureux que je dois passer toute la journée à sourire, surtout avec un chouchou dans ton genre dans la même bagnole!

    - Nous y voilà... Elle te plaît Fédasier?

    - Regardes la route!

    - Pourquoi tu évites la question?

    - Parce que tu fonces dans une voiture, Slasteh. Arrête de faire le malin!

    - Et alors, moi je suis un assisté et toi un homme heureux, qu'est-ce que ça peut foutre de rentrer dans cette bagnole!?

    - Je veux pas mourir dans cette foutu bagnole! Vire putain!

    - Waouh, tu avais raison, on a bien failli se la tamponner, une Cooper en plus! dit Slasteh sincèrement surpris.

    - Tu ne diras rien pour Fédasier, hein? s'enquit Armini, honteux.

    - Tu peux compter sur moi, Armini. Je serais une tombe, répondit gentiment Jön.

    - On a bien failli en devenir tous les deux avec tes conneries!

    -Tiens regarde, on arrive!


    *


    - C'est toi qui t'y colles.

    - Non, c'est moi qui me les farci d'habitude. Vas-y toi.

    Toc, toc, toc.

    - Oui?

    - Vas-y!

    - Bonjour monsieur Le Puis, commença Jön, messieurs Slasteh et Armini, police du terroir. Monsieur Armini voudrait vous poser quelques questions.

    - Salaud, siffla Armini entre ses dents.

    Jön répondit avec un clin d'oeil malicieux.

    - Monsieur Lepuis, est-ce que...

    Jön était entré dans le hall, invité par Le Puis et commençait à singer son collègue dans le dos du bonhomme. Un chauve, pleurnichard, qui avait plus besoin d'une assistante sociale que d'argenterie. Il fit semblant d'examiner les tiroirs et les serrures pendant qu'Armini faisait semblant de poser des questions pertinentes qu'il reliait les unes aux autres avec des onomatopées songeuses.


    - La purge ce mec! J'ai cru que j'allais exploser de rire en le regardant reconstituer la scène... "Alors ma femme, cette garce, elle est rentrée comme ça, elle a enlevé ses chaussures pour pas salir la moquette, gnagnagna...", pauv' type... Qu'est-ce que t'as trouvé de ton côté?

    - Moi tu sais, c'est pas trop mon truc les indices, j'y comprends pas grand chose en fait...

    - Ah bon!?

    - Je suis pas enquêteur, je suis caméléon, chacun sa spécialité.

    - Mais alors pourquoi tu ne voulais pas faire l'interrogatoire?

    - J'en ai marre de parler. Et puis je crois qu'il ne voulait pas se parler.

    - Te parler?

    - Non. Il voulait qu'on l'écoute se plaindre, c'est tout.

    - Et tu m'as pris pour Sos-Notaire-Chauve?

    - Un bon geste, tu crois vraiment que ce type a une ex-femme ou de l'argenterie? Les pompiers n'ont pas le monopole des tâches ingrates, c'est un peu comme si tu lui avais descendu son chat de l'arbre...

    - Mouais... admettons...

    - Qu'est-ce qu'on fait maintenant?

    - Café!

    - Café.

    L'inanité rapproche les hommes semblait-il...


    *


    Les hommes aiment Pénélope parce que c'est une fille facile. Pénélope aime les hommes parce qu'ils sont faciles. Un brun au fond du pub l'épie de son regard de braise. Une simple coloration de ses joues, et il sait que s'il évite les phrases trop stupides, elle est pour lui. Il s'approche lentement, commande deux verres de liqueur de miel et sourit à la fille qu'il regarde depuis dix minutes. Ils se parlent un peu, par réflexe mais les hormones gèrent déjà toute la situation. Un instant plus tard, ils sont seuls dans les sanitaires hommes. Pénélope s'apprête à défaire sa braguette, mais au dernier moment se ravise. Elle imagine le regard sévère de Mme Keredine et se sent mal à l'aise. Sans un regard au garçon qui attendait patiemment sa récompense, elle détala vers le bar, jeta un billet sur le comptoir et s'en fut dans la rue éclairée par les lampadaires jaunâtres.

    A l'intérieur du pub, la vie faisait du bruit, prenait ses aises. Une bulle de chaleur s'était créée. Désormais, Pénélope se trouvait dans une rue froide et laide, presque morte, comme un couloir vide. Prise de panique par cette soudaine solitude, elle attrapa le premier taxi qui passait et rentra chez elle. Elle mit un moment à trouver le sommeil tant la rue déserte lui avait fait l'impression d'un caveau béant. Dans sa tête repassait tous les moments qu'elle avait passés dans ces bulles de vie, en compagnie d'un homme toujours différent, et les trouvait maintenant étranges, malsains peut-être. Après une nuit agitée, elle se rendit chez le docteur, gara sa moto et se rendit directement devant la porte du cabinet.

    Elle fut presque gênée que Flore la salue. Elles s'étaient détestées comme des harpies et maintenant, Pénélope avait l'impression de découvrir totalement ce qui l'entourait. Flore semblait vivre dans un monde qui la faisait sourire, loin des pubs et des histoires d'un soir. Où?


    *


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  •  

    Emilie attendait dans son bureau. Un peu ennuyée, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout. En réalité, elle n'avait besoin que de sa voix. Pénélope frappa, entra et trouva Emilie debout, le regard concentré et la main tendue vers elle.

    Cette fois, ce fut Emilie qui entama la conversation, voyant l'air dépité de sa patiente.

    - Bonjour, Mademoiselle Hedphast, vous n'avez pas l'air dans votre assiette ?! Avez-vous respecté votre engagement cette semaine ?

    - Oui...

    - Très bien. Asseyez-vous maintenant. Je vous le répète, vous devez continuer à rencontrer des hommes, mais vous devez faire connaissance avec eux, apprendre à les connaître avant de vous offrir à eux...

    - ...


    *


    - C'était comment le notaire? demanda Amy.

    - Ca tombe bien que tu m'en parles Amy, répondit Armini, je suis pas entrer dans la police de terroir pour torcher les célibataires!

    - Continue...

    - Il n'y avait pas plus de vol que d'effraction, ni que quoi que ce soit d'ailleurs, c'était juste un...

    - Ok, coupa Amy. Et avec Jön?

    - On a été à deux doigts de rentrer dans une voiture. Il est pas net ce mec!

    - Il est peut-être pas net, mais il plonge les mains dans la merde. C'est pas forcément un bon enquêteur, mais il est indispensable, ce qui n'est pas ton cas!

    - Mais...

    - Ecoutes Armini, on n'est pas à la maternelle ici, si tu as des choses à dire à Slasteh, tu te démerdes avec lui!

     

    Amy n'aimait pas être grossière, mais elle aimait encore moins Armini. A travers la vitre, elle voyait Slasteh arriver de sa démarche quelconque, l'air plus ou moins neutre du matin gravé sur la figure. Il croisa Armini, ses lèvres articulèrent un mot, et il esquiva de justesse un coup d'Armini qui fulminait.

    - Salut Jön.

    - Salut Amy.

    - Qu'est-ce que tu lui as dit?

    - C'est sans importance.

    - C'est vrai que tu as failli rentrer dans une voiture?

    - Oui, mais rien de grave, on avait une petite discussion avec Armini.

    - Bon. Pas la peine d'y faire attention?

    - Pas la peine d'y faire attention, répéta Jön.

    - J'ai du nouveau sur l'affaire "schtroumf", un voisin aurait aperçu quelqu'un dans la rue, quelqu'un qui n'avait rien à faire là. Il s'agirait d'un homme, cheveux grisonnants, corpulence moyenne, ça correspond à ce que tu disais l'autre jour. Ce serait bien si...

    DRIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIING!

    -... attends. Oui!? Allo? Oui... Oui... D'accord... Vous êtes sûr!? Où ça? Ah... Bon écoutez, j'envoie Slasteh, il sera là dans vingt minutes. Merci.

    Elle reposa le combiné et se tourna à nouveau vers son subordonné.

    • Jön, vas-y. Une femme enceinte, vingt-trois ans, près du parc à côté de chez toi.


    *


    C'était l'effervescence. D'une part parce que les promeneurs s'agglutinaient autour du périmètre de sécurité, d'autre part parce que tous ces gens avaient une information capitale à fournir. Le parce était un endroit très sympathique pour peu qu'on s'y attarde: des allées ombragées, un gazon bien dru et de belle, belle création artistiques qui jalonnaient le parcours, aussi en semaine était-ce le rendez-vous des septuagénaires férus d'art et des cadres suractifs faisant leur jogging.

    - C'est un homme, il s'est jeté sur... commença un premier.

    - Avec un imperméable! cria une seconde.

    - Et une moustache!

    - Et un blouson en cuir!

    - Messieurs, dames, adressez-vous à...

    - Il était brun!

    - Et il avait un chien!

    - Messieurs, dames! Je vous prie de...

    - C'était un gros blond torse-nu avec un panier de radis!

    - LA FERME!

    L'agent qui tentait désespérément de coordonner tous les "témoins" perdait son sang-froid. Tout frais sorti de l'école de police, il avait encore assez de tempérament pour gueuler un bon coup quand c'était nécessaire. Ses aînés attendaient simplement que tout le monde se lasse et rentre chez lui, il resterait ceux qui étaient vraiment concernés... et puis quoi qu'il en soit le "client" prenait rarement la fuite, on n'était pas pressé...


    Jön observait de loin la foule agglutinée bruyante et gesticulante. Ce brouhaha vivant et bordélique le berçait comme le puissant ressac des populations maniaco-dépressives. Il aimait se remplir de cette force de la foule, de sa diversité uniforme, de son imprécision bordélique et homogène. Il dodelinait de la tête, les paupières prêtes à se clore quand un des enquêteurs le reconnu et le héla:

    - Hé là!? Monsieur! Venez donc par ici!

    - Monsieur, quelles sont vos pistes concernant ce deuxième homicide? demanda un journaliste en se collant à Jön.

    - Je pense que ce peut-être le fait d'un dangereux individu...

    - Il semble que sa prochaine victime sera un homme trop curieux avec un dictaphone, conclut l'enquêteur qui avait appelé Slasteh.

    Les agents écartèrent la nuée pour laisser entrer les deux policiers.

    - Enfin, vous êtes là, voilà près d'une heure que nous avons prévenu Fédasier. Je suppose qu'elle vous a prévenu, c'était une future jeune maman, 23 ans, on a retrouvé sa carte d'identité, ses clefs de voiture et son argent: l'agresseur n'a rien volé. Par contre elle est dans un sale état!

    Quelques photographes tournaient en rond autour du corps comme des paparazzis, c'est à celui qui prendrait le meilleur cliché à mettre dans son book: "non, pas comme ça chérie, le fémur, rentre le un peu tu veux? Voilà, super!". Et puis ils s'envolèrent à leur tour. Arielle, belle comme le jour, pleine comme la vie, tuméfiée comme un gros bourrelet de pus. Si jeune...

    Elle se promenait dans le parc, si heureuse, en se caressant le ventre. Heureuse et mélancolique, comme si elle serait seule pour porter son bébé. Elle s'était laissée avoir par un de ces baratineurs pleins de gomina et de promesses, le temps d'une romance et il était parti. Le regard plein d'amour, la future maman murmurait des mots doux et rassurants à ce petit être qui grandissait dans son ventre, il serait son avenir, la preuve qu'elle savait faire quelque chose de beau et que lui ne connaîtrait jamais. Ses longs cheveux bonds tombaient en boucles sur sa poitrine, des yeux immenses remplis de tendresse... C'était insupportable! Et tout de suite après, elle se faisait tabasser par l'homme grisonnant, il la martelait de coups de poings avec frénésie en hurlant quelque chose d'incompréhensible. Chacun de ses coups était suivit d'un craquement sinistre et d'un cri de désespoir... jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus crier.


    *

     

    Emilie attendait dans son bureau. Un peu ennuyée, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout pour donner l'impression d'un bureau. En réalité, elle n'avait besoin que de sa voix. Pénélope frappa, entra et trouva Emilie debout, le regard concentré et la main tendue vers elle.

    - Bonjour, Mademoiselle Hedphast, comment allez-vous aujourd'hui?

    - Je ne sais pas... je me sens un peu bizarre...

    - C'est normal, vous découvrez une nouvelle facette de vous-même, une nouvelle Pénélope qui prend soin d'elle-même, qui se respecte...

    - C'est comme s'il me manquait quelque chose...

    - Vous êtes dans une période de sevrage, Pénélope.

    - Mais J'AIME les hommes! Qu'y a-t-il de mal à leur faire savoir!? s'enflamma Pénélope.

    - Vous confondez amour et désir pathologique, Pénélope, nous en avons déjà parler, répondit Emilie calmement.

    Pénélope la regarda avec une moue contrariée.

    - Mais si ça ne vous pose aucun problème, je ne peux rien faire pour vous, glissa Emilie pour suggérer une réaction.

    - Bien sûr que si, j'ai besoin de vous!

    - Vous avez surtout besoin de vous, Pénélope, c'est votre propre force qui vous permettra d'en sortir...

    Mais ces réponses n'étaient déjà plus sincères.*

    Quand Jön se réveilla, il sentit son visage l'informer de quelque chose... Le temps d'émerger, de remettre un sens sur cette information, de la douleur, oui, une douleur intolérable:

    - YaaaAAAAAAAAAAH!

    - T'étonnes pas Trouduc, avec la branlée qu'on a dû te mettre, tu vas avoir mal pendant un petit moment.

    - Jön, tu débloques complètement en ce moment!? Qu'est-ce que tu as encore foutu!?

    Cette voix était familière, c'était celle d'Amy.

    - Alors!?

    - ...

    - Assieds-toi et regarde-moi dans les yeux!? Tu as bu, tu t'es drogué? Putain Slasteh, qu'est-ce qui cloche chez toi?

    - ...

    - T'as même pas l'air de comprendre ce qui t'arrives mon pauvre vieux, t'es complètement shooté!

    - ...

    - Tu l'as frappée! La gamine! Exactement comme tu as frappé le gamin l'autre jour! Sauf qu'aujourd'hui il y avait cinquante témoins et un journaliste! Alors, on fait quoi maintenant?

    - ...

    - Je dois te mettre en cellule Jön, tu réalises!? T'as tabassé un cadavre de femme enceinte devant cinquante personnes! dit-elle, éplorée. Je vais te mettre en cellule et tu vas passer devant une commission interne, pour l'instant. J'y suis obligée...

    - ...

    - T'es dans un sale état Jön, faudrait que tu te voies... Le fourgon arrive, fais pas le con, d'accord!?


    Ils entrèrent dans le fourgon sous les regards consternés de la foule et les moues désapprobatrices de leurs collègues.


    *


    Jön respirait bruyamment. Depuis qu'il s'était réveillé à l'intérieur de ce fourgon, il semblait surexcité, aux abois. Il lançait des regards étranges et dérangeants autour de lui. On l'avait attaché, comme un suspect lambda et il se comportait comme un sujet lambda, c'en était presque confondant de prévisibilité. Sauf que sa vivacité était oppressante pour Amy, elle ressentait quelque chose de fou qui grandissait en lui.

    - Parle-moi, Jön!

    Mais il ne parla pas. La seule chose qu'il fit fut de la fixer. Il semblait sonder son âme jusqu'au fond pour y débusquer les moindres sentiments comestibles et les dévorer. Elle, se sentait comme une proie qu'on hypnotise, se laissant fouillée et consumer par ce regard vampire. Et tout à coup, il sauta sur elle en hurlant, elle sursauta, le fourgon fit une embardée. Jön était toujours attaché par ses chaînes, Amy se saisit d'une matraque et le conducteur rétablit le véhicule, de justesse.

    - Je n'hésiterai pas à m'en servir, dit fermement Amy en montrant la matraque.

    - Qui a crié? demanda le chauffeur.

    - Ce n'est rien, c'est monsieur Slasteh qui s'est coincé le pied, occupez-vous de la route!

    - Bien chef!

    - Bon quant à nous, il faut qu'on ait une petite discussion. Tu te doutes bien que je ne vais pas te laisser dans cet état, hein?

    Jön continuait à la regarder avec cet air avide et démentiel.

    - C'est moi Amy, ton amie, souviens-toi... Reviens... dit-elle doucement, rassurante.

    Mais il tenta à nouveau de sauter alors en un geste maîtrisé elle lui assena un coup derrière la tête et il s'écroula, inerte.


    *


    Amy était rentrée chez elle plus stressée que jamais mais elle se refusait à se montrer sous son visage de flic devant son mari. Chaque soir avant de rentrer, elle restait une minute derrière la porte pour souffler un grand coup et rentrer la plus apaisée possible. Ce jour-là, elle rentra deux heures plus tard que prévu sans prévenir son mari. Alors qu'elle tentait de se calmer et s'apprêtait à ouvrir la porte, son mari l'ouvrit au même moment.

    - AH! Qu'est-ce que tu fais là? dirent-ils en coeur.

    - Je venais te chercher-rentre à la maison, pardi! continuèrent-ils ensemble.

    - Quoi? dégaina son mari.

    - Je rentre, désolée pour le retard mais j'ai eu un petit souci administratif au bureau.

    - Administratif, tu parles!? Ca vient de passer aux infos! Il a pété les plombs ton pote.

    - Il suffit qu'il craque une fois pour que tout le monde le traite de malade!

    - Je t'avais bien dit qu'il tenait pas la route!

    - J'aimerais bien t'y voir à imiter des barges pendant trente ans! Normal qu'il dérape un peu de temps en temps!

    - "Dérape"? Il a tabassé un cadavre quand même, tu ne vas pas le défendre!?

    - Elle était morte cette fille, qu'est-ce que tu voulais qu'il lui fasse? Qu'il la tue une deuxième fois!?

    - Tu délires Amy! Je vais te le répéter plus lentement, il-a-ta-ba-ssé-une-morte. Il est flic et devant témoins!

    - Si tous les mecs qui tiennent pas la route assuraient autant que lui, il y aurait moins d'assassins en liberté, alors tes réflexions de bourgeois assis dans un canapé, tu te les gardes, ok!

    - Mais ma parole, tu t'entends parler, on croirait que tu défends ton fils ou ton premier amour!

    - Qui va le défendre sinon, et qui va faire son boulot, hein!? QUI!?

    Elle s'était mise à crier et était presque en larmes. Après un regard mauvais à cet homme épousé, elle entra dans sa voiture, démarra et retourna au bureau.


    *

     

    Emilie attendait assise à son bureau. Un peu ennuyée, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout pour donner l'impression d'un bureau envahit par les références et le travail. En réalité, elle n'avait besoin que de sa voix, rien d'autre. Pénélope frappa, entra et trouva Emilie debout, le regard concentré et la main tendue vers elle.

    - Bonjour, Mademoiselle Hedphast, comment allez-vous aujourd'hui?

    - Un peu mieux, je crois... Je ne me laisse plus prendre au piège que tend mon propre corps...

    • Bien. Vous êtes sur la bonne voie Pénélope.


    *


    Ils étaient dans le noir, à travers les barreaux, ne distinguant que les ombres de leurs lèvres qui se mouvaient.

    - Tu dors?

    - Non.

    - Ca va mieux?

    - Je crois.

    - Tant mieux.

    - Qu'est-ce qui t'arrives? Pourquoi tu pleures?

    - Oh, pour rien, des trucs de filles tu sais...

    - J'ai merdé?

    - En beauté! Tu es célèbre maintenant.

    - Ah... Grave?

    - Une fille-mère, elle en est pas plus morte mais il y a des choses qui ne passent pas. La foule a besoin d'intégrité.

    - C'est tout ce qu'on peut lui offrir. Quand on trouve un coupable, ce n'est jamais qu'un pis-aller...

    - Je sais mais c'est injuste de te faire ça!

    - Je ne t'avais jamais vu te faire du souci comme ça pour moi...

    - Tu n'avais jamais été dans un pétrin pareil, et puis je me suis engueulé avec Luc, après la journée qu'on a passé j'ai besoin d'être un peu gentille avec quelqu'un, un peu humaine, et quand j'étais dans ma voiture, je me suis rendue compte que tu étais la personne dont je me sentais le plus proche, même après le coup de cet après-midi.

    - Cet a...

    - Ce n'est rien. Tu... Tu veux bien me prendre dans tes bras?

    - Bien sûr...

    Elle ouvrit la cellule et se réfugia dans ses bras. Il l'étreignit tendrement et posa un baiser sur son front.

    Amy se sentit fondre. Pas comme on succombe à la force rassurante, mais plutôt comme dans les bras d'une grande soeur. Ils s'allongèrent lentement sur la paillasse de la cellule et Amy s'endormit au creux de l'épaule de Jön.


    *


    - Eh les tourtereaux, debout!

    - Hum... quoi, marmonna Amy.

    - Debout chef, c'est l'heure d'aller bosser!

    C'était Armini. Il avait sa tête des mauvais jours et semblait amer, écoeuré. Il secouait sans ménagement l'épaule de Jön et Amy.

    - Qu'est-ce qui se passe? demanda Amy.

    - DEBOUT, les autres vont arriver! réitéra Armini qui préférait encore leur épargner ça qu'entendre tout le bureau en parler.

    - Je crois bien que je me suis endormie, constata Amy encore dans le cirage. Tu vas bien Jön?

    - Oui chef! répondit-il avec un clin d'oeil.

    Amy se sentait plus légère ce matin, ce qui s'était passé la veille ne lui était pas encore revenu en mémoire.

    - Au boulot! dit-elle pleine d'entrain. Mais au fait, qu'est-ce que je fais ici?

    - Tu es venue hier soir parce que tu t'es disputée avec Luc, on a discuté un peu et tu t'es endormie comme une masse...

    - On... on a rien fait? susurra-t-elle.

    - Bien sûr que non, Amy.

    Amy prenait lentement conscience de la situation: ce n'était pas si grave, Luc, son mari, comprendrait qu'elle n'ait pas donner de nouvelle. Elle était un peu à cran à cause de Jön et du "marteleur" comme on l'appelait maintenant... De son côté Armini était jaloux à crever. Amy et Jön étaient enlacés, et avaient baiser dans une cellule! C'était trop, trop malhonnête, trop ostentatoire! Il s'approcha de Slasteh et lui siffla à l'oreille:

    - Tu vas me le payer, salaud!


    Toute la journée, Jön resta en cellule et Armini vint l'asticoter, lui lancer des petits pics assassins. Dans sa petite cervelle abusée, un millier de plans diaboliques se projetaient et ils finissaient tous par la mort lente et douloureuse de son rival. Pourtant, il n'avait pas la patience de lui infliger une mort douloureuse, chacune de ses interventions était comme un coup de poignard direct et sans appel.

    A la fin de la journée, Amy décida de libérer Slasteh, contre les injonctions de ses supérieurs.

    - Rentre chez toi, vas et reviens demain à la première heure, ok?

    - Ok. Merci Amy.

    - Regardez ça! Personne ne s'étonne qu'un criminel soit renvoyé chez lui aussi naturellement!?

    - La ferme Armini! lança un agent qui rangeait son bureau.

    - Je suis peut-être le seul ici à croire en quelque chose, je me vois dans l'obligation de te relever de tes fonctions Amy!

    - Tu rigoles, il y a au moins dix personnes dans la hiérarchie avant toi, même le chien et le taille-crayon sont plus gradés que toi! dit Amy avec un haussement d'épaule.

    - Mais comme ils sont tous incapables de prendre leurs responsabilités, c'est moi qui dois prendre les initiatives!

    - Arrêtes un peu ton cirque Armini, t'es gonflant! repris l'agent.

    - Bon... QUI EST D'ACCORD POUR QUE JöN RENTRE CHEZ LUI? cria Amy à la cantonade.

    Les trois quarts des mains se levèrent, soit six, une main resta baissée celle d'Armini et l'autre était celle d'un suspect en garde à vue dans une cellule voisine.

    - Et moi? demanda-t-il à tout hasard, je peux revenir demain aussi?

    - Mais bien sûr mon biquet, j'te filerais les clef de ma voiture... persifla Amy. Tu pourras faire le plein avant de revenir?

    - Y a du piston! se renfrogna le suspect.

    - Jön, fous-moi le camp. A demain, je te fais confiance.

    Armini bouillait, en plus d'être jaloux, il venait de se faire humilier devant tous ses collègues pour ce type qu'il détestait déjà. Alors que Jön se dirigeait vers la sortie, Armini lui bloqua le passage.

    - Où tu crois aller, Slasteh?

    - Je rentre chez moi.

    - C'est un peu trop facile, tu ne crois pas? Tout ça parce que tu baises le chef!

    - Je ne "baise" pas le chef.

    - Mon cul! T'es un sacré menteur Slasteh, tu me regardes droit dans les yeux et tu veux me faire gober que tu la baises pas!?

    - Armini, assieds-toi, dit l'agent. Allez, fous-lui la paix!

    - Occupes-toi de ce qui te regardes, Pombil! trancha Armini d'un ton sec. Alors, reprit-il à l'encontre de Jön, ça t'amuses de jouer les favoris? Ca te plaît de coucher avec le chef? Ca te plaît de me ridiculiser en public?

    - ARMINI! menaça Amy.

    - Je vais te...AAAAAAAÏE!

    Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Il regarda son bras et y trouva un stylo à bille planté jusqu'à l'os. Jön le regardait d'un air navré.

    - Tu m'as planté un stylo dans le bras!? articula Armini, livide.

    - Tu l'aurais fait, dit calmement Jön.

    - Tu m'as planté un stylo dans le bras!? T'es complétement cinglé Slasteh!

    - Tu l'aurais fait, répéta Jön.

    Amy s'était rapproché, ainsi que tous les policiers présents.

    - Jön, tu peux m'expliquer ça? demanda-t-elle.

    - Il l'aurait fait de toutes façon...

    - Qu'est-ce que tu en sais?

    - Je le sais, c'est tout.

    - Peut-être qu'il l'aurait fait... et peut-être pas, dit Amy. Je ne peux pas te couvrir sur ce coup-là Jön, tu viens d'agresser un officier alors que tu es censé être en détention. Tu restes ici cette nuit. Ca va me coûter cher... Armini, un mot de ce qui vient de se passer à qui que ce soit et tu te retrouves au chômage, il y a suffisamment de témoins ici pour dire que Jön était en situation de légitime défense... Les autres, retournez à vos occupations, le spectacle est terminé! Je compte sur vous pour ne pas ébruiter l'affaire parce qu'en ce moment, on est sur un fil plutôt mince. Vous êtes tous conviés à me rejoindre dans mon bureau à trois heures cet après-midi, pas de retard toléré. Il faut qu'on mette les choses au point pour contrer les rumeurs parce qu'avec ces fouille-merde de journalistes, c'est toute la police du terroir qui est soupçonnée. Ils ont tendance à provoquer les scoops pour se faire remarquer alors faîtes gaffe à tout ce que vous dîtes et tout ce que vous faîtes, on avisera tout à l'heure. Jön, suis-moi dans la cellule. Armini, tu appelles un toubib et tu attends ici!


    Dans la cellule...

    - Jön, t'es allé un peu loin là! En ce moment tu crées plus de problèmes que tu n'en résouds, et c'est pas bien bon. L'amie peut essayer d'arranger un peu les choses mais le chef doit faire son boulot, tu comprends, après ça, je ne peux pas te laisser partir...

    - Je comprends. Mais c'est quand même dingue que je paie pour lui...

    - Je te crois, mais tout le monde ne partage pas ma confiance en toi, Jön, ne serait-ce que cet enfoiré d'Armini. Je sais que tu ne contrôles pas toujours tes personnages...

    - J'espère qu'il va la fermer et que les autres ne diront rien...

    - Pour ça, tu peux dormir tranquille. Armini, c'est un emmerdeur, à l'heure qu'il est, ils doivent tous rêver de lui planter quelque chose dans le bras, dit-elle en riant un peu fort. Bon, je te laisse Jön. Désolée mais...

    - C'est normal.

    - Quand on aura des nouvelles, je te présenterais quelqu'un.

    • Ca marche.


    *


    Tout le monde au bureau avait été d'accord pour couvrir Jön contre Armini, mais l'agression sur cadavre était difficile à cacher. Tout les médias en faisaient leur scoop, aussi la hiérarchie avait elle suspendu le policier territorial Jön Slasteh en attendant les conclusions des enquêtes internes. Son efficacité depuis trente ans avait pesé dans la balance pour ne pas l'incarcérer de manière préventive, mais il était assigné à la périphérie territoriale. Il pouvait laissé libre court à son errance jusqu'à nouvel ordre...


    *


    Emilie attendait assise à son bureau. Un peu ennuyée, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout pour donner l'impression d'un bureau envahit par les références et le travail. En réalité, elle n'avait besoin que de sa voix, rien d'autre. Pénélope frappa, entra et trouva Emilie debout, le regard concentré et la main tendue vers elle.

    - Bonjour, Mademoiselle Hedphast, comment allez-vous aujourd'hui?

    - Je me sens... libre, hésita-t-elle. Je crois que je vais mieux.

    Pénélope tentait de s'en persuader, cela se voyait, mais Emilie savait qu'elle était sur la bonne voie. Mieux vaut ne pas détruire les mensonges flagrants quand ils représentent une volonté de changem...

    - Ce n'est pas tout à fait vrai, coupa Emilie apparement pas très convaincue. Vous êtes encore tiraillée par vos pulsions, n'est-ce pas? dit-elle, maternelle.

    - ... un peu mais je sens que... je suis prête à changer. Je commence à comprendre le sens de ce que nous faisons...

    - Vous en êtes sûre?

    - ... oui... Oui, docteur! dit-elle en relevant la tête.

    C'était un peu théâtral mais Emilie était satisfaite. Pénélope aussi semblait plus déterminée à croire son mensonge... c'est le début de la guérison. Bravo "Madame" Keredine.

    - Je crois que nous pouvons arrêter pour aujourd'hui, reprit Emilie, je suis fière de fous, de VOUS je veux dire. Voyez avec Flore pour prendre un nouveau rendez-vous.

    - Merci.

    - A bientôt mademoiselle Hedphast.


    Elle sortit alors du bureau d'Emilie et se trouva nez à nez avec un homme agité d'une trentaine d'années. Sans sourciller, elle se dirigea vers le bureau de Flore pour programmer son prochain rendez-vouz avec le docteur Keredine. Sitôt leur regard croisés, il y eut les premières étincelles, toujours à cause de cette histoire de femmes qui plaisent. Flore était une rivale naturelle et donc un miroir. Il avait suffit d'une seconde pour que Pénélope soit de nouveau elle-même. L'une était hautaine, l'autre plus agressive encore parce que prise en position de faiblesse...

    - Je voudrais prendre un rendez-vous, Flore, dit Pénélope en articulant bien le prénom de son ennemie.

    - Mais bien sûr, mademoiselle, répondit Flore, condescendante. Quand serez-vous disposée? Oh, pardon, minauda-t-elle, quand serez-vous disponible, mademoiselle?

    Sémantin se rapprocha de la chiffonade et se planta devant Pénélope.

    - Voyons Flore, ne jouez pas avec les nerfs des gens! dit-il sans détourner les yeux de Pénélope.

    - Monsieur Ladriel, le docteur Keredine vous attend, je crois, répondit Flore, pincée.

    - Dans trois jours, posa Pénélope.

    - Vous êtes ici parce que vous n'arrivez pas à gérer votre charme? murmura Sémantin avec des airs de fauve.

    Pénélope rougit à son insu et rentra dans le jeu. Avec un séducteur aussi direct, elle se devait d'être hésitante, lui laisser avoir le dessus...

    - Non, je...

    - Vous êtes attendu monsieur Ladriel, insista Flore.

    - Je n'insiste pas, mesdemoiselles. Aurevoir, quel est ton prénom déjà?

    - Pénélope, répondirent ses phéromones dans un soupir.

    - Votre rendez-vous: jeudi, 15h, cracha Flore en pizzicato.

    Pénélope avait salué Flore avec un sourire narquois mais à peine le dos tourné, elle se sentit souillée, utilisée...


    Emilie attendait assise à son bureau. Un peu nerveuse, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout pour donner l'impression d'un bureau envahit par les références et le travail. En réalité, elle n'avait besoin que de sa voix, rien d'autre. Sémantin frappa, entra et trouva Emilie debout, le regard concentré et la main tendue vers lui.

    - Monsieur Ladriel... Je vous prierais de ne pas "séduire" mes patientes, s'il ous plaît. Mademoiselle Hedphast, Pénélope puisqu'elle vous l'a dit, est fragile en ce moment. Je pensais ne pas avoir à vous le demander...

    - Bonjour Emilie.

    - Docteur Keredine, s'il vous plaît.

    - Oui, maîtresse! dit-il avec un sourire de garnement.

    - Je ne suis pas votre maî...

    - Je faisais allusion à la maîtresse d'école mais puisque vous en parlez...

    - Oublions cela. Asseyez-vous.

    - Oui, docteur Keredine, continua-t-il avec la même attitude provocante.

    - Arrêtez-ça, monsieur Ladriel.

    - Oui, docteur.

    - Sémantin!

    - Oui, Emilie...

    - Monsieur Ladriel, allez-vous-en!

    - Vous êtes encore plus belle quand vous avez peur...

    - Je n'ai pas peur! se défendit-elle maladroitement.

    - Bien sûr que vous avez peur, et vous en êtes radieuse...

    - Je...

    - Je ne vous veux aucun mal, Emilie, murmura-t-il.

    - Partez!

    Il s'avança un peu et prit sa main dans la sienne, délicatement.

    - DEHORS! hurla-t-elle en le repoussant violemment.

    En une fraction de seconde, Sémantin changea d'attitude, il s'écarta d'Emilie et frappa d'un grand coup de poing sur la porte:

    - NE ME DIS PAS CE QUE JE DOIS FAIRE, EMILIE! conclut-il avant de s'enfuir en claquant la porte.

    Il sortit précipitamment après un regard arrogant à Flore qui fit semblant de ne pas le voir.

     

    Emilie resta bouche bée pendant plusieurs minutes avant de reprendre ses esprits. Elle tremblait littéralement de peur. Il avait conclut par son prénom et ce simple mot était utilisé comme un spéculum dans son intimité. Elle sortit à son tour, regarda sa secrétaire l'air hagard et dit sur un ton monotone:

    - Annulez mes rendez-vous du matin, Flore, ensuite vous pourrez prendre votre pause de midi...

    - Mais docteur, il est dix heures...

    Sur quoi Emilie s'en fut s'assoir dans son bureau, sans un mot.


    *


    Flore passa quatre coups de téléphone, prit son manteau et sortit du bâtiment. Elle trottina près de trois-quarts d'heure pour se changer les idées et rejoindre son restaurant favoris dans une petite ruelle isolée en plein centre ville. A cette heure-ci, il n'y avait pratiquement personne dans les rues. Le restaurant ouvrirait dans vingt minutes.

    - Alors, on est jalouse, dit une voix derrière elle.

    - Monsieur Ladriel, sursauta-t-elle.

    - La jalousie te donne des airs boudeurs adorables...

    - Pourquoi vous n'êtes pas avec cette "Pénélope", monsieur Ladriel, dit-elle comme un reproche.

    - C'est toi que je préfère, Flore, assura-t-il.

    - Pourquoi ce petit jeu, alors!? Par crauté!?

    - Je voulais te baiser en colère, continua-t-il sûr de lui.

    - Et qu'est-ce qui vous fait croire que je me laisserais faire? répondit-elle bravache.

    - Parce que tu en as autant envie que moi, dit-il en s'approchant.

    Une fois à quelques centimètres de son visage - qu'il voyait par en-dessous-, Sémantin prit Flore par les hanches et la plaqua contre un mur de la ruelle.

    - Les gens du restaurant seront là dans cinq minutes! dit-elle encore un peu confiante.

    - C'est plus qu'il ne m'en faut...

    A ces mots, elle perdit toute consistance. Elle s'essaya quand même à la déstabilisation.

    - Vous ne contrôlez pas vos éjaculations, monsieur Ladriel?

    Le ton était volontairement cru, mais si peu convaincant...

    - Il faut savoir sauter sur l'occasion quand elle se présente.

    - Et les femmes sans défenses sont de bonnes occasions pour un homme de votre courage, n'est-ce pas?

    Pour qu'elle se taise enfin, Sémantin l'embrassa violemment. Flore fit mine de se débattre mais facilitait déjà son agresseur.

    - Je sais qui vous êtes et je vous dénoncerais! cracha-t-elle.

    - Tu es encore jalouse de cette petite poufiasse?

    - Si vous me laissez maintenant, je ne porterais pas plainte, menaça-t-elle en écartant les cuisses.

    - Si tu fais ça, j'irais m'envoyer Emilie.

    - Emilie!? ragea Flore.

    - Oui, Emilie, ton patron! attisa-t-il.

    - Non, je vous en prie, laisse-la en dehors de ça!

    - Ca doit être un bon coup, cette Emilie. Elle est comme une petite fille apeurée... dit-il dans un coup de rein.

    - Han... soupira Flore, ce que vous dîtes est horrible, monsieur Ladriel.

    - C'est une femme, avec ses désirs, ses fantasmes, ses envies... lui souffla-t-il à l'oreille.

    - Sémantin! Non!

    - Est-ce que tu ressens le viol de ta jalousie, Flore?

    - Oui... non... je ne sais pas... hmm...

    Elle était maintenant complétement plaquée au mur et encerclait Sémantin de ses jambes.

    - Ton patron, ou plutôt ta patronne, ta ravissante patronne, je suis sûr qu'elle est lesbienne... tu pourrais lui plaire si tu voulais...

    - Han... Non... non... non... je... maintenant... oui... Sémantin... je vous déteste... han... pourquoi...

    A ce moment, Flore se tendit et Sémantin eut en elle les derniers spasmes. Elle émit un petit cri et se ramollit totalement.

    Sémantin remonta son pantalon et lui dit simplement:

    - Bon appétit, Flore.

    - Merci monsieur Ladriel, dit-elle naïvement. A bientôt?

    Mais déjà il avait tourné dans l'artère principale d'un pas décidé.


    Il continua encore sur sa lancée et tourna sur la droite. Si alerte qu'il fut, il ne put éviter de rentrer à pleine vitesse dans ce même bonhomme mou de la dernière fois. Son sang ne fit qu'un tour et il décrocha un coup de tête dans le nez de l'importun. Cette fois pourtant, l'importun en question réagit rapidement, à peine furent-ils rentrés l'un dans l'autre que Jön avait imité Sémantin: il se préparait au coup et l'esquiva. Dans un réflexe fulgurant, surprenant même venant, Jön transforma l'élan du coup de tête en plongeon tête la première vers le bitume. Sémantin s'écrasa le front sur le sol sans aucun amorti et resta là, allongé, sans vie, sans témoins.

    Jön se dirigea vers son point de rendez-vous avec Amy et attendit inexpressif comme si rien ne s'était passé.


    *


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  •  

    Amy conduisait la guimbarde de Jön d'un air déterminé. Elle se gara de travers devant le building et aida Jön à sortir de la voiture. Alors qu'ils attendaient l'ascenseur, Jön attarda son regard sur les plantes vertes du hall d'entrée. Il eut l'impression étrange que les plantes essayaient de lui dire quelque chose mais le garda pour lui.

    Amy avait passé un coup de fil un peu avant. Emilie attendait assise à son bureau. Un peu ennuyée, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout pour donner l'impression d'un bureau envahit par les références et le travail. En réalité, elle n'avait besoin que de sa voix, rien d'autre. Amie frappa, entra et trouva Emilie debout, le regard inquiet et les mains tendues vers elle.

    - Je te présente Jön Slasteh qui bosse avec moi. Jön, Emilie. Comme je te l'ai dit, elle va t'aider à remettre de l'ordre dans tes idées...

    - Bonjour Jön, ravie de faire votre connaissance. Pour faire simple, disons que je suis médecin.

    - Je ne vais pas vous faire de mal... rassura Jön d'un air taquin.

    - Pourquoi dîtes-vous celà?

    - Il ne recommencera pas.

    - Quoi?

    - Je t'avais dit qu'il était un peu spécial, commenta Amy, il fait toujours ça.

    - Détendez-vous mademoiselle Keredine, c'est fini.

    - Comment... comment savez-vous mon nom? Tu ne lui as pas dit Amy, hein!?

    - Il est écrit sur la porte.

    - C'est vrai... dit-elle un peu ébêtée. On se laisse vite avoir par ce qui surprend, non? Le fait est que vous avez raison, Jön, mais vous n'êtes pas là pour moi, c'est moi qui suit là pour vous... se ressaisit-elle.

    - Il perd un peu le contrôle de lui-même en ce moment, Emi, et ça risque de lui retomber dessus.

    - Je préfèrerais que ce soit lui qui me le dise, Amy..

    - Bien sûr.

    - Alors, que vous arrive-t-il, Jön?

    - Il a planté...

    - Sors, s'il te plaît.

    - Ok, ok... Si tu me cherches, je serai en train de papoter avec ta secrétaire. C'est quoi son nom déjà ?

    - Flore. A tout à l'heure...

    - Bon courage à vous deux, dit Amy en sortant.

    Quand la porte fut fermée, Emilie recommença à interroger Jön.

    - On sera plus au calme... Elle semble tenir beaucoup à vous, non?

    - On travaille ensemble depuis tellement longtemps, et plus puisqu'affinités.

    - Mm... d'accord. Je crois que nous pouvons parler ouvertement monsieur Slasteh... Pour tout à l'heure, vous aviez raison, je suis effectivement sous le choc. Dans la matinée, un de mes patients a eu un accès de colère et j'en ai été affectée, comment l'avez-vous deviné?

    - Je ne l'ai pas deviné, je l'ai su.

    - Expliquez-moi ça, s'il vous plaît?

    - Je n'entend pas ce que disent les gens, j'entend ce qu'ils sont.

    - Et quand vous parlez avec quelqu'un, à quoi répondez-vous?

    - Il est possible que je ne contrôle pas vraiment ce qui se passe, probablement est-ce un processus instinctif d'adaptation.

    Emilie prenait entre chaque relance un temps de réflexion, plus pour donner au patient l'impression de s'intéresser réellement que pour réfléchir d'ailleurs, elle savait souvent ce qu'elle voulait savoir avant la fin des réponses...

    - Vous semblez avoir une idée assez réfléchie sur le sujet, je me trompe?

    - On ne peut jamais être totalement objectif sur ce que l'on est mademoiselle Keredine.

    - Que faîtes vous dans la police?

    - Je suis enquêteur mimétique.

    - Intéressant... Et que faîtes-vous concrètement?

    - Je ne crois pas avoir assez de recul pour répondre correctement, j'aimerais que vous décriviez ce que vous imaginez de ma fonction, pour mettre des mots sur ce que je ressens...

    - Essayons...

    Les yeux d'Emily se vidèrent et sa voix se fit neutre, comme si elle lisait des notes dans le fond de son cerveau.

    - ...vous vous laissez envahir par les détails que vous observez, reprit-elle, ainsi vous pouvez reproduire le profil des individus...

    - Continuez...

    - Il me semble que cette observation est instinctive, inconsciente même, vous ne contrôlez pas les éléments dont vous vous imprégnez et c'est cela même qui fait votre efficacité et votre instabilité...

    - Jusque-là, c'est assez vrai, vous êtes perspicace, ou alors êtes-vous attentive... Vous me plaisez Emilie.

    - Moi aussi, monsieur Slasteh.

    - Je crois qu'il vaut mieux en terminer pour cette fois.

    • Je le crois aussi. Revenez demain, nous approfondirons le sujet... conclut Emilie. ***

    - Salut Emilie, salut Flore

    - Qu'est-ce qu'elle t'as dit? demanda Amy.

    - Qu'elle était narcissique, répondit Jön.

    • C'est vrai qu'elle est un peu imbue d'elle-même, mais elle est adorable quand elle veut.

    • Oui, c'est une chic fille.

    • Elle te plaît?

    • Elle se plaît.

    • Jön, je t'aime beaucoup mais tes réponses mystiques c'est un peu agaçant! s'énerva Amy.


    *


    Alors qu'ils rentraient de la consultation, Amy reçut un appel du bureau.

    - Appel à toutes les voitures, appel à toutes les voitures... dit une voix grésillante.

    - Je te rappelle qu'on a que deux voitures!

    - Désolé chef, je trouvais que ça sonnait bien... Appel aux deux voitures, appel aux deux voitures...

    - T'es obligé de répété deux fois tout ce que tu dit?

    - Un peu de fantaisie, quoi! bougonna la voix.

    - Il faut que ce soit fonctionnel, pas fantaisiste ou loufoque ou absurde ou avant-gardiste, fon-ctio-nnel...

    - Bon, comme vous voudrez, chef, répondit la voix, penaude.

    - Alors?

    - Alors quoi?

    - Pourquoi tu appelles les voitures?

    - Ah oui, c'est vrai! Une vieille femme super musclée vient d'aggresser un homme sur sa bécane et elle s'est enfuit avec en direction du sud. Il est assez mal en point.

    - Tu te moques de moi!? s'énerva Amy.

    - Non, pas du tout, chef... attendez... Ah, voilà, elle est sur la territoriale 5E à cinq minutes de là où vous êtes...

    - Qu'est-ce que c'est comme moto, dit-elle en accélérant dans la direction indiquée.

    - Une 250cc, Caouazaky, c'est polonais. Verte.

    - Merci... Eh!?

    - Oui?

    • La prochaine fois, abrège!


    *


    Ils fonçaient à vive allure sur la territoriale 5E, sirène à fond. La pauvre guimbarde n'avait jamais si bien porté son nom: elle vibrait à en déchausser les dents avec un son métallique assez peu rassurant, pourtant, elle tenait la route et la moyenne. Après dix minutes pied au plancher, la moto verte était en vue...

    - Tu ne devrais pas être là, Jön, tu es suspendu. Tiens toi à carreau!

    - Je peux quand même te donner un coup de main.

    - J'allais y venir...


    Quand ils furent suffisamment prêts, à une dizaine de mètres, Jön se fixa sur la conductrice de la moto volée et se mit à suivre ses mouvements.

    - Jön, t'es avec moi?

    - Barre-toi, poufiasse!

    - Ok... Où allez-vous aussi vite?

    - Crève!

    - Restez polie, madame.

    La voiture et la moto allaient toujours aussi vite sur la territoriale 5E, déserte jusqu'à présent.

    - Si vous vous rendez, nous pourrons trouver un arrangement!

    - Rendre quoi?

    - La moto et vous!

    - Vous me prenez pour qui?

    - JÖN, hurla soudain Amy, VOITURES!

    Ils s'apprétaient à doubler une camionnette que la moto avait passé sans problème quand une autre voiture apparut en face sortant d'un virage. S'ils perdaient leur élan, la motarde prendrait la fuite et disparaitrait. Il quitta la motarde et se jeta sur le conducteur qui arrivait en face de lui. Juste à temps pour focaliser ses réflexes immédiats:

    - FREINE! NON, VIRE A DROITE... SI, FREINE!

    Amy freina brutalement, en plein milieu de la route... La voiture d'en face fit de même... Ils dérapèrent sans rien contrôler sur une bonne centaine de mètres avant de se percuter. La voiture de Jön et Amy arriva le coffre en avant sur la portière droite de l'autre véhicule dans un bruit percutant de tole froissée. La camionette avait réussi à éviter la collision d'un coup de volant...

    Les trois automobilistes sortirent précipitemment et le conducteur de l'autre véhicule s'apprétait à crier, il se dirigea d'un pas inquiétant vers Amy, prit une grand inspiration et coula au sol dans le crépitement des graviers comme une méduse sur une plaque chauffante.

    - Commotion? demanda Amy en essuyant les traces de sang qui coulaient de son nez.

    Jön avait tapé le renfort latéral de la voiture et n'était pas très frais. Livré à lui-même dans une sorte de néant nébuleux, il se raccrocha à ce qu'il faisait le plus naturellement, fixa le corps inanimé du conducteur et s'évanouit à son tour...

    - Et merde, lâcha Amy.

    Elle déplaça les corps sur le bord de la route et s'assis en attendant que quelqu'un arrive, parce que bien entendu, la camionnette qui ne s'était pas décalée au son de la sirène ne s'était pas non plus arrêtée pour sauver les blessés...


    Curieuse coïncidence, ce fut une ambulance qui arriva la première.

    - Vous êtes blessée?

    - Pas trop, mais eux sont dans un sale état.

    - Ok, on va essayer de caser tout le monde, on est déjà en surcharge mais on va pas vous laisser crever ici...

    - Vous n'êtes qu'à moitié rassurant pour quelqu'un qui parle à des victimes en état de choc! s'étonna Amy.

    - A prendre ou à laisser...

    - Je vois...


    En fait, la camionette avait évité l'accident d'un coup de volant et une fois le sursaut de peur bien effectif, le conducteur avait regardé dans son rétroviseur pour voir les dégâts et ne pas voir la moto qui roulait devant lui. Dans l'ambulance, il y avait déjà la motarde, le conducteur de la camionette à qui s'ajoutèrent trois blessés supplémentaires.

    - J'espère qu'on se tapera pas les bouchons en ville, l'hôpital est suffisament loin comme ça et je sais pas si le petit mec va s'en sortir... Pour la grosse, je me fais pas trop de souci, elle est bien éraflée mais ses bourrelets l'ont sauvée! Qui dira après que la bouffe c'est mauvais pour la santé!? dit le premier ambulancier.

    - On pourrait récupérer des morceaux, je fais un barbecue ce week-end, elle s'en rendra pas compte...

    - Vas-y mais laisses-moi le petit mec, j'en filerais au chien.

    - Il mange du nain? C'est coriace le nain! Tu devrais lui prendre un bout de grosse, elle a l'air bien plus tendre.

    - EH! Je ne suis pas évanouie, moi! s'offusqua Amy.

    - Dommage, t'es pas mal!

    - QUOI!?

    - Ca va, c'est pour rire... On se détend comme on peut... Vous vous sentez comment? demanda le premier ambulancier de façon plus professionnelle.

    - Un peu fatiguée... La dame que vous avez récupérer, c'est une fugitive qu'on poursuivait mon collègue et moi...

    - Vous êtes flic?

    - Mmh, acquiesça-t-elle avec un signe de tête.

    - Y me semblait bien avoir vu la tête du gars là-bas quelque part. Ce serait pas ce flic qui a pété les plombs?

    Amy ne dit rien, réfléchit un instant et pour faire diversion entra dans le jeu...

    - On dirait une vieille dinde!

    - Quoi?

    - Celle-ci... c'est vrai qu'on dirait un genre de gigot dans sa combi moulante...

    - Vous voilà?

    - Je craque un peu en ce moment, confessa Amy.


    Et le reste du trajet passa entre les différentes façons de profiter des sirènes et celles d'arrondir ses fins de mois en fouillant les poches des gens reconnaissants et/ou évanouis...


    *


    Une fois devant l'hôpital, une foule d'infirmiers se précipitèrent devant l'ambulance pour récupérer tout le monde, sur des brancards, des fauteuils ou... c'est tout. Jön fut réveillé par ce tohu-bohu:

    - Tiens, salut Jön, tu émerges enfin!?

    - Où est-ce qu'on est?

    - Aux soldes de printemps, tu vas voir, cette année, ils sont imbattables!

    - Elle se débrouille bien la gonzesse! admira l'ambulancier.

    - Eh, vous! lança Amy à un des infirmiers, celle-ci vous me la gardez de côté, j'en ai besoin pour mon travail! Je suis pas pour les euphémismes, reprit-elle pour Jön, mais je crois qu'on a eu un malentendu dans la voiture, non!?

    - On devrait éviter le langage des signes au volant... dit-il avec badinage.

    - On a un concours ou quoi!? s'exclama l'ambulancier, ravi.

    - Dîtes, ça ne vous ennuierait pas d'être un peu plus sobre devant un hôpital? sermonna un des infirmiers.

    - Jamais pendant le service! dit l'ambulancier, goguenard.

    - Pourquoi, ça dérange les gens dans le coma? ricana Amy de conserve.

    - Et aux enterrements on fait quoi, on se jette dans la fosse? renchérit Jön.

    - Ouais, respect! dit le deuxième ambulancier en faisant le signe de la west coast..

    Le quartet comique faisait de plus en plus de foin sous les yeux indignés des visiteurs. Et alors que les impératifs disparaissaient derrière la bonne humeur nerveuse, "gras-doublette" ouvrit les yeux juste avant de franchir les portes et s'enfuit en courant.

    - Elle commence son régime!? s'étonna l'ambulancier.

    - Pourtant, c'est pas ici qu'elle va demander du rab! lui répondit son collègue du tac-o-tac.

    - Bon, les gars, j'ai été ravie de faire votre connaissance, mais je dois y aller. Si vous passez au bureau, demandez le chef Fédasier, dit Amy en se préparant à courir. Je dois rattraper "gras-doublette"...

    - Un chef!? Waouh! T'entends ça!? dit le collègue.

    - Eh! cria le premier ambulancier, je crois qu'elle est de Dijon...

    - Qui ça? cria Amy qui courrait déjà.

    • La motarde! Ha ha ha ha... s'exclaffèrent les deux ambulanciers en choeur.


    *


    Jön courrait. Il voyait Amy courir devant lui. Elle était partie en courant alors il l'avait suivi, mais elle courait beaucoup plus vite que lui, encore sous le choc. "Gras-doublette" avait eu l'effet de surprise mais elle était elle aussi sonnée, pourtant elle semblait à ce moment précis plus véloce que prévu. Elle filait entre les passants et les voitures avec une agilité féline. Ou presque.

    Il fallait l'attrapper, coûte que... Où est Amy?

    Jön s'arrêta au milieu de la rue, ne sachant plus que faire. Amy était loin devant et s'apprêtait à appréhender la fugitive. Les gens qui passaient regardaient Jön avec un air interrogateur. Il avança encore de quelques pas et puis retourna en arrière.

    - Je n'ai plus de papier toilette, dit-il pour lui-même.

    Et immédiatement, il se tourna vers la personne qui marchait derrière lui et cria "ESPECE DE...Jérôme va bien?". Ce dernier accéléra le pas pour éviter Jön. Un individu s'approcha, lui tapota sur l'épaule avec un:

    - Comment ça va vieux?

    - Comment ça va vieux?

    - Bien et vous, répondit le passant patient.

    - Bien et vous, répéta Jön.

    - Vous avez l'air un peu perdu, dit le passant rassurant.

    - Vous avez l'air un peu perdu, répéta Jön rassurant.

    Et puis quelqu'un d'autre vint s'en mêler, par solidarité et sentiment héroïque.

    - Qu'est-ce qui se passe? demanda le nouveau venu.

    - Il nous fait une crise! répondit le premier passant.

    - Qu'est-ce qui crise!? se demondit Jön.

    - Il faut l'amener à l'hôpital, c'est au bout de la rue, conseilla un troisième.

    - Je peux aller chercher ma voiture, proposa le premier.

    - Je m'occupe de lui pendant ce temps, ok, assura le second.

    - Ilfollupe cherchener stempital, consprora Jön de plus en plus étourdi.

    Les badauds commençaient à entourer l'événement.

    - Il est vraiment mal en point dépêchez-vous, monsieur, intima le second.

    - Je fais le plus vite possible, promit le premier.

    - Je vais prévenir l'hôpital, dit le troisième.

    - Qu'est-ce qui se passe, demanda un quatrième.

    - JÖN! s'exclama Amy qui repassait avec la fugitive.

    - Jefémenvitpotalön, dedimima Jön. Dadaméritéfopulèt! Nébinébitaraplam!

    - Merde, pensa Amy, qu'est-ce que je vais faire avec ça? Messieurs-dames, votre attention s'il vous plaît. Vous voulez raconter quelque chose à vos familles en rentrant ce soir? C'est l'occasion ou jamais. Je suis le chef de la police de terroir et cet homme qui est en train d'inventer une langue est un des policiers qui travaille sous mes ordres. Si deux d'entre vous pouvaient l'accompagner lentement jusqu'à l'hôpital, ce serait un acte citoyen exemplaire. Et que quelqu'un prévienne le bureau de police, s'il vous plaît, c'est une urgence. Je vous demanderais de parler le moins possible et une fois là-bas de laisser Jön en compagnie des infirmiers.


    Le deuxième passant et un autre s'occupèrent de soutenir Jön pendant qu'un autre s'occupait de faire la circulation. Magie! Pendant ce temps, Amy traînait son sumotori femelle avec difficulté parce qu'elle en avait le poids mais aussi la puissance.

    • TU ME LE PAIERAS, SALE PETITE PISSEUSE! hurla une dernière fois la motarde.

    • Tant qu'on sera pas commissaire de police en passant le quintal, je préférerais que vous m'appeliez «Chef», répliqua Amy à bout de forces.

    Une fois Jön assis dans un fauteuil grâce au premier passant qui avait prévenu les urgentistes, Amy avec l'aide d'un infirmier compréhensif, colla la fugitive dans une camisole chimique et s'écroula contre le mur avec un soupir las.


    *

     

    Les deux policiers passèrent le reste de la journée dans une chambre de repos. Amy reprenant son souffle, Jön sa cohérence. Et dès le soir, la vie repris son cours normal, si l'on peut dire. Le lendemain, Jön devait retourner voir Emilie Keredine et Amy devrait se plonger seule dans les vicissitudes du quotidien.


    *


    - Bonjour Jön, vous revoilà!

    - Bonjour Emilie.

    - Reprenons là où nous en étions hier....

    - Vous me plaisiez.

    - C'est très étrange, j'ai repensé à notre petite conversation et je me suis rendue compte que tout coulait naturellement, comme si notre échange était celui d'une seule personne face à elle-même. Reste à déterminer laquelle... Le plus étrange est comment se fait-il que vous ayez repris sur ce point particulier qui me permettait de rebondir?

    - ...

    - J'avais besoin de ce silence pour continuer mon monologue et vous n'avez pas répondu... C'est stupéfiant! Et si par exemple je vous demandais de me dire ce que vous aimez?

    - Je vous répondrais que vous êtes indiscrète et que cela n'a rien à voir avec ce qui nous occupe actuellement...

    - Précisément! Je crois que vous êtes plus qu'un simple "enquêteur mimétique", vous êtes un véritable caméléon!

    - C'est aussi ce que je crois, c'est stupéfiant!

    - Et si je commence à vous imiter en train d'être moi, qu'allez-vous faire?

    - Et si je commence à être vous, qu'allez-vous devenir?

    - Moins vite, Jön, moins vite! Je débute...

    - Vous vous en sortez très bien, je vous assure.

    - Merci... Mais alors, si vous reflètez ce que je suis, est-ce que c'est à moi que je dis merci pour avoir traduit ma fausse modestie en ce que je pensais réellement!?

    - Vous êtes de plus en plus belle, Emilie. Je vous trouve plus resplendissante de génie, à mesure que vous dévoilez mon être...

    - J'espère ne pas être trop gênante, trop intrusive, minauda-t-elle.

    - Bien sûr que non, Emilie, j'aime que vous pénétriez mon esprit.

    - J'aime posséder les belles choses...

    - Merci. C'est vrai que je suis belle? minauda-t-il.

    • J'ai envie de te prendre, maintenant.

    Elle se jeta sur lui, arracha sa petite culotte sans défaire sa blouse et baissa le pantalon de Jön en un tourne-main.

    - Doucement, mon amour!

    - Là, ça ne te fait pas trop mal?

    - Non, c'est très agréable Emilie, encore. Viens!

    - Tu aimes ça?

    - Oui, vas-y, mon amour, prends-moi!

    - Emilie, baise-moi!

    - Tu aimes ça, hein?

    - Emilie, tu es la plus belle femme que j'ai jamais eu envie de baiser!

    - Toi aussi Emilie!

    - Mon amour, je crois que...

    • ...je vais jouir!

    - Haaaan! hurlèrent-ils ensemble.


    Flore, la secrétaire s'était inquiétée de ce cri, frappa rapidement et entra dans la pièce. Jön et Emilie étaient assis à leur place respective, avachis dans leur fauteuil la tête en arrière et les yeux révulsés. Ils semblaient béats, en pleine retombée d'orgasme. Inquiète, elle secoua sa patronne qui reprit conscience calmement avec un sourire de Bouddha et des yeux de hippie shootée.

    - Mm?

    - Vous avez crié? s'enquit Flore.

    - Peut-être... répondit Emilie toujours aussi ravie. Raccompagnez monsieur Slasteh chez lui, Flore, s'il vous plaît...

    - Oui... Comme vous voudrez.... dit Flore, interloquée.

    Quand Flore eut soulevé Jön par le bras, difficilement et que la porte de son bureau fut fermée, Emilie s'enfonça plus profondément dans son fauteuil et s'endormit en rêvant à sa bouche, ses seins, ses hanches de femme...


    *


    - Monsieur Slasteh, nous sommes arrivés, réveillez-vous! dit Flore.

    L'homme qu'elle avait à côté d'elle la repoussait un peu. Négligé, quelconque et une maison tout aussi quelconque, la digne continuité d'un stand de standings standards, à tel point qu'ils entrèrent tout d'abord dans la mauvaise maison avant de se faire rabrouer.

    Elle le laissa affalé dans son fauteuil et partit sans même un aurevoir.


    *


    Jön se réveilla chez lui, amorphe. Le téléphone sonnait.

    - Monsieur Slasteh?

    - Oui.

    - Emilie Keredine, vous n'avez pas oublié j'espère? Notre rendez-vous est dans une heure...

    • Oui.


    *


    Jön retourna voir Emily Kérédine dans son grand bâtiment prétentieux. Il la trouva assise au milieu de ses références, mais cette fois-ci, elle ne se leva pas. Elle regardait Jön avec une retenue gourmande, apparement divisée entre son besoin intellectuel de lui expliquer ce qu'il était et son besoin physique plus immédiat de l'utiliser. Les deux objectifs étaient en équilibre parfait, et au risque de tout perdre, sa cervelle et son esprit attaquèrent de front.

    - Vous n'avez rien à me dire, Jön?

    - J'ai tellement de choses à te dire, Emily!

    Pour désamorcer immédiatement la spirale onanique, elle s'assit bien confortablement dans son rôle de femme, de docteur, d'interlocuteur, elle devint Emily Kérédine dans sa plus pure expression. Ce ne fut pas immédiat tant la promesse de plaisir était palpable, mais de là, elle pourrait repousser Jön, observer ses réactions lorsqu'il ne parvenait pas à devenir elle. Elle se sentait déjà plus intime avec Jön qu'elle ne l'avait jamais été avec un autre et décida de se servir de cette sensation pour entamer une dispute maritale sur le ton du mépris.

    Le seul moyen de le piéger serait de jouer avec ses émotions à elle, ses propres perceptions, de malmener l'esprit d'Emilie Kérédine pour que Jön soit impliqué, pour qu'il soit vulnérable...

    Quand elle fut complétement immergée en elle-même, elle regarda Jön droit dans les yeux et commença.

    - Tu n'as aucune personnalité Jön! Je suis lasse de toi!

    - Qu'est-ce que j'ai encore fait? pensa-t-il. Il la regarda avec l'air d'un enfant qui ne comprend pas encore le sens mais qui se prépare à pleurer.

    - Ca t'avance à quoi d'imiter les autres? Tu crois que c'est comme ça qu'on se construit!?

    Ces premiers mots la déchiraient.

    - Mais Emi, dit-il d'un air navré.

    - Ca y est tu commences à pleurnicher!? Ca ne m'étonnes pas de toi, pauvre nul!

    - Arrête de nous faire du mal! supplia Jön.

    - Pas encore! J'arrêterais quand tu auras compris! gronda-t-elle.

    A l'intérieur, elle était de plus en plus déchirée.

    - Mais je t'aime! dit Jön, la voix vibrante d'émotion.

    - Tu ne peux pas m'aimer! On ne peux aimer que quand on est soi, toi tu n'es rien, tu n'es qu'une pâle copie de tout ce qui t'entoure!

    • Emiiii... supplia Jön.

    • Tu crois que t'occuper de tous les animaux blessés qui passent dans le jardin te donne de l'importance? Tu crois que ça te rend intéressante!?

    • Mais... ils m'aiment!

    • Regarde-toi en face bon Dieu, tu n'es qu'une écervelée, incapable de faire ce que tu as a faire! Tu crois qu'un moineau guéri va rendre ton existence moins médiocre!? Prends-toi en main, Emilie! Je ne veux pas d'une fille qui fuit toujours ses responsabilités! Gueula Emilie.

    • Eux au moins, ils m'aiment comme je suis, miaula Jön.

    • Ils ne t'aiment pas TOI! Comment voudrais-tu qu'ils aiment une froussarde!? Ils aiment que tu sois à leur service, que tu les écoutes se plaindre! Ca les rassure de t'utiliser comme une poubelle parce qu'eux non plus ne veulent pas se regarder en face. Ils veulent que tu les berce avec des phrases toutes faîtes, des clefs mystiques qu'ils répètent sans jamais comprendre parce qu'ils ne les comprennent jamais par eux-même! Et toi, la petite soigneuse minable, tu en tires une fierté! Quelle fierté!

    • ARREEEEEEEEEEEEEEEEETE! Supplia Jön à Emi qui pleurait.

    • Tu cautionnes ta peur avec celles des autres, tu te dis qu'en soignant, on croira que tu es saine, tu te dis que c'est grâce à toutes ces névroses enfouies que tu peux les aider!

    Jön se bouchait les oreilles de toutes ses forces en couinant, les yeux fermés.

    • T'es bien assez intelligente pour te voiler la face, ça oui, mais est-ce que tu le seras encore quand il faudra vivre vraiment, quand il faudra assumer une famille!? Reprit-elle.

    Elle était prise dans son propre jeu et dû grimacer un quart de seconde interminable pour finir avec des mots pour lui, des mots qui chasseraient Jön de sa personnalité à elle.

    - Tu ne seras jamais rien..., rien qu'un camélon sans couleur qui n'existe que par procuration!

    - PAPA! hurla Jön.

    Emily qui jusque-là avait réussi à se contenir fondit en larme. Elle su alors que le jeu avait été trop loin, qu'elle ne l'avait pas contrôlé, parce que Jön lui avait répondu avec les mêmes mots qu'elle avait hurler trente ans auparavant.


    Quand Flore entra dans la pièce, le docteur Kérédine et monsieur Slasteh étaient toujours assis et se demanda comment deux personnes assises pouvaient crier autant?


    *


    Emilie attendait ennuyée. Ses mains feuilletaient les papiers pour donner l'impression d'un travail. En réalité, elle n'avait besoin de rien d'autre. Pénélope frappa, entra et trouva Emilie assise et lasse.

    - Mademoiselle Hedphast, salua Emilie faussement enthousiaste.

    - Bonjour docteur Keredine.

    - ...

    - Bonjour?

    - Asseyez-vous, Pauline.

    - Je suis Pénélope. Pénélope Hedphast, nous avions rendez-vous... vous vous souvenez? lança la jeune femme comme un caillou dans une mare.

    - Oui bien sûr, c'était pour vous tester! Vous savez qui vous êtes, c'est bien... baragouina Emilie à moitié saoûle ou endormie.

    - Vous êtes sûre que ça va?

    - Oui oui... bien sûr Périne... si il y en a UNE qui va bien ici, c'est moi, non?

    - Où est-ce que vous voulez en venir... Emilie? testa Pénélope.

    - Vous avez fait ce que je vous ai dit?

    - Oui, mais...

    - Bravo! Et c'était quoi déjà?

    - Madame Keredine, vous devriez vous reposer, je reviendrais demain, proposa Pénélope.

    - Je ne peux pas laisser une belle fille comme vous dans la rue, je dois vous aider!

    - Vous devez d'abord penser à vous avant d'aider les autres... J'attendrais demain, dit-elle en se levant.

    - RESTEZ!

    - Non, je reviendrais demain, dit-elle plus hésitante cette fois.

    - Vous allez encore vous faire avoir, je le sais... vous êtes trop naïve pour sortir, Penny Lane. Il vous manque un peu de plomb dans la cervelle, ma fille! affirma Emilie avec générosité.

    - Je... je vous laisse, docteur... dit Pénélope, blessée.

    - Et gare au grand méchant loup!


    Pénélope fut la première d'une longue série à partir dans un état pitoyable de chez le docteur Keredine, ne sachant pas vraiment à quoi se raccrocher pour décrédibiliser ce qu'elle disait. Peut-être que cela faisait partie du parcours, et comme aucun des patients n'échangeait avec les autres, chacun pu se convaincre que ce sentiment étrange, cette petite tumeur qui réapparaissait en eux était une étape vers le mieux-être.


    *


    Pénélope était debout dans le bus. Un homme d'une cinquantaine d'années en costume gris reluquait discrètement ses cuisses résillées, un adolescent se tenait près d'elle et profitait de chaque bousculade pour lui tamponner les fesses avec son bassin et le chauffeur du bus lui avait servi son numéro tout sourire avant de passer le reste du trajet à la regarder dans le rétro. C'était trop.

    Voilà quelques mois qu'elle avait commencé à voir le docteur Kérédine et une seule chose en était ressortie, informulée et plus présente encore: en face de cette femme intelligente, inaccessible, Pénélope avait l'impression grandissante d'être une putain, une salope que ces trois mâles convoitaient comme un objet...

    Elle cria au chauffeur de s'arrêter et descendit en plein milieu de la rue, déboussolée.

     

    Elle était plantée là, ne sachant plus ce qu'elle devait faire, ne sachant plus ce qu'elle était. Alors poussée par l'instinct de mouvement, elle déambula au hasard...


    *


    Encore coloré par Emilie Keredine, Jön salua Flore d'un air hautain-amical et descendit dans la rue. Il était anormalement excité. Amy aurait dû venir le chercher mais le surplus de travail le lui avait fait oublier. Ne tenant plus en place, il partit seul dans les rues de la ville. A mesure qu'il avançait vers l'avenue passante, il s'imprégnait de la vie ambiante et en ressentait une certaine ivresse. Pourtant, les premières personnes croisées n'influèrent pas sur sa direction. Une phrase d'Emilie s'était accrochée en lui comme un candirù dans un urêtre.

    Les passants passaient, lui cédaient quelques regards et quelques humeurs et disparaissaient. Mais ceux dont il croisa le regard semblaient pris de vertiges, comme tombant à une vitesse vertigineuse dans un trou sans fond. Il eut des sursauts de tempérament, une esquisse de sourire ou un frisson frileux mais ils étaient résorbés de plus en plus vite.

    Parfois, ses yeux se perdaient dans un vide similaire, mais ce vide s'ébrouait et reprenait sa route avec empressement.

    En réalité, Jön était rongé par le vide. Un vide de plus en plus béant absorbant tout sur son passage sans réussir à se combler de ces matières inconsistantes, de ces sécrétions volatiles et des peurs devenues certitudes. Le vide s'épanouissait et toutes les personnalités d'emprunt fuirent bientôt à toutes jambes devant ce néant vorace.

    Le vide aperçut alors une jeune femme. Une jeune femme destructurée, phagocytée de l'intérieur, dont le vide affamé commençait à se digérer. Il sut alors ce qu'il était. Il sut que se renier ne servirait à rien. Il sut que ces choses qui se noyaient en lui n'étaient que des parasites à son accomplissement. Il sut que seul le néant aboutissait à son absolu et il se digéra.

     

    Pénélope s'était senti glisser sous sa conscience, s'évanouir. En un ultime réflexe de survie, elle brisa le reflet et s'enfuit en courant.

     

    Jön était maintenant insensible à toute chose, il errait comme une bête décérébrée dans les rues animées. Les gens fuyaient devant lui. La mâchoire pendante, les bras balants, les yeux ouvert sur un vide terrifiant, il avançait comme un zombie en quête de chair. Ce qu'il provoquait, ce n'était pas le dégoût, la crainte, mais l'effroi, parce que chacun voyait dans son regard quelque chose d'insondable, d'infini, quelque chose de si vaste qu'on ne pouvait qu'y errer pour l'éternité sans aucun repère. Il était un être sans vie qui renvoyait à ceux qui l'approchaient la vacuité de leur existence, l'exhaustivité du néant...

     

    Il fut arrêté net. De l'autre côté de la vitre, un homme gras assenait des coups de marteau denté sur un bloc de viande saignante. Le bras était régulier, attendrissant la chaire avec une puissance presque frénétique. Le boucher était tout entier à son geste, il était ce bras qui tenait le poing, ce poing qui tenait le marteau, ce marteau qui frappait la chaire. Le vide se reconnut à nouveau.

    Le boucher martela un dernier coup en grimaçant et posa son marteau. Un homme le regardait à travers la vitrine, qui partit aussitôt.

    Le vide poursuivit son errance et s'arrêta sur un sourire. Le sourire d'une enfant. Une enfant heureuse loin derrière ses parents. Une enfant vivante qui souriait. Un sourire qui exprimait la vie. Le vide fut maté... Il contempla la vie comme hors du temps, dégustant ses moindres détails... Mais le vide reprenait le dessus, la vie ne pouvait plus le remplir. Alors il jalousa la vie, il jalousa le sourire, jalousa l'enfant, jalousa le sourire de l'enfant. Les pas se faisaient lourds, pesant, rapides, les poings se serrèrent, la bouche s'ouvrit carnassière. Juste le temps de lever la tête, le vide était sur l'enfant, il s'empara d'elle et la jeta de toutes ses forces sur le bitume avant de sauter sur elle. Il mordit dans le crâne de la fillette et commença à marteler son corps comme une presse hydraulique...


    Les parents de la petite fille se retournèrent et virent ce dément écraser le corps inerte de leur enfant sans pouvoir faire quoi que ce soit.


    Quand la vie fut définitivement éteinte, le vide s'enfuit enfin, laissant le corps de la fillette détruit sur le bitume ensanglanté.

     

    *


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  •  

    Une douzaine de personnes avaient vu le massacre de la petite fille mais aucun d'eux ne réussit à le décrire avec précision. Si l'on en croyait leurs témoignages, la chose qui avait tué la fillette n'avait pas de visage...


    *

    Emilie était détruite. Avachie dans un fauteuil seule dans son appartement, les yeux dans le vide, une bouteille à la main, elle marmonait...

    - ...ça fait combien de temps que j'ai l'impression d'aider les autres?... papa avait raison... la procuration, j'en ai même fait un métier... j'ai passé ma vie à déconstruire des gens pour les faire entrer dans une forteresse imaginaire simplement parce qu'ils croyaient ne pas être à l'intérieur... je suis bien à l'abri sur mon piédestal de déesse de la norme avec tous ces fidèles qui croient que je vais enlever les mauvaises herbes et faire pousser les récoltes! J'ai juste une vitrine pleine d'outils dont personne ne s'est jamais servi... C'est moi qui devrait vous payer pour la voir! J'attends dans mon bureau, je fais semblant de feuilleter mes papiers et je laisse les autres s'aplatir devant moi!... "Le regard concentré"!? L'air faux-cul, oui... Je suis concentrée au sens propre, je suis un concentré... Comme si j'étais concernée par EUX... ils déballent leur vie privée comme dans un vide-ordure et je les regarde du haut de ma science pour faire des lobotomies frontales, tu parles d'un échange! J'irai cracher sur la tombe de toutes ces larves incapables!... Et si au moins il se remettaient en question, s'ils ME remettaient en question... Vous voulez de moi pour déesse? Vous avez besoin d'espoir mystique? Vous préférez être désespérés pour un idéal qu'heureux pour rien? Ok... Je ne vois pas pourquoi j'essaierais de changer le système, tout le monde y trouve son compte! Les jeux de dupes, y a que ça de vrai, aboulez la monnaie, je vais vous montrer ce que c'est d'être normale!

    Sur quoi elle but une gorgée de rhum et s'endormit dans son fauteuil.


    *


    Depuis que Jön était suspendu, Amy Sidèle Fédasier était submergée par le travail. Quand elle avait intégrer la police de terroir quinze ans auparavant, elle avait tout de suite fait équipe avec Jön Slasteh. Ils avaient collaboré si efficacement que sept ans plus tard, Amy étaient promue. Ils en avait discuter et "Jön" avait conclu qu'elle était davantage faite pour ce poste que lui... C'est sa détermination et sa générosité qui avait conduit la petite fille à croquer ses ambitions depuis le sang vital mais carrencé du cordon ombilical.

    Elle se retrouvait seule pour la première fois en quinze ans devant des preuves à confronter... Pendant quinze ans, Jön avait révélé les coupables et fait parler les suspects, les preuves venaient ensuite, trouvées chez les criminels ou avouées par eux. Aujourd'hui, elle devait tirer des "conclusions" et se rendait compte que ce serait plus difficile que d'habitude, il faudrait replonger les mains dans la merde, à l'ancienne.


    La hiérachie et les médias sur son dos pour cette double histoire de policier qui pète les plombs et de criminel qui réduit ses victimes en bouillie, Amy était nerveuse au plus haut point. Tout cela était beaucoup trop spectaculaire pour être resté sans incidence sur leur autonomie. Un membre de la "contre-terroir" était même venu fouiller dans les dossiers impliquant Slasteh, ses méthodes étaient passées au crible et la moindre preuve était vérifiée, disséquée. De ce fait, Amy aussi était sur la scellette: la facilité et la vérité ayant souvent fait office de preuve, elle avait couvert beaucoup de dossiers inconsistants...

    Elle était à moitié endormie, donnant le change à un des cinq spécialistes en blouse blanche et lunettes de doctorats qui venaient lui expliquer qui était le "schtroumficide", connu dans les médias sous le sobriquet de "marteleur".

    -... il doit s'agir d'un fanatique difforme qui se prend pour dieu, il remodèle l'Homme à sa propre image sans réelle conscience du meurtre...

    -... mouais... soupira Amy, et alors?

    - ... et alors, ces données sont capitales! Notre homme, ce ne peut-être qu'un homme, est instable, très seul et très perturbé, il cherche une tribu de semblables, et je crois que la mort des victimes est involontaire, il cherche avant tout à créer des individus à son image. Pour lui, la vie ne semble pas reliée à l'intégrité corporelle, il voit la chair comme une sorte de glaise originelle. Il nous suffit de rechercher tous les habitants atteints d'éléphantiasis et...

    - Bon! coupa Amy. Et vous avez des suspects?

    - J'attendais votre accord avant de poursuivre...

    - De toutes façons, je suppose que vous n'arriverez pas à pondre autre chose, alors qu'est-ce que vous attendez? Allez, bougez-vous! ordonna-t-elle.

    - Oui, chef, dit-il en sortant du bureau.

    - Suivant!

    Rien.

    - SUIVANT!

    - Bonjour, excusez-moi, je ne vous avait pas entendu, dit le nouveau spécialiste en entrant.

    - Allez, accélérez la cadence, bon sang!

    Amy était de plus en plus impatiente. Il restait tellement de choses à faire avant de recommencer demain que les élucubrations et le maternalisme n'étaient pas vraiment les bienvenus.

    - Je commence? demanda-t-il intimidé.

    - MAIS OUI! ALLEZ-Y! Mais qui est-ce qui m'a fichu des incompétents pareils!? GROUILLE!

    - Je pense qu'il s'agit d'un intemporaliste.

    - Un quoi?

    - Un intemporaliste, c'est un artiste intégré au récent mouvement des intemporalistes basé sur les principes bouddhistes d'impermanence. Les intemporalistes créent de l'art avec l'éphémère de la vie, des plantes, des graines, ils utilisent la matière vivante, fécale, les insectes, les plantes... Jusqu'à présent, le mouvement était cantonné à l'incompréhension artistique, mais il se pourrait, je dis bien "il se pourrait" que celui que nous cherchons soit un extrémiste de ce mouvement. Dans ce cas-là alors, il s'agirait de quelqu'un qui a parfaitement conscience d'ôter la vie mais qui préfère la sacrifier à l'art dans son intemporalité. La précision des coups, leur régularité... Les deux premiers cadavres doivent être une sorte de "période bleue"...

    - Et ça vous fait rire!? C'est horrible!

    - Pas du tout, madame, je dois raisonner comme un intemporaliste si je veux comprendre...

    - Pas la peine de réciter vos cours! Je suppose que vous n'avez pas pris l'initiative de chercher des suspects qui correspondent à vos élucubrations!? demanda Amy, cynique et excédée.

    - Je n'ai trouvé que deux personnes dans un rayon de cent kilomètres qui se revendiquent de ce mouvement. Le premier, un certain Sémantin Ladriel, est introuvable depuis deux semaines, la deuxième serait Flore Digitale. Le plus curieux, c'est qu'ils recoivent tous deux un abonnement à un magasine à la même adresse, un studio dont le propriétaire dit qu'il est fermé depuis plus de deux ans. C'est tout de qu'ils semblent avoir en commun. Flore Digitale est secrétaire du docteur Emilie Keredine...

    - Flore!?

    - Oui, elle travaille au...

    - Je connais! Merci! Enfin quelqu'un d'efficace, complimenta-t-elle en se précipitant à sa voiture.

    *


    - Emilie? C'est moi Amy, tu vas bien?

    - Qu'est-ce que tu veux?

    - Flore est toujours là?

    - Oui, mais elle s'en va bientôt.

    - RETIENS LA!

    - Qu'est-ce qui se passe, ma grande, tu es nerveuse?

    - Occupe-toi de Flore, pour moi on verra après, ok!?


    *


    - Etes-vous une intemporaliste?

    - Oui, pourquoi?

    - Et?

    - Et quoi? demanda Flore entre suspicion et curiosité.

    Amy avait si souvent vu Jön relancer des discussions avec un seul mot qu'elle fut prise au dépourvu durant un instant. J'ai perdu le métier de vue, pensa-t-elle.

    - Euh... Connaissiez-vous monsieur Sémantin Ladriel?

    - Oui. C'était un patient de mademoiselle Keredine, la tentaine, grisonnant... charmant.

    - Lui aussi était intemporaliste, vous le saviez?

    - Non! dit-elle avec un aplomb douteux.

    - Je n'ai pas le temps de vous convaincre de votre intérêt à me dire la vérité Flore, répondez: est-ce que vous connaissiez Sémantin Ladriel?

    - Nous étions partenaires, avoua-t-elle aussitôt.

    - Partenaires!? s'exclama Emilie qui écoutait depuis la porte de son bureau, je croyais vous avoir défendue de fréquenter les patient Flore! gronda-t-elle.

    - Il était devenu très impulsif, c'est moi qui lui ait demandé de venir voir le docteur Keredine, pour "canaliser" son tempérament.

    - Vous vous connaissiez depuis combien de temps?

    - Treize ans. Nous nous sommes rencontrés au collège...

    - Parlez-moi de votre projet artistique...

    - Je crée des plans volatiles en poudre d'ailes de papillons.

    - Quoi!?

    - Je barbouille avec des paillettes colorées! traduit Flore.

    - Et votre amant?

    - Mon partenaire, notre collaboration était uniquement artistique. C'est lui qui m'a initiée.

    - Mais vous couchiez ensemble, tout de même?

    - C'est ce que vous pourriez voir, en effet, mais nos oeuvres étaient de véritables impermanences! Il avait tout du génie!

    - Je vois... Et quel était SON projet artistique?

    - Restituer la puissance éphémère de l'ouragan dans sa matérialisation élémentale.

    Amy qui savait ne pas pouvoir tenir longtemps en face de cette illuminée décida d'entrer dans le vif du sujet.

    - Rien à voir avec le meurtre d'un petit garçon par hasard?

    - Rien! Sémantin était un artiste, il respectait la vie et plus encore la vie humaine! s'offusqua Flore.

    - Comment expliquez-vous son tempérament agressif? interrogea Amy.

    - Vous êtes plus loin encore que je ne le croyais, dit-elle plongée dans ses souvenirs avec Sémantin. La vie est une alternance de violence et de douceur, sans l'une l'autre ne vaut rien... dans le vert, le jaune se reconnaît mais ne voit que le bleu, et le bleu ne voit que le jaune... la beauté de la rose qui caresse les sens de ses parfums, des pétales veloutés et ses griffes acérées qui vous écorchent jusqu'à ce que vous soyez assez précis, assez délicat pour la cueillir... Sémantin était une rose, une rose que je cueillais parfois... l'intemporalisme, c'est l'osmose parfaite entre violence et douceur réunis dans une oeuvre éphémère, le vert qui ressent le mélange subtil du bleu et du jaune, qui vit le vert avec génie, qui crée avec son âme des instants complets, réels...

    - Vous êtes une vraie groupie ma parole! s'étonna Emilie.

    - Je l'ai toujours considérer comme mon mentor...

    - Et est-ce que cette "osmose" n'aurait pas été plus spectaculaire par exemple en utilisant...

    - Non, je vous l'ai dit, vous faîtes fausse route!

    - Et savez-vous où je peux trouver monsieur Ladriel?

    - Bien sûr que non!

    Elle hésita une fraction de seconde et décida d'approfondir, de s'affranchir définitivement de ce parasite ignare...

    - Nous avions un petit atelier ensemble, mais il pensait que notre créativité en devenait casanière. C'est aussi pour celà je pense qu'il n'est plus venu voir le docteur Keredine. Je ne sais pas où il est, je ne l'ai jamais su... sauf quand il était en moi... dit-elle évasive.

    - Ouais! coupa Amy. Vous m'avez l'air d'une sacrée rêveuse! Votre héros, c'est juste un de ces types qui mettent des mots ésotériques sur une partie de jambes-en-l'air...

    - Partez, s'il vous plaît! intima Flore.

    - Ca tombe bien, j'avais fini. C'était assez intemporel pour vous? répondit Amy, cassante. Emilie?

    - Quoi?

    - A plus tard.

    - C'est ça, à plus tard.

    Emilie et Amy étaient au bord du mépris réciproque, désabusées et lasses. C'est à cet instant qu'elles se ressemblaient. Quand les choses se passent bien, on ne sait jamais pourquoi on s'entend, on s'invente des raisons, des prétextes... c'est l'exténuation, la fatigue et l'oppression qui révèlent les similitudes. Leur amitié alors était presque sororale, gémellaire: deux lionnes usées par les tours que le dompteur craint parce qu'il ne les maîtrise plus...


    *


    Pour les intemporalistes, Amy n'était pas plus avancée. Flore était sincère, si lointaine qu'elle ne pouvait être que sincère: elle ne savait pas où était son amant... pardon, son "partenaire". Il était déjà tard et tout le monde avait déserté le bureau depuis bien longtemps quand elle pu enfin éteindre les lumières et rentrer.

    Son mari était assis devant une tasse de café.

    - Bonsoir...

    Ton de reproche, aïe... C'est pas le moment, chéri...

    - Ca avance tes enquêtes?

    Non, non, s'il te plaît, pas sur ce ton-là!

    - Difficilement.

    - Viens t'asseoir à côté de moi, mon coeur, et raconte-moi tout...

    Arrêtes de m'asticoter, arrêtes, s'il te plaît...

    - Pas tout de suite, dit-elle plus ou moins calmement.

    - Tu permets que je t'embrasse quand même!? s'offusqua-t-il avec un air hypocrite.

    Fous-moi la paix, je t'en prie!

    - Laisse-moi souffler quelques minutes, s'il te plaît.

    - Je te trouve bien distante, ce soir!

    On y est...

    - ...

    - Pourquoi tu ne réponds pas?

    - Arrêtes.

    - Je me renseigne, chérie, c'est tout!

    Ton hypocrite... insupportable...

    - Arrêtes!

    - Pourquoi est-ce que tu t'énerves si vite, je te pose juste une question!

    - J'ai besoin d'être tranquille, tu comprends ça!? cracha-t-elle.

    - Et Jön, ça va?

    Le vif du sujet! Il aura pas tourner longtemps autour du pot! C'est ce que j'aimais chez lui avant ce soir...

    - Non.

    - Alors tu es restée pour le consoler, le pauvre choux!?

    - Il est chez lui, dit-elle en se contenant un peu.

    - Comment tu le sais? dit-il avec un ton de fouille-merde.

    Tu me gonfles. Tu veux entendre que je me fais quelqu'un d'autre? Comme tu voudras!

    - Je viens de chez lui et pas la peine de me demander ce que je faisais la bas, je lui taillais une pipe! Il a une belle grosse queue tu sais!

    Son mari était estomaqué. Jamais il n'avait entendu parlé Amy de cette manière.

    - Après, je n'ai pas eu le temps de baisser ma culotte en dentelle -celle qu'il m'a offerte- et il l'a enconcée dans mon cul avec son sexe. Je me suis tortillée un peu, ça frottait drôlement et puis c'est passé quand même, c'était pas si désagréable finalement.. Tu savais qu'avec un peu d'entraînement, on peut faire rentrer tout ce qu'on veut?

    - Que...

    Amy se ressaisit, elle savait qu'elle avait dépassé les bornes, mais au moins avait elle fait avancer le soupçons vers de l'incertitude.

    - Ecoute, chéri, je suis prise par tellement de choses... je n'ai pas la patience de te rassurer. Je ne couche pas avec Jön, ni avec personne d'autre d'ailleurs. Mon seul amour, c'est toi, et mon seul amant, c'est mon travail. Il est possessif, je sais, mais raison de plus pour faire des moments ensemble des moments de douceurs.

    Elle avait sorti l'argument de son entretien avec Flore et intégré dans un contexte, il lui semblait plutôt pertinent.

    - Je te trouve étrange, Amy. Tu est de plus en plus cyclotruc... c'est quoi le mot déjà? Cyclothymique... Tu est distante, irritable... Je ne sais plus où est la gentille jeune fille qui me plaisait tant!

    Il part dans le mélodrame... C'est moi qui ait commencé avec mes histoires de "douceurs" mais il m'énerve... Bon, garder son calme, garder son calme, garder son...

    - Elle travaille avec des assassins et des fêlés la gentille jeune fille et ça lui tape sur le système! aboya-t-elle.

    Sur quoi son mari se leva brusquement et sortit en claquant la porte.

    Il est parti en pyjama, il va revenir, pensa-t-elle.

    Mais il ne revint pas.


    *


    Seule dans son appartement vide, Pénélope se trouvait laide. C'était l'ambiance idéale pour un suicide... Maintenant qu'elle se refusait aux hommes et à elle-même, elle se rendait compte qu'elle n'avait aucun ami. Peronne pour lui tendre la main quand elle était au fond du trou et la seule personne en qui elle avait confiance, Emilie Keredine, avait trancher les liens qu'elles avaient passé tant de temps à tisser. Elle était dans cette chambre qu'elle ne connaissait pas. Une lampe éclairait tristement la tapisserie fleurie qui se décollait par endroit. Au milieu du studio, un lit deux place, dodu, moelleux qui avait donné envie de faire l'amour avec son corps et sa sueur mais qui aujourd'hui était de trop. Il lui semblait malsain, infecté de germes morbides. Elle s'y allongea et ne parvint pas à trouver une position qui lui convienne, le moindre espace semblait être une peau de mâle qui palpant son corps moite. Elle se regarda dans le miroir, grimaçante...

    Les choses sont bien faîtes dans le sens où l'on trouve souvent la solution la plus facile en premier, et elle était dans son fourreau. A mesure que le sol se teintait de... rouge... elle parvenait... de moins en moins... à...

    *


    Elle s'éveilla en sursaut et voulut rejoindre les halos bleus comme les moustiques se jettent sur les coquelicots en flammes, mais elle percuta la vitre de plein fouet. Le jeune ambulancier, prévenu par un voisin un peu voyeur, lui administra une dose un peu lourde de sédatif qui prit vite le contrôle de son reste de sang, la plongeant rapidement dans un sommeil potager.


    Pendant plus de sept millions de secondes, elle entendit la goutte essentielle couler dans son cerveau. Régulière et vitale, possessive et assourdissante... le vacarme incessant d'une survie obligatoire qui s'anamorphose dans le cérumen pour éteindre la dernière étincelle de liberté...


    *


    Quand elle ouvrit les yeux, deux mois et demi plus tard, elle ne se souvenait de rien. Pas vraiment de rien, elle savait deux ou trois choses et avait le reste sur le bout de la langue mnémonique mais tout était encore un peu flou. Le premier visage qu'elle vit fut celui de Jérôme, le jeune ambulancier qui l'avait secouru chez elle, celui aussi qui l'avait plongée dans le coma. Outre les mesures disciplinaires, faibles parce que la profession manque de personnel, le jeune homme était vraiment accablé par son erreur et s'était juré de veiller au chevet de cette jeune femme jusqu'à son réveil. Chaque heure que lui laissait son travail, il la passait avec Pénélope. Au-delà du simple dévouement, Jérôme avait fait passer ça comme un stage pratique en soins intensifs pour enrichir son CV...

    La jeune fille fut touchée par sa douceur et sa patience. Il n'avait rien à voir avec les hommes qu'elle avait pu rencontrer au Paravent-discothèque. Il était généreux, disponible, tout simplement humain et de verres d'eau en petites attentions, il fit l'affaire.


    Leur idylle dura le temps d'un bonheur, impalpable et fugace, et Pénélope retrouva le goût de vivre. Et le goût de plaire. Et le goût de séduire. Et Jérôme ne servit plus à rien. Quelque chose venait parfois nouer l'estomac de la jeune femme quand elle s'apprêtait à aborder quelqu'un, quelque chose que ses proies sentaient et qui les faisait fuir, une sorte de culpabilité. Et puis un jour, tout lui revint comme un flash...


    *


    Emilie s'impatientait dans son bureau. Un peu nerveuse, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout pour donner l'impression d'un bureau envahit. En réalité, elle n'avait besoin que de ses patients, rien d'autre. Pénélope frappa énergiquement, entra avec détermination et trouva Emilie debout, le regard évasif et la main tendue vers elle.

    - Mademoiselle Hedphast! Quelle bonne surprise! s'exclama Emilie.

    Et Pénélope retrouva immédiatement son rôle de jeune femme perdue.

    - Je me faisais du souci pour vous, mademoiselle Hedphast. Comment vous sentez-vous après tout ce temps?

    - ... Bien, merci.

    - Vous venez me faire une petite visite de courtoisie? Ou peut-être voulez-vous reprendre le travail sur vous-même? Je serais ravie de vous y aider! s'enthousiasma Emilie.

    - Je...

    - Vous êtes toujours nymphomane? demanda Emilie entre innocence et perversité.

    - Oui... ou plutôt non, je...

    - Il faut trouver un substitut, vous devriez vous mettre à fumer le cigare, c'est un symbole phalique très puissant vous savez!?

    - Docteur? appela Pénélope.

    - Je fumais le cigare quand j'étais adolescente, et puis quand j'ai passé mon doctorat, j'ai arrêté... Trop voyant... Maintenant, je mâche des chewing-gum à la menthe, c'est autre chose que votre haleine qui pue le sperme et l'urine, je vous prie de me croire... Vous devriez en prendre pour arrêter le cigare!

    Pénélope était en proie à deux sentiments contradictoires. Elle ressentait chaque allusion comme un coup de scalpel dans ses intestins et commençait à reprendre confiance dans les objectifs qu'elle s'était fixés avant d'arriver.

    - Docteur, je...

    - Vous parlez beaucoup trop Pénélope, ça vous jouera des tours! Les gens voient tout de suite que vous êtes faible, c'est évident... Vous devriez écouter ce qu'on vous dit de temps en temps au lieu de passer tout votre temps à justifier vos échecs!

    Pénélope commençait à fulminer.

    - Docteur! reprit-elle plus fort.

    - Typique de la névrosée compulsive, vous croyez que crier vous fera entendre!? Commencez par ne plus être une petite cruche à foutre, et peut-être écoutera-t-on votre avis!

    Pénélope bouillait, elle baissa la tête et tenta de se retenir.

    - Enfin, soupira Emilie avec soulagement, le plus dur est fait avec vous... Quand on a cassé la spontanéité, même celle de l'illusion, il est impossible d'y revenir, mon enfant, et vous savez pourquoi? Parce que vous y pensez! J'aurais au moins réussi ça avec vous, vous ne serez plus à l'aise avec vos illusions et puis qui sait, peut-être que vous grandirez un peu toute seule!?

    Les mots se posaient exactement sur cette sensation qu'elle avait eu, ce flash...

    - Vous êtes fière d'être toujours guidée par vos pulsions primitives, comme une petite guenon? reprit Emilie dans son emphase chancelante.

    Là, le docteur Keredine était allé trop loin. Pénélope releva la tête, regarda sa culpabilité droit dans les yeux et lui assena la plus libératrice des baffes dans la gueule.

    - Maintenant oui! dit fermement Pénélope.


    *


    Au bureau, Amy ne pouvait plus gérer tout ce qui se passait. Si elle avait choisi la police de terroir, c'était pour prendre le temps de résoudre les problèmes avec humanité, de ne pas industrialiser la gestion des affaires, mais force était de constater que depuis quelques jours, la cadence devenait insoutenable. Luc, son mari n'était rentré qu'une seule fois pour discuter avec elle et leur échange s'était soldé par une promesse de divorce et des insultes. Le chien neurasthénique avait servi d'étincelle...

    Assise devant son bureau au milieu de ce bureau grouillant de journalistes, d'enquêteurs, de suspects, de témoins, de ce connard d'Armini qui accentuait ses avances en essayant d'être un soutien, Amy était prête à craquer. En plus de ça, aucun des spécialistes n'arrivait à trouver la moindre piste pertinente. Entre les yakuzas, les sorciers vaudous, les bruns-entre-vingt-et-trente-cinq-ans-taille-moyenne-corpulence-moyenne, toutes les catégories de la population avaient été soupçonnées pour une raison psycho-scientifique à dormir debout. C'était décidé, le prochain qui pondrait une théorie débile, elle lui ferait manger ses lunettes.

    Les meurtres s'accumulaient. Entre le premier enfant, la jeune femme enceinte, le vieux grand-père de la maison de retraite, deux mariés tués dans une voiture à l'arrêt et un adolescent turbulent retrouvé écrasé contre un portail, il y avait déjà six crimes sans coupables. A chaque fois, les victimes s'étaient retrouvées isolées quelque part ou au milieu d'une foule et il n'y avait jamais aucun témoin crédible.

    Comme elle n'avait plus rien à faire chez elle, elle restait ici, dormait ici et ne se levait que pour se débarbouiller ou boire un café bien fort. La lionne usée s'était métamorphosée en descente-de-lit pour braconnier.

    Elle était si fatiguée que plus rien n'avait de sens, les mots se mélangeaient dans ses oreilles et dans ses yeux pour devenir une bouillie humorale inintelligible à laquelle elle répondait par un regard mauvais ou un aboiement. La lumière blafarde de sa lampe de bureau faisait ressortir ses cernes violettes mais personne n'osait plus l'approcher pour prendre de ses nouvelles.

    Aussi quand la confirmation de l'abandon des poursuites contre elle et Slasteh arriva, elle s'écroula sur son bureau et dormit presque trente heures, sans entendre ceux qui frappèrent à sa porte ou les bravades des interpellés.


    *


    L'homme était apparemment adossé au mur, les yeux dans le vide, la tête penchant légèrement sur le côté. A son visage ravagé, on aurait pu croire qu'il faisait une overdose ou une réaction allergique, pourtant quelque chose n'était pas naturel. On aurait dit qu'il avait soif! A bien y regarder, ses traits étaient torturés, comme aspirés à l'intérieur de son crâne par une sangsue mentale.

    Un de plus.


    Le corps fut amené à l'appendice médico-légal du bureau de la police du terroir pour autopsie. Bien entendu, aucune piste sur les lieux -conséquence des mises en garde de la fiction policière, et les empreintes génétiques étaient bien trop coûteuses à traiter, le terroir n'avait pas les budgets. Les légistes trouvèrent des traces d'anésthésiant dans le sang, ainsi que deux petits trous dans le crâne de la victime, au faîte du pariétal et au centre de l'occipital, comme on prépare un oeuf pour le gober cru.

    Cause de la mort: dessication cérébrale après écoulement du liquide céphalo-rachidien. L'homme avait dû se réveiller quelque part sans comprendre ce qui lui arrivait et petit à petit sa cervelle avait tout simplement sèché. Quand Amy essaya d'imaginer ce qu'avait ressenti cet homme, elle vomit sur le courrier qu'elle était en train d'écrire et le recommença.


    *


    Très tôt dans le matin, Emilie se réveilla dans son petit appartement. Une pensée venait de lui traverser l'esprit. Elle traîna les pieds jusqu'à la cafetière et se prépara un café. Elle réfléchissait comme on réfléchit au saut du lit en regardant de ses yeux vitreux le nectar des grains torréfiés à souhait couler dans le broc de verre disposé sous le filtre en mailles serrées qui peut-être lui donnerait l'énergie de finir d'ouvrir ses paupières. Ce café conservait sa fraîcheur et son authenticité grâce à un emballage hermétique unique, inventé par un vrai amoureux du café. La première goutte arriva mollement, totalement incolore, et s'écrasa sur le fond du broc. Pourquoi cette goutte n'est pas brune? Elle a dû se perdre en route, glisser sur le côté du filtre... Ce qui abattu immédiatement Emilie, c'est que ce café serait certainement le premier d'une longue série. Au fond du broc, la deuxième goutte s'écrasa à côté de la première. C'est trop tôt! Qu'est-ce que je fais debout à cette heure-ci? Sur le verre, les gouttes se rejoignirent. Pffff, il fait même pas beau... La goutte d'eau sembla gober la goutte de café et s'approprier un peu de l'arôme. Tiens, c'est joli...


    *


    La cadence infernale était devenue une routine. Les enquêtes internes abandonnées, il ne restait que quelques affaires de moeurs, cette recherche interminable du "marteleur" et des journalistes persévérents. Amy, blasée et épuisée, "s'adossait au protocole", comme disait Armini. En plus de ça les meurtres n'étaient pas tous liés, les enquêtes se superposaient...

    Le téléphone sonna.

    Elle tendit la main mais son bras était trop court, elle le relâcha et regarda le téléphone sonner pendant une minute entière, cireuse.

    - CHEF, TELEPHONE! cria une voix à travers la vitre de son bureau.

    - ...

    - CHEF! TELEPHONE! réitéra la voix.

    Amy savait qu'elle ne serait pas tranquille, le téléphone continuait sa sonnerie criarde.

    - Allo Amy? Emi.

    - Salut ma chérie, comment vas-tu? dit Amy sur un ton neutre.

    - J'en ai marre des cinglés...

    - Moi aussi, et accessoirement des artistes...

    - Tu parles...

    - On l'a choisit...

    - ... Bon, je vais devoir rompre les phrases laconiques, Amy, j'ai quelque chose d'important à te dire: je sais qui est ton meurtrier, suspendit-elle.

    - Ah bon!? Et qui est-ce? posa Amy presque enthousiaste.

    - Pas trop vite, Amy... Il faut que je te dise deux ou trois choses pour que tu acceptes ce que je vais te dire, et puis ça me rassure de prouver que j'ai compris... dit-elle un peu gênée.

    - J'ai le temps, on en est déjà au septième mort, un de plus un de moins...

    - Tu sais, j'ai pas mal repensé à ces histoires de caméléon...

    - Jön!?

    - Jön! confirma-t-elle. Il s'est vraiment passé de drôles de choses avec lui...

    - Comme toujours...

    - Non, je veux dire que je crois avoir mis le doigt sur quelque chose qui changeait en lui: sa "faculté d'adaptation", appelons-la comme ça. En fait, ce serait plutôt de la schizophrénie mimétique...

    - Tu vas me dire qu'il est cinglé, c'est ça? ironisa Amy.

    - Je fais ce que je sais faire, Amy, laisses-moi finir tu veux, tu feras tes remarques après!

    - ...

    - Donc... Ah oui, de la "schizophrénie mimétique", un terme que j'ai trouvé pour pouvoir être crédible devant les gens qui le jugeront...

    - C'est lui!?

    - Attends... J'ai une question à te poser: qu'est-ce que vous avez partagé depuis que tu le connais?

    - Comment ça?

    - Qu'est-ce qu'il t'as apporté?

    Là, Emilie touchait un point sensible, Amy ne pouvait pas se réfugier derrière son cynisme.

    - Quinze ans de sa vie, une promotion et son amitié!

    - Non, je veux dire, est-ce que tu te souviens de ce qu'il était précisément, de qui était Jön Slasteh?

    - Bien sûr... dit-elle sans comprendre.

    - Réfléchis bien, essaie de revisualiser vos échanges.

    Il y eut quelques minutes de silence.

    - C'est... étrange. J'ai l'impression qu'il... n'a jamais rien dit, dit-elle, surprise.

    - C'est ça!

    - Eh?

    - C'est ce qui s'est passé depuis le début, parce que Jön n'est pas réellement quelqu'un.

    - Pfff! N'importe quoi! Comment quelqu'un qui "n'est pas réellement quelqu'un" peut-il devenir enquêteur?

    - S'il en est arrivé là, c'est grace à tous ceux qu'il a croisé, des gens qui suivaient la voie "normale", des gens qui avaient besoin d'un reflet pour avancer. Il s'est "servi" de leur personnalité pour s'intégrer et ils se sont servis de lui pour se rassurer, pour donner une consistance à la petite voix qui trotte toujours dans la tête de tout le monde... Jön est un outil!

    - Un outil!?... Et moi?

    - Je crois que tu avais besoin de lui pour avancer, un frère qui partage tes incertitudes et qui te rend ton attention, pour te sentir moins seule...

    - C'est gênant Emilie, soupira Amy.

    • Excuse-moi. Je continue?

    • Oui, bien sûr...

    • Pour en revenir à Jön, je crois qu'il ne s'était jamais vraiment trouvé et c'est ce qui lui a permis de s'intégrer, d'imiter le monde comme un gamin...

    - Mais pourquoi ne copiait-il pas seulement les apparences, les façons de parler? Plusieurs fois, j'ai eu l'impression qu'il arrachait la peau des gens...

    - Comme un gamin... Les enfants reproduisent aussi ce qu'ils sentent, pas seulement ce qu'on leur montre. C'est souvent pour ça que des parents qui ne s'acceptent pas auront du mal à comprendre que leur progéniture devienne autre chose que l'image qu'ils croient avoir construite. Durant cette période, tous les enfants sont des caméléons, pour une raison simple: le besoin de reconnaissance. La transmission des caractères vient autant du besoin des géniteurs de perpétuer le clan que du besoin de reconnaissance de l'enfant, l'éducation, les idées, tout ça n'est qu'un support à cette relation...

    - Et Jön dans tout ça? C'est un enfant de cinquante ans qui se balade en redingote avec une grosse loupe?

    - Probablement parce qu'il n'a pas eu de modèle fixe, pas de clan qui réponde à son besoin de reconnaissance dans les années décisives. Je pense qu'il a compris très vite qu'imiter les autres était une question de survie, et comme rien en lui ne posait de problème éthique, justement parce que le "support" lui faisait défaut, il s'est identifié à tout ce qui le rendait vivant, tout ce qui se trouvait à sa portée... Toi...

    - Tu veux dire qu'il aurait pu mal tourner?

    - On peut dire ça mais "mal", c'est subjectif... il aurait tourné différemment, pour lui les couleurs auraient simplement été, sont, des couleurs...

    - Et il n'est jamais... lui?

    - Je ne sais pas si tu connais cette phrase "un caméléon n'a la couleur d'un caméléon que s'il est posé sur un autre caméléon", et bien je crois que c'est ce qui s'est passé avec Jön ces dernières semaines: il s'est posé sur un caméléon.

    - Où ça!?

    - Peut-être pendant l'une de vos enquêtes, ou même n'importe où...

    - Et ce caméléon, il était posé sur quoi!?

    - Précisément! Sa couleur était une absence de couleur. Il n'était posé sur rien.

    - Sur rien!? Et comment tu expliques ça, il flottait dans une dimension parallèle achromatique ton varan!?

    - Je ne sais pas... Pour un individu adulte, la perte progressive de couleur serait concevable: s'il est détruit par son entourage ou isolé et autonome, il peut se délaver -ce qui est plus que possible dans nos civilisations où tout le monde devient esclave de ses décisions. Mais si pâle soit-il, ce ne sera jamais qu'un pseudo-caméléon. Il pourra toujours imiter une certaine partie de son environnement, se soumettre, mais ne pourra pas "devenir" n'importe quoi comme le faisait Jön.

    - Et qu'est-ce qui l'a fait changer à ce point s'il trouvait son équilibre là-dedans?

    - C'est d'avoir vu ce qu'il était.

    - Mais il le savait!

    - TU le savais!

    - Aïe, j'ai déjà entendu ce genre de formule... Précise?

    - Il le savait parce que tu le savais, pas parce qu'il en avait réellement conscience. Il répétait les phrases comme un enfant qui veut plaire ou un adulte qui se leurre, pas comme quelqu'un qui analyse en profondeur... comme ce que TOI tu comprenais de lui!

    - Et qu'est-ce qui lui en à fait prendre conscience?

    - C'est...

    - Attends, dit Amy brusquement, tu sais, j'en ai marre de faire comme si je servais à relancer le débat, finis ce que tu as à dire, on verra ensuite d'accord!?

    - D'accord. Bon, je reprends: Jön a été confronté à lui-même quand il s'est posé sur le caméléon incolore ou son empreinte, sur un corps mutilé, par exemple, parce qu'à son degré de sensibilité, une empreinte est comme une biographie. Le problème vient de celui-ci, du premier caméléon. C'est lui qui est une énigme parce que l'absence totale de personnalité constitutive n'a pu être scellée que très jeune. Ce caméléon, c'est en quelque sorte l'alter ego de Jön mais qui aurait grandi sans aucun environnement, comme dans une "dimension parallèle achromatique", dit-elle avec un clin d'oeil, oubliant qu'elle était au téléphone. Si ça se trouve, il a grandi dans le super marché encore rempli d'une ville fantôme en plein désert, ou quelque chose dans ce genre, de manière à ne jamais ressentir aucun besoin ni aucun manque qui construise sa personnalité. Et puis il s'est retrouvé en ville...C'est complètement improbable si tu veux mon avis, mais c'est ce qui a dû arriver...

    • Et le besoin d'amour!?

    • On ne manque pas de ce qu'on ignore.

    - Euh... Et pour Jön?

    - Je pense qu'il s'est peu à peu laissé envahir par cette absence de couleur, que ce vide l'a rongé.

    - C'est quoi la question qu'il te faut, maintenant?

    - Pourquoi est-il devenu incolore au lieu de reprendre

    normalement son mimétisme pathologique?

    - Bien, pourquoi est-il devenu incolore au lieu de reprendre normalement son mimétisme pathologique?

    - Et bien quand on découvre sa vraie nature, pas des bribes ou des indices mais quand on reconnaît son être profond, chez soi ou chez un autre, c'est comme une révélation. En lui demandant ce qu'il était vraiment, en ME demandant ce qu'il était vraiment, j'ai peut-être accélérer le processus, mais il était déjà en train de se reconnaître. Quand il y a une adéquation parfaite entre ce qu'on est et la conscience de ce qu'on est, on ne peut plus tricher, on ne peut plus se mentir.

    - Jön disait qu'il n'y a que des meurtres de jalousie...

    - Possible...

    - Mais de quoi est-il jaloux?

    - De la couleur! s'exclama Emilie, comme une évidence.

    - Et ce Lamentin Stérile, l'intemporaliste, ce ne pourrait pas être lui qui tue tout le monde plutôt que mon meilleur ami? demanda Amy comme un service.

    - Sémantin... ce n'est pas lui, et pour une raison bien précise: on l'a retrouvé le crâne explosé sur le trottoir -une chute semble-t-il. Tu dois avoir un rapport sur ton bureau... Il était violent, pas jaloux. En fait, il n'avait rien à envier à personne, il était entier... plus entier que toi et moi d'ailleurs, c'est pour ça qu'il ne pouvait pas se contrôler...

    - Ah... Et comment on va retrouver Jön maintenant, ça fait des jours que je ne l'ai pas vu...

    - Tout ce qui vit est à la recherche de ce qui le fait vivre.

    - Et deux tu l'auras valent mieux qu'un permis à points...

    - AH-AH! accentua-t-elle. Ce que je dis, c'est que ce qui le fait vivre, c'est la vie elle-même. Il est à la recherche de ce qu'il ne peut pas ressentir, il cherche la spontanéité, l'évidence de la vie, des couleurs qui ne soient pas altérées. La jalousie, c'est ce qui le fait avancer et le détruit chaque jour un peu plus, il jalouse la vie, s'en nourrit et quand il sent qu'elle lui est trop inaccessible, il ne peut que détruire l'objet de sa jalousie avec tout ce qu'il y a en lui, un instinct de survie fondamental, bestial, brutal... pour ne plus souffrir. Tu le trouveras près d'une école, ou d'un terrain de jeu...

    - Comment as-tu deviné tout ça?

    - Je ne l'ai pas deviné, comment dire... je l'ai su...

    Amy avait l'impression d'avoir aussi déjà entendu cette phrase. Elle hésita un instant et proposa:

    - Si tu n'as rien à faire dans les temps à venir, viens me voir au bureau, je... j'aurais peut-être du travail pour toi...


    *

     

    Quand les agents attrapèrent Jön, il était caché à moitié nu et en guenilles. C'est une maman qui avait prévenu la police de terroir parce que quelque chose bougeait dans les buissons autour du square. En attendant, les autres mamans avaient appelé tous les bambins dans leurs jupes et s'étaient doucement réfugiés derrière les petites barrières: c'était peut-être un chien enragé...

    Jön avait les pupilles complétement dilatées et les agents qui croisèrent son regard eurent du mal à trouver le sommeil durant deux ou trois jours. Emilie avait conseillé de l'endormir le plus vite possible pour ne pas qu'il tente de s'échapper. C'était ça ou prévoir une cartouche pour l'abattre quand il cèderait à sa "folie meurtrière"...

    Il fut drogué, transporté et enfermé dans une pièce totalement vide, sans lumière, sans couleur, sans odeur, sans vie. Il y sembla apaisé. Et vide.


    *


    - Comment tu t'appelles?

    • ... Julie.

    • Tu prends un verre?

    Pénélope hésita un instant.

    • Volontiers, dit-elle avec le plus ravageur des sourires.


    *

    - Emilie?

    • Oui?

    • Tu veux le voir?

    • Je... je ne sais pas si c'est une bonne idée...

    • C'est bien ce qui me semblait...

    • J'ai encore une question.

    • Ah?

    • Je crois qu'on s'est félicitées un peu vite l'autre jour avec tout ton charabia mais on a oublié le plus important...

    • Le plus important?

    • Il était posé sur qui?


    *


    Deux heures plus tard, aux alentours de minuit, Pénélope s'endormait en ronronnant aux côtés d'un inconnu quand on trouva dans un terrain vague le corps broyé d'une grand-mère encore souriante qui se faisait picorée par ses amis les moineaux.


    **

    *


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