• Arshet Pletan ****

     

    Troisième jour, arrivée à Manang


    La nuit s'enfuit avec son lot de complications et de moustiques mais nous laissait désormais à découvert, bientôt les paysans sortiront couper les tiges dans les rizières ou promener leur bétail. A cette heure matinale, deux hommes dépareillés qui continuent à marcher vont forcément attirer l'attention. Il nous faut marcher sous la pluie le plus souvent possible, passer comme des ombres devant les perrons fermés, mettre le plus de distance possible entre eux et nous avant de nous écrouler dans une chambre. La jungle est trop incertaine pour un sommeil réparateur et comme si ça ne suffisait pas, les moustiques adorent la pluie et mon sang occidental. Ils ne se laissent pas berner par la chirurgie ces malins-là!

    Après son heure de gloire, le soleil s'efface derrière une mousson qui s'affirme de plus en plus. En à peine une demi-heure, des trombes d'eau s'abattent sur les montagnes faisant des chemins de véritables rivières. Nos pas glissent sur les pierres érodées, nos plaies s'imbibent et se couvrent d'un pus spongieux jaune. Nous avançons aussi prudemment que peut se le permettre le gibier.

    Le chemin se sépare en deux. Un écritau indique "CHAME, voie du sommet 3h30, voie à flanc de montagne, 3h". Lever les pieds devient de plus en plus difficile mais le flanc paraît trop indiqué, ils nous rattraperont forcément. Par les hauteurs, on croisera sûrement moins d'habitants et peut-être qu'ils nous dépasseront. Au premier pas sur la "marche d'escalier" qui s'engage dans la jungle, mes jambes soupirent. Depuis son perchoir sylvain, un singe hilare ricane de nos efforts ridicules, et c'est de trop.

    En montant un peu, la pluie s'arrête, pas l'escalier. Malgré nos lenteurs, nous rattrapons une procession de phédis, jambes et pieds noueux, crevassés, les veines saillantes et la peau tannée. Chacun de leurs pas est pesé, comme un équilibre, alors qu'ils charrient des centaines de kilos sur le dos. J'ai presque honte de pleurnicher pour mes trois égratignures alors que je ne porte que mon propre poids, qui est de plus en chute libre depuis quelques jours.


    Nous arrivons au bout de la forêt étouffante. L'humidité et le carbone de la photosynthèse aident l'altitude à nous faire suffoquer. L'acide lactique brûle mes jambes, j'ai soif! Le moine lui aussi semble peiné, même si sa philosophie lui donne l'air plus digne que moi. Il doit comprendre ce qui se passe.

    Quelque chose a changé, un cirque ponctué de cascade entoure ce plateau lumineux, les visages sont plus burinés, plus travaillés encore. Un petit village de chalets jalonne le sentier boueux. Au milieu de nulle part, les gens sont simplement gentils, entre deux villes, ils sont parfois un peu bétas. Les premiers sont des pionniers, les autres perdus dans leur genre hybride... Aux saluts franchements lancés depuis les cahutes, on se sent au milieu de nulle part, bienvenus dans leur "désert", mais le temps nous est compté.


    Le sentier se poursuit dans une forêt alpine à deux mille kilomètres des plages de Hong Kong.

    Pour ce qui est de l'intuition, tout n'est pas formidable: le chemin est entre déblaiement et aménagement et chaque centaine de mètre est arpentée par une quinzaine de bonshommes qui piochent, bèchent, remblaient ou évacuent la terre dans le précipice qui longe désormais le chemin. Ce sera peut-être un millier de sourires, mais un millier de témoins si les autres passent par là... Pfff, qu'est-ce que ça peut faire, finalement, il n'y a qu'une seule route et on est dans un tel état qu'ils nous rattraperont tôt ou tard... Etre maussades ne sauvera pas notre cause, autant sourire avant de crever.


    L'odeur aigre-douce des pins fraichement coupés est plutôt stimulante, parfois mélangée au parfum de la terre humide d'un chablis. Des genre de lemmings traversent paniqués depuis une niche en contrebas et se retrouvent longeant les bords un peu pentus du chemin, s'aplatissant le plus possible. Sous le soleil de montagne, les "forçats" qui inlassablement réparent cette "route" que chaque mousson détruit pour pouvoir garder un lien avec la civilisation. Des convois de chevaux nous croisent ou nous dépassent sur les parties efondrées larges comme deux sabots, ou viennent de sentes qui plongent dans la rivière cent pieds au dessous.


    Tous les petits signes, les saluts à la cantonnade ou les travailleurs méfiants qu'un "namaste" fait sourire parce que quelqu'un qui dit bonjour ne peut pas être méchant!


    * Premiers symboles communistes sur les ponts, ils vont nous prendre à revers! Et puis il y a un check-point à Chame...

    * Le monde est trop complexe pour qu'on y comprenne quelque chose, même dans les plus hautes sphères, personne n'y comprend rien alors d'ici... Il ne marche pas vraiment vite le pieux molasson. Je ne sais même pas comment il s'appelle... Enfin, maintenant que je suis plongé jusqu'au cou dans les choses à faire, il n'y a aucune raison de s'arrêter, et ce pour une raison simple: c'est mes fesses que je sauve, pas celles d'un général à Langley ou Washington, d'un octogénaire à Melun ou d'un ecclésiastique bouddhiste orange, les miennes! Et si on continue à ce train-là, ce sera très vite deux pommes de muscles bien fermes...


    Quelques questions, toujours indiscrètes quand on est en fuite, auxquelles des demi-réponses suffisent. Pour ne pas s'arrêter bavarder un peu, il faut faire combattre un souvenir de danger contre ce présent joyeux mais un simple regard sur mes poignets me fait accélérer la cadence.


    Après sept heures de marche, la terre est plus rude. Les villages de pierre et de bois s'offrent après un corridor de moulin à prière. Plus loin, où va le chemin, les nuages épais avalent peu à peu les montagnes. Un halte s'impose.


    Nos vêtements ne sècheront jamais. Un papillon bleu brillant qu'on voit nettement sur le sol gris-caillou sent le danger imminent, il ferme ses ailes et ô miracle du darwinisme, il est jaune, toujours aussi voyant.


    Dans un village, un petit garçon s'apprête à porter deux poules dans une cage d'osier. Il semble freiner son allure pour nous attendre et commence à parler, de tout et de rien, content de ne pas faire le trajet seul. Anil, le petit garçon poules-porteur, continue son gentil baratin et rentre dans une maison de Chame au milieu d'une phrase.

     

    A Pisang, le climat devient plus sec, presque méditérranéen, voilà trois heures que nous avons dépassé Chame sans nouvelles toujours de nos poursuivants. Bon ou mauvais signe, on ne le saura qu'une fois capturés... La pluie s'est arrêtée plus bas...

    Sur un panneau de Chame, une carte grossière indiquait la direction de Manang. Nous ne sommes pas sur la route qui part de Ghorepani, le QG connu des rebelles! Si la carte est à peu près juste et nos pas réguliers, nous sommes apparemment partis de Dharapani ce matin. On arrivera forcément au même endroit, mais de ce côté de l'Annapurna, la route est beaucoup plus longue et pour atteindre le Mustang, il nous faudra passer un col quoi qu'il arrive. La toge du moine et mon T-shirt vont devoir vraiment tout donner, à cinq mille, je ne sais pas s'il fera aussi doux qu'ici...

     

    Encore une heure dans les forêts de pins sous un soleil vif, une colline s'interpose et on aperçoit une vaste plaine sur laquelle brille un rectangle d'asphalte. Il y a deux ou trois aéroports disséminés sur le tour des Annapurnas, celui de Jomsom aurait pu être un moyen de rejoindre le monastère...

    Il y a forcément un chek-point à côté de l'aéroport mais je commence à comprendre la philosophie des militaires népalais, avec un peu d'aplomb et un petit coup de bluff, on pourra passer les contrôles avec des encouragements.La vue est trompeuse, près d'une heure est encore nécessaire pour atteindre la bourgade "jouxtant" l'aéroport.


    La plaine s'étend à perte de vue, clairsemée de champs de fleurs du rose le plus insolite.

    Comme prévu, un bunker plombe le bas-côté, les pares-balles recouvrent les vestes de treillis bleues. Toujours cet air désoeuvré...

    - Namaste

    - Namaste!

    - Check-point, where going?

    - Chame. Vous avez besoin qu'on signe quelque chose?

    - Chaïna, jahnchaü, tara kaha jahne?

    - Manang. Kati gantha cha?

    - Doui, adha doui. Namaste.


    Ca fait dix heures qu'on marche! Il nous reste forcément un peu d'énergie quelque part pour deux heures de plus. Il commence à faire froid dans cette ambiance road movie sur fond de montagnes pelées, le soleil couchant éblouissant. Nos éperons trainent sur le chemin rocailleux et nous sommes assoifés.

    Mon royaume pour un cheval mongol...si j'arrive à faire croire que ça vaut le coup au propriétaire du cheval... Il y en a une cinquantaine ici, près de Bhraka, pour une concours de cavaliers. C'est à celui qui ira le plus vite en faisait le plus de poussière.


    Quand on s'arrête enfin arrivés à Manang dans les dégradés telluriques de rocs et les champs de fleurs, le corps à presque du mal à rester immobile. Marcher, c'est tomber. Marcher, c'est réagir à cette chute, une constante perte d'équilibre et après douze heures de marche dans les montagnes, l'arrêt procure une sensation de manque! A raison de quatre kilomètres par heure, avec des pas de soixante-dix centimètres, je suis tombé 5715 fois par heure pendant douze heure soit 68580 fois depuis ce matin. Il n'y a que les jambes qui puissent faire 70 000 fois la même chose dans la journée. Si les autres ont marché six heures, depuis l'heure de leur réveil, on a 35 000 pas d'avance. Le petit hôtel, le seul que nous ayons trouvé ouvert étant donné la morte saison, est vide. En quelque sorte, c'est une chance d'être sur un parcours qui sert de divertissement aux trekkers du monde entier, de temps à autres, on trouve une chambre ou un bol de riz à se mettre sous la dent. Si les produits emballés souffrent de cette pénurie de touristes, la cuisine est on-ne-peut-plus fraîche: l'oeuf est enlevé précipitamment de l'anus maternel et la pomme de terre est ramassée sur demande dans le champs. J'ai attendu d'être poursuivi par les portes-flingues de tous les genres pour manger un aussi bon repas!

    Je suis épuisé mais il faut organiser la suite des évènements.

    Pour l'instant, la priorité serait d'acheter une carte, il doit y en avoir une quelque part, même sur un vieux parchemin, elle fera l'affaire.

    Normalement, il reste encore quelques possibilités d'itinéraire. Même aiguillés par les gens qui nous ont vu, les maoïstes ne peuvent être sûrs de notre destination. Le col du Thorong est le plus passant, ce ne serait qu'une course contre la montre de plus, trop risquée. Le meilleur chemin pour se débarrasser d'eux une bonne fois pour toutes, c'est par le Mesokanto-La. Selon la carte, il n'y a qu'un seul village, Khangsar et les voies sont en pointillés; en y passant très tôt, on disparaît de la circulation...

    Si on peut seulement prendre un peu d'avance en n'ayant été aperçus nulle part, ce ne sera pas du luxe, et si nos corps fourbus veulent bien redémarrer demain matin, départ à l'aube.


    Quand on pousse son corps à ce point dans un sens, on donne à l'esprit un élan dont il ne se sépare pas si facilement, une fois les réserves totalement vidées. J'aurais voulu dormir "dans" ce lit d'un sommeil réparateur mais sa dureté m'en a tenu longtemps à l'écart et quand enfin, la locomotive réussit à s'arrêter, c'est "sur" le lit qu'on entame une mauvaise nuit, une nuit fraîche et humide à 3500 mètres -de trop- au-dessus des plages. Les épaules se tournent et se retournent sans cesse jusqu'au petit matin agité par les grognements des derniers soiffards et les hénissement des chevaux. Le moine, lui, s'est allongé et n'a bougé que le lendemain matin pour se mettre debout, difficilement, d'ailleurs, mais sans broncher. Les cuisses courbaturées transmettent tant bien que mal la douleur des mollets. Si ça se trouve, nos rebelles sont restés à Dharapani et nous allons mourir d'épuisement par "simple" précaution!



    Quatrième jour, Tilicho Lake


    Je déteste les libellules et c'est le seul sentiment qui m'empêche de m'évanouir. Il n'y a pas de libellules...

    Je ne sais plus ce qui me brûle la cervelle, la fièvre ou l'insolation, mais je suis dans une chambre de terre et de bois, de retour à Manang. Avant-hier encore, nous avions de l'avance sur nos ados armés, deux jours pour être exact. Se rendre serait peut-être moins éprouvant, il n'y a qu'un pas à faire. Ces deux jours, je voudrais les laver, en faire partir la sueur avant qu'elle ne s'incruste dans mon âme, la faire couler dans les syphons; mais dans cet endroit bizarre, il n'y a pa d'eau et la température avoisine le négligeable. La première fois à Manang, le petit morceau de savon m'avait sauté des mains comme un poisson sauvage pour retrouver sa liberté dans les canalisations sommaires des toilettes.

    A cinq heures, avant-hier, nous avons pris la route du lac le plus haut du monde qui mène au col du Mesokanto. La carte indiquait bel et bien un chemin qui arrivait à Jomsom. De là, nous serions montés à Kagbeni et aujourd'hui, nous serions à Sauar, à quatre jours de marche du monastère de Dhakmar. Nous sommes partis à l'aube, comme prévu, mais le ventre vide.

    Après un de ces ponts de câbles, il a fallu près d'une heure et demie en pente douce pour rejoindre le petit village "tibétain" de Khangsar en traversant à tâtons une plaque épaisse de brume-pluie. Les dernières fumées des feux de nuit s'échappaient des cheminées, le village dormait encore. Loin de tout véhicule et de toute vie citadine quand on ne connaît qu'elle, on se sent parfois un peu perdu. Avant celà, je ne concevais pas qu'un village soit à "deux jours de marche", mon esprit est quadrillé par la route depuis l'enfance. Ici, on monte à cheval, on grimpe dans la grange par une échelle sculptée à même le tronc d'un arbre rapporté à dos d'âne d'une altitude qui accepte les forêts. Maintenant, il n'y a plus rien que la brume et l'herbe pelée. A l'usure des choses, on peut penser que plusieurs générations partagent les mêmes rituels et les mêmes gestuelles sans rien y changer. Ici, comme il n'y a aucune lumière, sortir avant le jour n'est d'aucune utilité. La vie est si simple et digne qu'on se sent faible, faible de faire ses courses dans un supermarché et de toute la vie médiocre et facile de nos continents cupides. Ici, on se sent libre. Pas de paperasse, pas de "missions", pas d'assurances, d'embouteillages et de navets télévisés. Mais toute cette liberté, cet isolement, est effrayante. Je crois que peu à peu, nous avons perdu la confiance en l'existence, qu'il nous faut sans arrêt des preuves que quelque chose de nous restera dans l'histoire et que l'humanité brasse son potentiel autour de nous. Ici, il n'y a que le silence des montagnes, et rien, l'éphémère de la vie humaine face à la constance des éléments, une vie pour elle-même.


    Des champs d'inflorescences roses aux murets de pierre, de quelques rivières qui viennent des sommets, les heures s'écoulent. Nous dépassons la couche de brume, les arbres déjà épars et les champs se font plus rares, remplacés par des taillis de buissons et d'herbe robuste. L'air aussi vient à manquer. Le repas et le dernier sommeil sont loin derrière, chaque étape semble être de plus en plus intemporelle.


    Un pont de bois enjambe une autre de ces sources violentes qui descend des sommets. Elle cheminne le long d'une pente radicale de pierres effritées, coupantes, de paille et de graviers mouillés prêts à glisser dans le vide -si on admet que 100 mètres de chute constituent déjà une forme de vide. La carte fait sans cesse grandir l'espoir de trouver quelque part mais le corps ne suit plus. Les herbes parsemées de fleurs oranges et bleues magnifiques s'abandonnent à la montagne glissante, pure, sans rien d'autre que les miettes qu'elle déverse à 60 pour-cent. Le chemin est au milieu : une simple rupture de cette sablière instable. chaque pas emporte un peu plus de terrain vers la rivière en contre-bas. Toute notre attentionaffaiblie n'est pas de trop pour rester debouts, et vivants. Le fil praticable s'amenuise, monte ou plonge pour contourner un énorme roc solidement encastré dans le gravier, et puis plus rien... Ces kilomètres de flanc suffisent à brûler nos dernières forces quand au milieu d'une cuvette, lacérée de torrents et de rocs brisés, une maison apparaît! Le camp de base qui monte au lac, apparemment. LA brume se lève un peu sur la neige des sommets. Loin au fond du panorama, derrière le camp, une ligne droite tranche la dernière montagne qui ne soit pas recouverte de glace.


    Des vaches nomades broutent ces derniers champs d'herbe presque à la verticale et une fontaine donne un peu d'eau claire. La maison est vide. Plus que quelques heures de marche jusqu'au Tilicho Lake et de là quelque-unes encore jusqu'au col du Mesokanto, il ne restera plus qu'à descendre jusqu'à Jomsom, si c'est encore possible. La journée est déjà bien avancée et il fait de plus en plus frais. La vision des glaciers embrumés n'est pas faite pour nous encourager.

    Toutes ces heures écoulées n'ont servi que de mi-chemin et la faim me tiraille à un point assez critique. Les pas deviennent des efforts de plus en plus impossibles, tirant dans les réserves d'ATC du cerveau, je dois perdre un an de souvenir tous les dix mètres. Chaque minute, je dois m'arrêter, reprendre mon souffle sans en avoir l'impression.


    Ce matin, mon front était chaud, peut-être de la fièvre, mais je n'y avais pas fait attention. Les dernières pâquerettes sont offertes par la nature, la seule chose qu'elle offre encore, et j'ai trop faim. J'ai peur de perdre ma mission de vue tant ma propre vie ne tient qu'à un fil. Ecroulé face à la masse de glace brute gigantesque qui remplit toute la panoramique, je me souviens de la finesse de nos vêtements, et puis le vent soufflote, s'annonce, froid. C'est trop dur.

    Allongé à même le sentier caillouteux pour tenter de reprendre un peu de forces, je le sens me survoler, me narguer de ses bourrasques trop froides. En restant immobile, les rayons de soleil qui percent encore les nuages réchauffent une mince couche d'air autour de la peau. Je pourrais m'oublier là, dans ce bien-être fragile, mais je dois continuer, nous devons continuer.


    Les arrêts sont de plus en plus fréquents, de plus en plus longs faisant de chaque nouveau départ un calvaire, une épreuve morbide et épuisante, caressée du souffle des glaciers.

    La neige aveuglante des pics se ternit, devient sombre, happée par une masse grise énorme. Désormais, les arrêts inévitables sont harcelés de goutte froides. Le sentier serpente de plus en plus oubliant toute horizontale... Il est découpé à coups de haches dans les cailloux et ne se termine pas, faisant de chaque nouvelle rupture de pente un garrot au courage...


    Et puis enfin, le plateau. Un plateau immense qui porte un lac d'eau glaciale, et toujours cette brume froide qui nous enveloppe et cache tout espoir. Il faut continuer à s'enfoncer dans cette mort lente sans rien en attendre. La banquise des glaciers s'effondre dans l'eau avec vacarme et il n'y a rien de plus angoissant... Le bruit tonitruand d'un pan de glace démesuré qui rompt ses attaches, un bourdonnement sourd, qui fait résonner non pas les tympans, mais les entrailles. Ensuite, le son familier d'un caillou dans l'eau et puis plus rien... Un lac qui se tait, sans même une ridule et des crêtes abruptes qui menacent. Le grincement lourd de la montagne, la vibration, ajoute à ce sentiment de peur. C'est un son qui vient de l'intérieur. Et puis la petite dune s'affaisse, plus rien ne nous protège. Le vent nous lacère de pluie froide presque gelée imprégnant les vêtements, s'infiltrant dans les chaussures et le cou. Et le sentier continue, encore.


    Cette plaine est fascinante, de nouveauté et de désolation, je ne vois toujours pas le but de notre marche. Une pente douce se rapproche de l'eau du lac. A peine plus haute que l'eau, une étendue clairsemée de rochers et de touffes vertes improbables. Les collines épatées nous font descendre sous la couche de brume et nous laissent distinguer la grandeur de cette prairie étrange. Au milieu, peut-être à quelques centaines de mètres, un roc et des silouhettes inidentifiables, peut-être un semblant de passage humain... Mais non content d'être impraticable, ce terrain accidenté est coupé par une petite rivière tentaculaire, qu'il est impossible d'éviter. Un pied, le deuxième, et je me rends compte que mes chaussures baillent de la semelle, buvant de longues gorgées d'une eau qui est bientôt proche de zéro. En sandales, le moine doit perdre un peu de son impassibilité.


    En fait, les silouhettes se précisent, il s'agit des restes d'un campement disloqué : des tôles en plastique et des pieds de tables rouillés. Le mince espoir d'y trouver quelques vêtements ou de la nourriture s'envole en une rafale glacée. Je ne sais plus quoi faire, la journée défile, interminable, il fait froid, nous sommes trempés, j'ai de la fièvre et j'ai faim. L'un comme l'autre, nos blessures et la fatigue nous ralentissent de plus en plus, il faut nous reposer, dormir, dormir... J'essaie de construire un abri, un obstacle pour contrer le vent mais les toles sont trop lourdes, trop vieilles. Dans une poche, il me reste une paire de chaussettes à moitié sèches, à court d'idée, elles serviront de moufles de fortune. Surtout, ne pas céder au désespoir, ne pas céder.


    Sur la berge, le chemin devient flou. Voilà bientôt dix heures que nous avons quitté le village et les dernières forces se manifestent enfin. Des avalanches de rocs emportent par endroit le chemin directement dans l'eau glacée. A deux cent mètres du vol d'un oiseau hypothétique, la route qui mène au col s'arrête à l'aplomb d'une falaise sans compromis et semble réapparaître au loin, de l'autre côté du lac, après la falaise friable. Des restes de route sont éparpillés sur la surface verticale ayant cédé à la pesanteur, et une avalanche gigantesque monte jusqu'au sommet, 500 mètres plus haut. Il y a parfois des choix difficiles. Si on se met à nager dans cette eau à deux doigts du givre, on est quasiment sûr de mourir à la première rafale, mais l'avalanche n'est pas très rassurante. Elle est faite de gros rocs tranchants et pointus, juste assez stables pour tenir en équilibre. Je dois être face aux pointillés de la carte...

    Ce sera probablement un suicide quelle que soit la voix choisie, mais personne ne m'aidera à décider.


    A mi-hauteur de la coulée de pierres, un animal à la queue blanche s'enfuit en faisant tomber quelques cailloux. La pente est abrupte, mais l'animal semble ne pas en être ralenti. Je suis si épuisé que la réalité me paraît de plus en plus nébuleuse, dans un élan de lyrisme, cet animal devient une sorte de messager, et j'entame l'ascension.

    Les rochers glissent, les chutes écorchent mes membres fatigués. La voie la plus "sûre" c'est un petit cours d'eau sportif qui stabilise un peu les pierres par du sable mouillé. Il pleut toujours autant et l'eau froide du cours d'eau s'infiltre de nouveau dans mes chaussures.

    Après dix minutes ou dix heures, le souvenir du moine ressurgit. Je me retourne alors et le vois, à peine une dizaine de mètres en dessous semblant attendre quelque chose. Incertain, désorienté, je lui fais signe de se mettre à l'abri sous un surplomb rocheux.

    La pente est de plus en plus sévère et la mousson de neige fondue s'accélère. Les surplombs qui semblaient être protecteurs sont autant de tremplins pour les éboulis qui se fracassent au sol en quelques secondes. Les graviers s'effondrent sous mes pas, il n'y a plus de prises stables. Je me rapproche d'une des parois qui guide la coulée de pierres et tente d'aggripper au mieux les bris saillants qui déchirent les restes de ma peau gorgée d'eau. Les éclats de roche friable s'agglutinent à mes plaies comme autant de mouches et cisaillent ce qui me reste de nerfs en un millier de points. Et puis ce moment arrive où mes forces m'abandonnent. Mes jambes ne peuvent plus que rester tétanisées d'épuisement, mes bras retenir une chute mortelle.


    Dans un ultime effort, je parviens à me glisser sous un rocher à l'abri de la pluie. Il va peut-être glisser d'une seconde à l'autre ou m'écraser sous son poids dans une perte d'équilibre. La nuit tombe dans trois heures, la crête n'est qu'un hypothétique espoir de fuite. Je ne sais plus quoi faire. J'ai sommeil, je voudrais dormir dans un bon lit et manger une assiette de riz blanc. Ou me jeter dans le vide pour ne plus avoir froid. La pensée de sauter et de rouler sur ces rochers est réconfortante, la mort doit être calme, appaisante comme l'âtre d'un feu de veillée.

    Arrêter de marcher fait disparaître les derniers degrés de mon corps et les spasmes d'hypothérmie s'ajoutent à la confusion. Je pense à ces jours qui passeront vite une fois démembré, à cette vie sans importance de paroles en l'air et d'actes inutiles. On me trouvera dans quelques mois, sans papiers, sans identité et méconnaissable, on me retrouvera comme j'ai vécu : anonyme et mort. Le quatorze août 2005, je vais crever pour rien, pour un autre... pour un autre... Un colis qui m'attend toujours...


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