•  

    Vivants A La Dérobée


    La force de Coriolis ou la mode donnait à leur permanente une courbure identique. Dans cette pièce austère, il n'y avait qu'une tapisserie et une secrétaire quelconque aussi et pourtant on avait pris la peine de l'éclairer. Au néon blanc. Un premier contact officiel et chaleureux, une poignée de main. Chaleureusement officielle et officiellement chaleureuse. Les rouges à lèvres s'étirent et des intérêts en sortent, des pourcentages et des valeurs intermédiaires. Hausse de ton, mes actionnaires ne le permettront pas, etc. Un café devant la machine et la plante verte en plastique.

    Des gestes fermes bornent les paroles, leur donnent un poids dans l'espace, c'est le signe pour l'autre de céder du terrain. Le néon clignote à la suite d'une baisse de tension du réseau électrique.

    Elles allaient poursuivre avec la même verve, mais l'espace d'un instant, la pièce n'a pas régulé la vie et un coup d'œil les a trahies : elles ont comparé leurs boucles d'oreille.


    votre commentaire
  •  

    Le Facteur de Cercueils


    La sobriété sied au mort parce que c'est elle qui crée les pleurs, comme une boite à mouton contient toujours le bon mouton.


    Geoges habite dans un joli petit village perdu au milieu des colines. Il est facteur de cercueils. C'est un homme très consciencieux qui peaufine méticuleusement chaque étape de la fabrication. Son perfectionnisme ne souffre aucune compagnie, il vit seul. Il ne fait jamais aucun écart à sa rigueur, reste concentré et sobre afin que chacun de ses coffres à dépouille soit une oeuvre d'art dont il puisse être fier. C'est important d'être fier de son travail.

    Il range tous ses outils après les avoir soigneusement vérifés et dort dans son atelier sur une paillasse vieillote. Sa réputation lui revient parfois mais ils partagent trop de points communs pour s'entendre ou se disputer.

    Georges s'allonge à l'intérieur pour vérifier son ouvrage. Avec dévotion, il referme le couvercle, aucun rai de lumière ne doit filtrer.

    La boite est étanche, confortable, reposante.

    Il s'y sent bien, c'est du beau travail.


    votre commentaire
  •  

    L'Eternité Et Une Semaine


    Le premier jour, dieu inventa la femme, la trouva trop confuse et l'oublia à ses règles.

    Le deuxième jour, dieu inventa l'homme, le trouva trop confus et l'oublia à ses règles.

    Le troisième jour, il inventa l'animal, le quatrième, le végétal, le cinquième, le minéral et le sixième, il inventa la glaise, et l'oublia à ses règles.

    Le septième jour, il n'inventa rien et comme il n'y avait pas de règles, il n'en est jamais sorti. Depuis, il est enfermé dans la liberté pure jusqu'à l'hystérie.


    votre commentaire
  •  

    L'Autre Histoire du Titanic


    La perle de la flotte était l'objet de toutes les convoitises. Polie, astiquée par une ribambelle de mousses, attentifs à la moindre imperfection. Juliette et Isidore avaient économisé près de deux ans pour s'offrir les places de la croisière inaugurale en dépeçant les poissons jusqu'aux arêtes. Mais à mesure qu'ils embarquaient, en ce matin frais du 14 avril, le souvenir des sacrifices s'estompait peu à peu. Après quelques heures à bord, il leur semblait déjà être des millionnaires, grisés d'on-the-rock's et glissant parfois sur le sol lustré, quand un choc violent ébranla les passagers. Ils sentirent alors l'iceberg se fissurer et plongèrent tous deux dans les eaux glaciales en se tenant par la nageoire.


    votre commentaire
  •  

    L'Homme Heureux


    Cette fois c'est officiel, après des mois de négociations entre la communauté scientifique, les comités d'éthique et les associations de concommateurs, sous l'égide de la délégation culturelle du ministère des distractions, le premier parc homologique européen a ouvert ses portes ce matin à dix heures trente. Ce parc est une réponse au rapport du professeur Ernestine ALLEBERT sur la probabilité de disparition de certains caractères à l'état sauvage.

    Les premiers promeneurs ont pu découvrir quelques raretés venues des quatre coins du globe: oeuvrant pour quelque construction de bois d'un autre âge, les "solidaires" s'agitent et communiquent avec d'étranges signaux articulés. Un peu plus loin, un petit homme affronte sans baisser les bras les difficultés de son milieu naturel reconstitué à partir des données de terrain. A côté de l'enclos du "courageux", le "violent", irus externus, casse des piles d'assiettes avec frénésie. Il est un peu effrayant, mais ne semble pas s'intéresser au public.

    Mais la grande attraction du parc, dont il ne reste que quelques individus en liberté, c'est l'homme heureux, homo beatus, sauvé in extremis des braconniers qui les exterminent sans relâche pour vendre à prix d'or sa précieuse essence. Le seul autre spécimen connu, une femelle, réside au homoo de Nork Yew. Quand ils auront tous deux atteint l'âge adulte, les homologues espèrent les faire s'accoupler mais les chances de reproduction en captivité sont très incertaines.

    Ce qui étonne à première vue, c'est la sobriété de son habitat: l'homme heureux est allongé sur le sol, les bras croisés derrière la tête. Pour le profane, il ressemble à son cousin le "patient" à la différence qu'il semble ne rien attendre et sourit de temps à autre.

    Après différents tentatives d'acclimatation, les scientifiques se sont aperçus que la complexité de son biotope ne changeait en rien son comportement.

    L'histoire raconte que sa découverte est dûe au hasard. En effet, le père d'Ernestine ALLEBERT voyageait en Europe de l'ouest quand un impressario lui proposa un "pur moment de bonheur". Toujours curieux, Mr ALLEBERT père accepta et contacta ensuite sa fille pour analyses.

    L'émotiophorèse recoupait des caractéristiques déjà observées chez "l'insouciant" ou le "simplet", mais aussi plus surprenant, chez le "philosophe" ou "l'exalté"... pourtant, un élément restait inidentifiable: il n'y avait qu'une seule cause possible, les principes actifs étaient naturels! Un nouveau caractère venait d'être découvert!


    Des rumeurs dans l'administration du parc laisseraient entendre que l'homme heureux s'ennuie. La tentative de cohabitation avec les "solidaires" s'est soldée par des tensions au sein du groupe, sa paresse ne permettait pas une intégration totale, quant à la "colère" elle l'a littérallement assailli d'injures. Seule la compagnie de la femme heureuse pourrait préserver leur authenticité mais aucun des deux parcs n'est prêt à céder son spécimen.


    A la fin de ce safari effrayant, distrayant, envoûtant, chacun s'en est retourné s'asseoir confortablement dans son petit mal-être comme dans un mauvais fauteuil qu'on garde parce qu'il a pris la forme de ses fesses.


    votre commentaire