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    La Médaille


    Un anniversaire de mariage, une éphéméride ou aucune raison particulière, ça se fête, quand on aime on ne compte pas. Quand on est aimé parfois on compte.

    C'est toujours agréable de rentrer dans une maison éclairée aux bougies en marchant sur un parterre de pétales de roses, si si... Le vin a beau être toujours le même, c'est du très bon vin.

    On n'y voit pas trop dans l'escalier à cause des bougies, les pétales sont glissants et ils seront un peu éméchés mais ce sera son problème quand il lui fera le coup de la nuit de noces et la portera jusqu'à la chambre.

    Son haleine empestera le vin, mais c'est du très bon vin. Après toute une journée à éplucher des roses et la montée des escaliers, il s'endormira avant même un bisou, laissant sa femme comblée se relever pour balayer les pétales, poncer la cire fondue et faire la vaisselle.


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  •   L'A.M.O.U.R. avec un grand A,

    un grand M, un grand O...

     

    L'Amour est le plus beau des caprices

    Le dernier enfantillage au-delà des images

    L'ultime parcelle de vie qui nous nargue de ses sourires,



    L'Amour, c'est la fin de l'épée

    Qui plane par dessus la conscience, qui libère et sublime

    Les animaux qui sommeillent,



    C'est oublier les règles pour s'abandonner

    Accepter la tourmente futile,

    L'étreinte de l'éphémère

    Et prendre aujourd'hui pour un présent magique



    L'Amour, c'est s'extraire de son corps

    Défier les lois du temps

    Et s'étendre de tout son long dans l'herbe


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    Le Troisième Œil


    Tanka, poème japonais


    * Labeur amoureux

    Alangui par l'usage :

    Naissante ambition

    Ultime tentative

    Sévir dans l'acrostiche *


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    Cercle Vicieux


    Egophile


    L'important dans la séduction, c'est de trouver la personne réceptive au petit jeu qui consiste à faire passer ses faiblesses pour des traits touchants. Moi, ce que j'aime, c'est imaginer être la fille quand elle a envie de coucher avec moi, ce moment précis où mon esprit la pénètre déjà. A ce moment-là seulement je sais que je me plais. Mais à ses manières de précieuses qui minaude pour enlever sa robe, je sens bien qu'on restera sobre comme des missionnaires, affectueux, doux, et que je m'endormirai le sexe roide comme un pieux de chapiteau. Elle aurait pu réveiller mes instincts, me laisser la prendre comme un sauvage pour oublier nos limites, aller ensemble jusqu'à la charpie, sans retenue... Au lieu de ça, elle sourit niaisement et s'attend à une cérémonie officielle! Rien de mieux pour rester en soi, faire attention aux frontières de son être et à celles de l'autre, gâcher de précieuses minutes pour des histoires de protocole, finir avec de la tendresse bâclée et rentrer chez soi sans en être sorti.

    L'onanisme purge les débordements sur l'intimité de l'autre, cette intimité vaste, impénétrable, s'infiltrant sur chaque parcelle de peau qui refusera les coups, l'incertitude ou la succion. La masturbation frénétique de la frustration d'être en soi, de ne pouvoir décider seul de brûler toutes les frontières avec une autre chaire que la sienne. Les litres de sperme ou de cyprine jetés contre son propre corps comme une vengence sur l'individualité. Pendant l'orgasme, l'esprit se perd en lui-même, décide seul de ce qui le fera jouir en astreignant la réalité à son fantasme. Il se projette et se domine, se possède et s'excite par l'invention du masturbateur. Il enfonce son spéculum dans ce qu'il s'imagine. Il se sodomise.



    Love on the beat


    Elle danse depuis plusieurs minutes dans une ambiance lourde. Les haut-parleurs martèlent un rythme animal et sophistiqué, la funk. Ses cheveux sont défaits et arrivent au milieu de son dos. La natte qu'elle portait leur donnent un aspect frisé érotique qui rappelle les poils pubiens. Dans la vibration des watts elle se trémousse. J'arrive alors par derrière et ne voit plus que son dos. Il paraît que si on peut croire à ses chances d'être le bienvenu, c'est que la porte est entr'ouverte. Avec un regard mêlé de fatigue et de charme, ses paupières prennent le temps de s'ouvrir pour marquer le suspense d'un regard lascif. Je pose mes mains sur ses hanches. La légère chair de poule des incertitudes me parcourt mais elle ne se retire pas. Cette sensation de crainte se change en érotisme brut, je commence à être à l'étroit. Elle m'imagine derrière elle, contrit dans une retenue sociale mais par tous ses mouvements, elle cherche à me pousser à bout, me faire exploser. Je me concentre sur elle, rien qu'elle, déjà en train de la déshabiller, de monter lentement mes mains de ses cuisses aux aisselles, elle lève ses bras et je continue jusqu'à ses mains. Chacun est perdu dans ses fantasmes et c'est une lutte à celui qui sera le plus envoûtant. Je la rapproche d'un geste ferme pour être collé à elle. Tout se partage, les mains caressent, les bassins chaloupent. Une des mains s'aventure sur le ventre et descends sous le premier bouton. Les déhanchements deviennent des simulations de coït, la musique un prétexte. On se décolle pour l'assaut final. Cette séparation est insupportable, tout mon corps la désire. Je fais mine de partir pour la faire venir. On se lance quelques regards lascifs, on se parle mais ça ne veut rien dire d'autre que "baise-moi". La lumière trahit son excitation par les reflets dans le blanc de son œil, elle tend sa main, je la prend avec douceur et la tire jusqu'à moi. Je l'embrasse passionnément. Elle me pousse vers la sortie. Le trajet est de plus en plus difficile entre les érections et les baisers. Plusieurs fois, on se retrouve écrasés contre un mur en train de se pétrir, de se palper, de se salir. A peine un tour de verrou et les jeans sont enlevés, le reste partira plus tard. Contre la porte je la soulève, elle m'enserre de ses jambes et nos corps se débrouillent seuls. Des jambes fines et fermes, enveloppées d'une très légère couche adipeuse qui donne aux doigts l'impression de posséder les cuisses, de les pétrir avant la pénétration. Des soupirs légers et réguliers me font accélérer la cadence. Plus elle en demande plus je veux lui donner, saturer mes muscles d'acide lactique et son corps de mes fluides. Qu'elle ne voit plus que mon étreinte primaire, dans l'abnégation totale. Au dernier moment, elle me repousse et me force à m'allonger sur le sol.

    Elle s'assoit à califourchon et me dirige avec aisance.

    La pénétration est cette fois plus langoureuse, plus féminine, artistique. C'est une transe souple qui explore méticuleusement tous les nerfs. Pris dans la tourmente, je n'ai pas senti passer le premier orgasme et ne respire plus que pour le sien, pour la voir exulter au-dessus de moi, la suivre dans son plaisir. Elle est de plus en plus belle, fatale. Elle se prend à son jeu et redevient la danseuse de tout à l'heure. J'aimerais que cet instant dure des heures. Des heures longues à la contempler aimer son corps et amener le reste à le satisfaire. Je suis l'outil le plus béat du monde, prêt à être vidé de mes forces pour remplir ma mission et quand enfin elle s'abandonne, la volupté n'est plus qu'un mot vulgaire. C'est de l'extase, de la puissance, de la félicité. Ses derniers soubresauts sont délicieux, délectables au point d'en perdre conscience. Elle s'allonge sur mon torse et je peux sentir sa transpiration, ses cheveux et son pouls. Juste quelques mots, "prends-moi dans tes bras". Je l'embrasse sur le front et la serre un peu contre moi pour qu'elle s'endorme, flottant au-dessus de la crasse ambiante.



    Intrications


    Comme au sortir d'un rêve trop net, son angoisse ne se dissipa qu'après de longues minutes. Il dû sortir au monde pour se prouver qu'il était bel et bien réveillé. Un soupir de soulagement parce que tout était simple. Sa concierge l'avait regardé d'un drôle d'air mais c'était seulement la preuve qu'elle n'était pas plus heureuse que le jour d'avant. Le boulanger lui avait lancé une franche salutation avant de le laisser choisir la forme de sa farine pétrie parmi une bonne dizaine. La fleuriste était très jolie et ils devaient dîner ensemble un soir.

    Les tourments de la nuit s'effacèrent très vite sous le poids d'un souci autrement plus important: qu'offrir à une fleuriste pour un premier rendez-vous? Une bouteille d'eau minérale, de l'huile pour le bain, une montre ou un marteau en mousse... le monde regorge de bidules pour toutes les situations mais rien qui ne puisse remplacer les fleurs. C'est idiot mais c'est important. Il faut qu'elle se sente flattée sans être obligée, courtisée mais indépendante. Et si tout se passe bien, dans deux ou trois ans, il devra faire semblant de ne pas vouloir s'investir pour qu'elle continue à vouloir qu'il la demande en mariage...

    Au moins avec la pharmacienne, n'est-ce pas si compliqué, il lui achètera un bouquet et comme la fleuriste a bon goût, c'est elle qui le composera. Peut-être la pharmacienne empile-t-elle les fleurs fanées dans une armoire spéciale, mais ses prétendants sont sûrement moins anxieux au premier rendez-vous, à part ceux qui offrent habituellement des antifongiques, mais ils sont rares.


    Peut-être est-ce pour cela que les tribades inspirent beaucoup d'hommes. Ce doit être par procuration. Il n'y a qu'une femme pour savoir ce qu'une autre désire au-delà de ce qu'elle pense attendre. La pharmacienne le reçu avec une mimique presque imperceptible. Il était sobre et enjôleur, paré de rouge et de bleu sombre à l'instar d'un drap de soie. Elle inspira lentement son parfum. Quelques chandelles brûlaient lentement en jetant des ombres cuivrées. Au cours du repas elle le caressa délicatement pour signifier qu'elle était plus que disposée.

    Il lui a semblé qu'elle devait s'ennuyer, sans quoi elle ne se serait pas autant distraite avec les fleurs. Prétextant un oubli important, il s'est enfui.

    Problème de communication...


    La fleuriste l'avait suivi et épié. Elle marchait maintenant dans cette rue depuis dix minutes. La lenteur de ses pas était celle des prédateurs. Lui marchait devant elle d'un air dépité. Elle le lorgnait de loin avec un air carnivore. Quand il arriva devant sa porte, elle fit mine de le croiser par hasard et s'invita chez lui. Il était un peu perdu dans ses états d'âmes et elle n'eut aucun mal à se glisser sur sa chaise. Il ne put rien faire d'autre qu'être un homme, humilié et désiré. Il se laissa prendre avec arrogance. Elle le serrait entre ses seins et ses cuisses en flattant sa peau contre la sienne. Tous ses muscles tendus prononcaient les galbes de son corps et elle invita les mains de sa victime à enserrer son cul. Elle l'embrassa langoureusement avant de donner sur le reste de son visage les petits coups de langue qui précèdent le baiser. Il est soumis, écrasé, ses mains s'agitent le long du dos de la fleuriste et il devient complice de son propre viol. Avec des gestes suaves, elle pose une de ses lèvres sur l'arcade et masturbe son œil. Elle presse son autre lèvre contre l'os de la joue et aspire avec gourmandise. Entre deux saccades, il voit la langue de la fleuriste rouge et délicieuse qui attise toujours son œil et aussi son beau visage qui le dévore. Alors qu'il expire en elle une dernière fois, elle croque, espiègle, dans son nerf optique.



    Art Consommé


    Ils ont réservé une table pour deux chez le meilleur marmiton de la ville. C'est la bonne heure pour manger. Il faut y arriver vierge, vide, les dents lavées. Après les pompes de la réservation, chacun d'eux prend place sur un tabouret échardé, s'il est vrai que l'on savoure d'avantage le plaisir dans une souffrance légère.


    Ils calent leur respiration et se regardent jusqu'à en oublier le reste. Lentement, très lentement, ils prennent conscience du corps de l'autre, de ce qu'il attend sagement. Chacun d'eux commande le plat de l'autre et le savoure comme de son propre plaisir.


    Le cuisinier excite la luette jusqu'au spasme et exacerbe les papilles pour en exploiter la primeur. Les molécules d'arôme et de parfum pénètrent avec une précision sans hâte à l'intérieur des sens et complètent parfaitement les récepteurs gustatifs, se dévoilent à la bouche dans une sécrétion diffuse. Le vin ample, versé en rosée, invite la langue à lécher lentement le palet au souhait bientôt insoutenable qu'il devienne un sexe.



    Dernière saccade


    Les lèvres sont flasques, les peaux frippées se plissent sous les caresses, mais le sang afflue quand même. Si maigres que les os s'entrechoquent, si vieux que les douleurs étourdissent. Les coeurs palpitent peut-être encore, l'un pour l'autre. Une dernière saccade et le miracle de la reproduction s'accomplit, létal, les coeurs sont arrêtés. La persistance orgasmique durera le temps de leur asphyxie, effaçant deux vies médiocres derrière une bonne baise funèbre.



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  • Vert

    I, 1


    ... dans le royaume de Sylphe, vivait un vieil homme. Les peuples s'entredéchiraient pour le pouvoir détruisant tout sur leur passage. Rien ne semblait plus important à leur yeux qu'installer leur suprématie totale sur la totalité du monde en consumant chaque jour un peu d'espoir et un peu de leur avenir. Le vieil homme avait tenté toute sa vie de tempérer cette folie, de barrer la route à ces batailles sanglantes et dévastatrices. Pourtant bien peu de ce qu'il avait pu faire n'avait calmé les ambitions... A bout de force, il s'était un jour réfugié dans un souterrain secret duquel il assistait impuissant à l'agonie des Hommes. Elle emportait tout sur son passage, réduisant le plus pur des courages à la fuite, simplement pour survivre une seconde de plus, ne pas affronter cette horde démente.

    Mais le vieil homme ne perdit jamais espoir... Il pensait que sans le sentiment de malheur, l'humanité ne chercherait plus à se rassasier de l'extermination de la vie. Sans malheur, il n'y aurait plus aucune cause à défendre jusqu'au sang ni de bouc-émissaires qui payent de leur existence l'impuissance de chacun à se regarder en face. Un peu sorcier, il voulait soustraire tout le mal que conservait l'esprit pour qu'il ne puisse plus le concevoir, jamais.

    Au crépuscule de sa vie, alors qu'il finissait l'élaboration de l'élixir d'équilibre, il fut trahi. Il avait peut-être trop ouvert son coeur pour ne pas en être affaibli. Peut-être se l'était-il caché durant toutes ces années, mais le mal l'avait détruit de l'intérieur, il avait transporté avec lui ce fléau et son coeur s'arrêta.

    Dans un dernier souffle, il réussit tout de même à verser le dernier composant dans la fiole, mais son corps s'affala, renversant le contenu de la fiole sur le parchemin retraçant ses expérimentations.

    Avec avidité, la peau tannée se mit à boire l'élixir jusqu'à la dernière goutte.


    2


    Les années passèrent et la civilisation élargit le champ de bataille. Le dédale des destructions, des constructions envahit totalement la colline sous laquelle le vieil homme avait péri.

    Dans un souci de stratégie, le souverain d'alors décida de faire de cette hauteur le promontoire de ses vigies et délégua la tâche fastidieuse d'étudier les sols à son meilleur et seul architecte.

    Consciencieux, l'architecte avait parcouru les hectares pentus de la colline en long, large et travers durant des jours afin de choisir le sol le plus stable, le plus élevé et le moins accessible, pensant également à la défense du poste avancé pour la survie des gardes qui y seraient en faction. Et tandis qu'il inspectait les propriétés de la roche quelque part au sud, il découvrit une sorte de galerie à moitié effondrée qui s'enfonçait dans les ténèbres. Si la colline s'avérait être un gruyère, il serait plus sûr de chercher une autre place pour la vigie.

    Le souverain était trop occupé avec ses maîtresses pour lui accorder ne serait-ce que son attention, il décida donc de s'y aventurer seul. Enfant sans bougie, il ne craignait pas la nuit, il pallia sa progression de pauses pour accoûtumer ses yeux à l'obscurité croissante et ne s'arrêta que lorsque l'entrée ne fut plus qu'une étoile mourante derrière lui.


    Devant lui, la lumière infusait maintenant à travers la voûte d'une caverne recouverte de mousse et de poussière. Un rayon plus clair semblait fondre sur une silhouette immobile, comme endormie, les mains posées sur un bureau. Il appela mais personne ne sembla répondre, alors il avança jusqu'au bureau d'un pas prudent.

    La silouhette n'était rien d'autre que le corps inerte d'un homme, dans cette position depuis un temps indeterminable. L'expression de son visage était une énigme, comme s'il avait voulu dire quelque chose au plus vite mais avait été coupé par la mort. L'architecte en fut si troublé qu'il secoua le corps du vieil homme pour vérifier s'il était bel et bien mort et une fois convaincu que plus rien ne pourrait le tirer de son repos, il entreprit de fouiller la caverne.

    Des fioles s'entassaient ça et là, ainsi que des vieux grimoires qui tombaient en poussière sitôt qu'il les saisit. L'atmosphère devint irrespirable quelques instants et il dut se retirer un peu dans la galerie.

    Quand la poussière fut retombée, il se rendit à nouveau près du vieil homme et l'observa plus attentivement. Sa main dessèchée pointait quelque chose et alors qu'il regardait dans la direction indiquée, une voix éraillée, essouflée sembla sortir du corps inerte. Un peu effrayé mais déterminé à garder son calme, l'architecte se saisit de ce que le vieil homme pointait. Il s'agissait d'un parchemin encore souple... Après l'avoir dépoussiéré, l'architecte tenta de lire ce qui y était écrit mais sans succès, les signes devaient appartenir à une langue ancienne ou à un dialecte particulier. Mais quand il voulut reposer le parchemin, l'architecte se rendit compte que celui-ci était collé à sa peau. Il tenta de le détacher mais quand il tira un coup sec pour le retirer, c'est sa propre peau qui se décolla. Le temps de réfléchir et le parchemin avait intégré l'avant-bras de l'architecte, s'était substitué à sa peau.

    Une désagréable moiteur se répandit en lui, il se sentit tout à coup malade, sale, usé. Une vague de violence le submergea et il se jeta sur le crâne du vieil homme et le brisa sur le bureau. Quand il recouvra ses esprits, une force étrange avait pris possession de son âme. Quelque chose avait détruit ses craintes, ses douleurs, il n'y avait plus en lui qu'un bonheur diffus et naïf. Il se mit alors à sourire, fort comme il ne l'aurait jamais été.


    De conseils en audaces, il parvint à se hisser aux côtés du souverain qui perdait sa semence dans trop de courtisanes. A l'heure de sa mort, il n'y eut pas de digne descendance pour occuper le trône. L'architecte étant considéré comme le plus brillant des conseillers fut désigné comme successeur de la couronne...



    3


    Son règne fut celui de la paix. Pas une paix par les armes, une paix juste. Chaque jour, le nouveau souverain parcourait ses terres pour user de son aura et calmer les dissensions au sein de son royaume. En vingt années seulement, il réussit à signer des accords de paix avec tous les royaumes alentours et rétablit l'équilibre au sein de son peuple. Bien sûr les querelles continuèrent leur bonhomme de chemin, mais jamais plus jusqu'à l'offense et chacun trouva peu à peu sa place sans convoiter celle du voisin.

    La cour devint inutile et seuls quelques conseillers restèrent proches de l'architecte pour l'aider dans les décisions les plus délicates.


    4


    Tout allait bien, pourtant, l'architecte changeait.

    La force du parchemin n'était plus aussi puissante. Elle accomplissait les négociations, les applications et guidait le souverain sur la voie de la justice, mais parfois, la force s'effaçait, disparaissait et l'architecte reprenait le contrôle de son esprit. Bien sûr, l'équilibre du royaume importait plus que la propre santé du roi et il mit de côté ses troubles. Pourtant, il dut se rendre à l'évidence, la force était incomplète. Quand il relisait sa mémoire, il ne découvrait qu'une puissance imbécile, incohérente, rien qui ne soit pas aussi limpide qu'un songe.

    Peu à peu, l'architecte se perdit dans l'explication de ce qu'il était, de ce qu'il avait fait, mais n'y trouvait qu'une gloire inutile, saccadée. Il passait de longues heures dans ses appartements et se mettait parfois à hurler comme un dément des phrases incompréhensibles.

    Les conseillers s'occupèrent de perpétuer l'équilibre, mais un beau jour, la force le quitta définitivement et il devint fou...

    Les effets furent immédiats, l'équilibre en fut perturbé, la nature humaine refaisait peu à peu surface. Dans un dernier instant de lucidité, l'architecte scella le destin du royaume à celui de sa fille, Alaëlle.


    5


    Alaëlle avait passé ses premières années dans un pays pacifié, agréable et généreux, aussi était-elle vive et souriante. Son père s'était occupé d'elle du mieux que lui avait permis sa fonction et sa mère, venant d'un milieu modeste, lui avait donné la simplicité et l'amour qui donnent une vraie noblesse.

    Quand l'architecte était mort, elle avait hérité du royaume sans trop comprendre ce que celà impliquait et avait continué encore dans l'insouciance. Les conseillers qui assuraient la régence s'évertuaient à éduquer la fillette à ses rôles et devoirs mais à la moindre occasion, elle s'enfuyait du château pour vagabonder dans ses alentours à la découverte des trésors cachés et des habitants.


    6


    La princesse devint une demoiselle d'une beauté incomparable alliant la robustesse de ses origines à l'élégance de son éducation. Le port altier et le regard épanoui et de longs cheveux roux qui coulaient le long de ses épaules. D'ailleurs, les jeunes paysans du pays ne s'y étaient pas trompés, quand ses pulsions l'avaient éveillée au corps, elle se grimait pour sortir discrètement et profitait de ses amants jaloux dans la paille.


    Mais une fois en âge de se marier, Alaëlle devint le lot d'un immense tournoi d'adresse en tous genres et les conseillers lui trouvèrent un mari.

    Un premier mari.


    7


    Le jour de son mariage coïncidait avec celui de son anniversaire, aussi une fête mémorable avait-elle été organisée. Le prince, cadet d'un royaume voisin, avait l'air aussi peu disposé qu'elle à assumer son rôle et les deux promis devinrent très vite d'amoureux complices.

    Ils jouaient comme deux chats, courant à travers le château au grand dam du conseil qui veillissait et attendait de pouvoir rétablir la lignée de l'architecte sur le trône.


    Dès leur premier baiser, quelque chose se passa... le nouveau roi de Sylphe changea. Ce regard qu'elle prenait pour de la joie dans les yeux de ses anciens amants, Alaëlle venait de la retrouver dans les yeux du nouveau roi, finalement règner serait aussi doux qu'une caresse...

    Lorsqu'il prit conscience de la vitalité de son peuple, le nouveau roi espéra rallier les royaumes alentours sous la bannière sylphide et porter la paix sur sa route. Les conseillers le raisonnèrent en attendant de trouver avec lui un terrain d'entente, mais il devint incontrôlable.

    Allaëlle était trop jeune pour s'en souvenir exactement, mais elle avait de plus en plus l'impression que quelque chose de familier était en train de se produire. L'équilibre fut de nouveau rétabli, quelques temps... et de nouveau, le roi s'isola, des heures, hurlant à la mort contre tout ce que le château comptait de vivant. Rien ne pouvait le décider à s'interrompre sinon l'épuisement.


    N'y tenant plus, la reine s'interposa un jour entre son époux et une servante terrorisée. Mais le roi savait qu'il était juste. Il écarta la servante d'un revers de main avant de fondre sur Alaëlle pour l'en convaincre.


    8


    Après une longue délibération à laquelle Alaëlle et quelques dignitaires du royaume furent conviés, le conseil interna le roi. On choisit un nouveau prétendant mais jour après jour, il avait sombré lui aussi dans cette folie qui avait emporté l'architecte et son successeur.


    9


    Après cinq années de règne et cinq princes délirant dans les geôles capitonnées réservées aux fous de grandes lignées, Alaëlle ne put que constater qu'elle n'amènerait rien de bon. Elle était le seul facteur commun entre tous ces hommes qui avaient perdu la raison. C'est à cause d'elle que le royaume ne pouvait connaître un souverain durable. Le conseil essayait de lui apporter son soutien, mais elle resta seule de plus en plus longtemps, refusant de briser la vie de ses époux en même temps que celle du pays.

    Et puis un beau jour, plus rien ne put la rassurer, elle monta dans la plus haute tour du château. Quelques larmes coulèrent le long de ses joues, la malédiction ne la quitterait jamais...

    Elle regardait au loin, les yeux dans le vide.

    Et c'est ainsi que la reine de Sylphe, fille de l'architecte, sauta dans le vide.


    Alaëlle sentait la chute la libérer de son destin et en fut soulagée, mais une aura bleutée se dessina autour d'elle, une énorme sphère bleue. A mi-hauteur, elle se mit à vibrer et une fois au contact du sol, la sphère absorba l'énergie du choc en lançant de petits éclairs bleus d'une intensité aveuglante. Dans un réflexe étrange Alaëlle s'était cachée le visage et ne rouvrit les yeux que pour s'apercevoir avec affliction qu'elle était toujours en vie.



    II, 1


    En lisant les étoiles la nuit précédente, il avait su que le froid s'abattrait sur sa vallée, mais un frisson parcourait sa peau depuis le milieu de la nuit et son sommeil était nerveux.

    Le carillon d'un clocher résonna sur les parois de la montagne, imposant à la vallée un rythme artificiel. Ce bruit était devenu familier pourtant, il était toujours aussi gênant. Le son du métal. L'homme se leva d'un bond...

    D'une main ferme, il effleura la pierre pour savoir si elle supporterait son poids et il se dressa alors de toute sa hauteur pour faire le guet.


    Cette nuit, comme les autres, il l'avait passée pelotonné sur lui-même à la chaleur du sol, recouvert d'une peau épaisse. Voilà plusieurs lunes que sa mère avait cessé de l'allaiter et ses instincts de chasseur s'éveillaient toujours avant lui. Il avait ouvert les yeux, prêt à la chasse.

    Un aigle tournait en cercles concentriques à quelques kilomètres. L'homme émit un cri strident auquel l'aigle sembla répondre naturellement. Sa proie n'était pas seule...

    Il resta un instant debout pour puiser la force du matin dans le sol de la montagne et se mit en route guidé par la lumière et le timbre de la terre qu'il avait aperçu de son promontoire.

    En une heure à peine, il se trouva sur les lieux. Campé dans les branches d'un chêne, il scrutait le sol enfeuillé dont émanait une discrète odeur de décomposition qui masquait sa présence. Les feuilles sèches de l'automne étaient aussi un sol bruyant qui prévenait de tout déplacement d'une future proie.

    Un souffle d'air glacé lui glaça l'échine et son oreille se fit plus alerte : un animal bien plus imposant que prévu faisait vrombir la terre humide d'un martèlement sourd.


    2


    Au rythme peu appliqué de l'allure, il reconnut un ours mâle et malgré son immobilité, il crispa sa posture avec précaution devenant presque aussi immobile que les branches qui l'entouraient, un ours n'était pas une proie potentielle, c'était un danger. Il put observer l'ours avant d'être repéré.

    En plus de sa taille gigantesque, le géant était dévisagé par une profonde déchirure, ce qui ajoutait encore à son air féroce. Cette plaie purulente le faisait souffrir, entre deux grognements il tentait de l'atteindre avec sa langue sans y parvenir et s'escrimait à en devenir fou. Il commença à se frotter à chacun des arbres avec frénésie et le seul soulagement qu'il trouva fut de s'entailler d'avantage. Il allait de plus en plus vite entre les arbres et les percutait avec une violence inouïe. Quelques-uns des plus fragiles en furent même déracinés.

    Dans sa colère, il avait prêté bien peu d'attention à ce qui l'entourait et le camouflage de l'homme lui permit de rester invisible, jusqu'à ce que le monstre fonce tête en avant sur le chêne qui servait d'observatoire. La rosée avait rendu le lichen glissant et le choc ne tarda pas à faire tomber l'homme avec un bruit mat.

    Il écrasa son arrière-train sur le crâne de la bête qui l'envoya dinguer quelques mètres plus loin. Malgré sa corpulence, l'ours perdit ses esprits et l'homme eut juste le temps de s'accroupir... Son dos endolori le prévenait de faire attention mais il n'y avait aucune alternative, il posa ses mains au sol et toisa l'ours dans les yeux. L'ours furieux secouait sa tête dans tous les sens et cherchait ce fruit qui l'avait assommé.

    Il l'avait vu et s'apprêtait à charger mais l'homme se mit à gronder.

    L'ours s'arrêta, surpris un instant, mais se reprit aussitôt et se redressa, les pattes écartées pour montrer sa force à ce petit animal.

    L'homme gronda plus fort, plus menaçant. Ses canines supérieures commençaient à s'allonger, à sortir de sa bouche, son souffle se faisait plus grinçant.

    L'ours ne sut que faire et puis de cet instant d'hésitation, l'homme profita pour s'enfuir en courant.


    3


    L'homme passa les jours qui suivirent embrumé dans les vapeurs de décoctions qu'il appliquait sur ses plaies. L'esprit confus, il avait vacillé jusqu'à son repaire pour se soigner et se reposer. Après quelques proies faciles, il s'était écroulé de fatigue et de peur. L'ours avait bien failli le frapper et seul son instinct lui avait sauvé la vie.


    Quand il fut rétabli, il reprit le cours de ses chasses, mais le givre se répandait peu à peu dans la forêt, formant des prisons meurtrières pour les végétaux. Il serait bientôt temps de suivre l'hiver. Les réserves de bois venaient à s'épuiser, les proies se faisaient de plus en plus rares, l'homme ne pourrait pas resister longtemps. La dernière bûche était trop humide pour se consummer normalement et crépitait en produisant une fumée dense et toxique. Il sut que l'heure était venue.

    Il sortit sans hâte de sa grotte, nu, les pieds dans la neige. Agenouillé au sol, l'homme dégagea un espace vierge et s'y assit en tailleur, les doigts de pied enfoncés dans la terre. Les battements de son coeur ralentissaient peu à peu, devenant plus profonds, plus intenses. La vie de la forêt sembla s'interrompre un instant infime. Son pouls puissant assaillit ses tympans et martela sa conscience d'un effet hypnotique. Quand il ne fut plus que les pulsations de son système sanguin, il fit sourdre en lui une profonde monodie, une vibration qui une fois à sa juste fréquence trouva écho avec le son de la flore. Alors son corps entra en symbiose végétale... Ses doigts de pieds s'enfoncèrent plus profondément encore dans le sol et ses ongles s'allongèrent à la recherche de la nappe phréatique. A mesure que son système radiculaire faisait remonter l'eau du sous-sol, ses muscles se serraient devenant des fibres ligneuses. Son individualité se dissipait dans la métamorphose, les bras tendu à tout rompre, il intégra la pluralité de la forêt. Ses branches se durcirent jusqu'au bout des doigts et ses cheveux roussirent. La peau sèche épousait avec précision les aspérités ligneuses de son tronc et se raffermit pour conserver plus le plus de vie possible. Un dernier souffle balaya ses cheveux et l'hiver le plongea dans un sommeil de souche.



    III

    1


    Personne n'avait été mis au courant de cet épisode, et tout continua comme si de rien n'était.

    Au château, Alaëlle prenait un malin plaisir à fuir la cour pour se promener n'importe où. Elle rangeait ses boucles rousses sous la capuche d'une bure et sortait dans les rues bruyantes de la cité. Les denrées odorantes qui croupissaient sur les étalages, les commerçants au langage cru, la boue qui remontait jusqu'à mi-cuissarde, tout l'amusait encore parce qu'elle palpait la vie des gens, parce que les sourires étaient d'autant plus francs que les dents étaient cariées. Elle se délectait des coulées de jus sur ses joues qu'elle essuyait d'un franc revers de manche parce que c'est fait pour ça, même si son destin lui pesait.


    La fête battait son plein à grand renfort de cris et de hurlements. Les cris de liesse que poussaient les villageois ivres des festivités et les hurlements sinistres des animaux égorgés à même la cohue par quelques apprentis bourreaux. Les enfants s'amusaient beaucoup et l'on pouvait lire dans leurs yeux le bonheur de pouvoir jeter ce qu'ils voulaient contre un des mécréants, harnachés au pilori, qui avaient troublé l'ordre public. Celui-là était sûrement de ceux qui préféraient le vol au labeur et pour cette jeunesse enflammée, il était de la lie des Hommes. Ils avaient même une préférence pour les cailloux qui provoquaient immédiatement une giclée de sang, preuve visible et indiscutable de leur réussite.

    La terre mêlée au sang coagulé collait aux semelles de cuir et l'air aviné collait à la peau avec acharnement. Finalement, l'enceinte du château se teintait d'une couleur brunâtre assez homogène sur le fond gris des murs de pierres. L'attraction isolée était un trouvère vêtu de couleurs vives qui s'évertuait à échapper aux salissures, raillé par une horde de gars bourrus et bourrés qui lui lançaient au corps des boules de boue et autres glaviots.

    Par hasard et persévérance, un des soûlards l'atteignit à la tête, ce qui le plongea dans une rage efféminée des plus comiques pour ses agresseurs. Après avoir gargarisé leur satisfaction, ils s'empressèrent de passer leur proie à tabac et, une fois le bouffon suffisamment récompensé à la manière des braves, ils retournèrent vers les tonnelets...


    - ô ! Comble de guigne ! Suis-je à ce point honni que les œuvres me boudent?

    Les gueux me désobligent et souillent mes parures

    Servir notre bon roi était d'une autre allure

    Et tant de nourriture sans trop jouer des coudes...


    Les paysans labourent et s'entraident

    Contre denrées l'apothicaire offre remèdes

    Mais les louanges en vers sombrent dans l'inutile

    Et je reçois la pluie en convoitant les tuiles


    Dans cette vulgaire entente, le nécessaire est saint

    Le superflu banni, confiné au chagrin

    Encore un jour de jeûne et l'esprit oubliera

    Qu'il est plus que le corps et perdra tous ses droits


    Peut-être pourrais-je par votre bonté

    Survivre encore un peu dans quelque dignité

    Avant de mettre voile le cœur déchiré

    Vers un autre rivage, si loin de ma contrée...


    Les badauds encore présents au début s'étaient lassés de son charabia et l'avaient laissé réciter seul. Mais une jeune paysanne était restée pensive à l'écoute, semblait-il, de sa complainte.

    Il s'était presque troublé quand elle avait posé les yeux sur lui. Sa peau paraissait étrangement fine pour le travail dans les champs et son sourire trop délicat pour les échanges grossiers.

    Paraissant sortir d'un songe tourmenté, elle donna au trouvère deux pièces du métal en vigueur et partit précipitamment.


    2


    De retour au château par un couloir secret, la journée d'Alaëlle était accaparée par les dames et servantes, entre ragots et coiffures dont elle ne se souciait guère. Quand elle était reine, il fallait qu'elle s'y soumette en souriant intelligemment avant de donner un avis, mais entre-temps, rien ne l'ennuyait d'avantage.


    - Aujourd'hui, j'aimerais que vous me laissiez un peu, Mesdames, je souhaiterais me recueillir dans les jardins de roses.

    - Mais Madame, c'est le soir de vos noces et votre robe n'est pas terminée.

    - Celle-ci est trop lourde, elle dénude mes épaules et vous conviendrez que mon rang n'autorise aucune indécence. Pourquoi ne puis-je pas remettre celle du précédent mariage ? Elle était plus légère et autrement plus souple.

    - Majesté, c'est Fénol de Gazderal en personne qui est venu l'apporter, elle appartient à sa mère qui souhaitait vous voir assortie à ses propres couleurs lors du festin de ce soir. Nous ajouterons deux pièces d'étoffe au niveau des épaules, mais je crains que ce soit tout ce que nous puissions faire pour votre pudeur, Majesté.

    - Ma pudeur ? Elle souffre plutôt de ces mariages incessants qui ne servent qu'à faire illusion ...

    - Mais...Madame, le peuple vous aime et vous respecte.

    - Pour le peuple, le vrai roi, c'était mon père, et ce Fénol, comme ceux d'avant n'y changera rien. Si nous sommes encore à la cour, c'est justement parce que les paysans ont encore du respect pour son souvenir et nous apportent de quoi donner le change aux autres royaumes, mais s'il s'avisait de vouloir gouverner... Je sais que nos conseillers ont été des plus adroits pour les convaincre de ne rien changer, mais si celui-ci était plus têtu que les autres, s'il découvrait qu'il ne sert à rien, qu'il ne peut que devenir fou...

    - Il est tard, Madame, vos invités vont arriver et vous ne serez pas prête.

    - Si je ne suis pas prête à sortir, je suis au moins prête à nuire.

    • Séchez vos larmes Mademoiselle, après tout peut-être celui-ci gardera-t-il sa raison...


    3


    Le soir venu, elle dût se rendre dans la grande salle du château pour y rencontrer Fénol. Dans la robe la plus lourde qu'elle ait porté, elle adopta l'allure solennelle requise par la circonstance, lançant d'aimables sourires aux invités qui se courbaient avec dévotion en pensant à autre chose.

    Un très jeune homme vint à sa rencontre, les traits durcis par des baumes colorés. Ses cheveux plaqués à grand renfort de graisse de porc supportaient mal la chaleur ambiante et quelques gouttes commençaient à perler aux pointes de ses mèches. Alors qu'il tendait son bras pour tenter un baisemain, une de ses bagues agrippa une maille de son collant, entraînant son genou au sol avec élégance.

    Un peu décontenancée, Alaëlle détourna le regard tandis que Fénol se relevait avec un mouvement de cape pour masquer le trou béant de son vêtement.


    Se pliant aux usages, elle écouta les exploits de son fiancé. Heureusement, ses doigts purent s'occuper avec les fils de sa robe, cachés sous les manches amples. Mais en peu de temps, elle s'ennuya de nouveau.

    Avec la plus polie des discrétions, elle baissa la tête pour regarder le sol, retroussa ses bras à l'intérieur des manches et glissa lentement jusqu'à être accroupie à l'intérieur des anneaux de sa crinoline. La robe était si épaisse qu'elle tint toute seule et Fénol qui regardait davantage les dessins de la poitrine de sa fiancée ne s'aperçut pas que son visage avait disparu.

    A moitié nue, elle se faufila sous une table et rejoignit les couloirs désertés menant à sa chambre.


    4


    Dans la salle de réception, le subterfuge ne tint pas longtemps, à peine eut elle quitté la pièce que les tissus s'affalèrent sur eux-mêmes.

    - Sorcellerie ! s'écria le prince, coupant sa phrase entre "moi" et "je".


    Il hurla si fort, qu'Alaëlle se cru démasquée et se colla contre le mur entre deux tapisseries mais le contact glacial de la pierre sur ses fesses lui fit pousser un sifflement de surprise qu'un garde entendit.

    A peine le temps de courir à sa chambre, elle se dépêcha d'enfiler quelques vêtements et d'ébouriffer ses cheveux pour avoir l'air d'être victime des événements et au premier qui ouvrit la porte elle jeta son air le plus idiot...


    5


    Sitôt informé, le prince accourut, évinçant de la pièce tous les invités qui se mirent à jaser sur tout ce qui supporte une rumeur, c'est à dire tout.




    6


    Une fois seule avec le prince du Gazdéral, la jeune fille se mit à pouffer. Le prince prit alors un air de parade et fixa les plis que faisaient la fine tunique d'Alaëlle aux contours de ses seins. Presque arrogant, il la toisait maintenant d'un regard hypnotique pour qu'elle sente la crainte monter en elle sans pouvoir réagir. Le sourire de la reine s'était changé en une nausée qui semblait se diffuser en elle jusqu'au fond de son âme, consciente à en être malade qu'elle était son dû.

    Tous les champs de fleurs qu'elle avait dans la tête ne purent remplacer l'odeur fétide de la verge qui la violait vigoureusement sous le sceau du devoir.

    Après que le ruissellement adipeux des cheveux de Fénol eut rejoint sa transpiration en elle, le délice de l'orgasme princier passa inaperçu derrière l'effort qu'elle faisait pour ne pas défaillir. Alors dans un brouillard de haine, elle entendit sa voix de crécelle dire avec aplomb: "Alaëlle de Sylphe, tu feras une bonne reine."



    IV

    1


    Le soleil se levait doucement dans la forêt, décomposé par les gouttes de la rosée. Les oiseaux commençaient à pointer le bout de leur bec et les premières portées de mulots venaient de naître. De minuscules bourgeons apparaissaient sur ses branches les plus ensoleillées... L'air était chargé des énergies nouvelles du printemps. Alors, lentement, très lentement, son écorce se gonfla d'une eau rafraîchissante. Elle le parcourut des racines aux branches pour réhydrater ses fibres, les assouplir.

    Pendant près de trois jours, on entendit ses grincements dans toute la forêt, alors qu'il faisait des étirements à vitesse végétale. De petits cheveux drus perçaient déjà sous la croûte de son crâne. Ensuite, la sève remonta doucement, se condensa dans les sinus, et quand le sang eut repris sa place dans le réseau de veines, il expulsa deux glaires de sève visqueuse. Ses poumons se défroissèrent avec une grimace, il inspira une grande bouffée d'oxygène et se mit debout.

    Ses yeux se réaccoutumaient à la lumière du soleil. Il faisait beau.

    L'homme mâchouilla quelques feuilles pour reprendre contact avec la nature et se mit en chasse. La rivière offrait une réserve sûre de nourriture pour le printemps et il n'aurait pas à courir plus vite que sa proie après un sommeil de trois mois...


    2


    L'homme s'accroupit au dessus de la rivière et laissa tomber son appât.

    Il suivit les zigzags de l'étron durci par les eaux froides de la rivière, qui en se désagrégeant appâterait quelques alvins. Il suffirait ensuite de se poster en surplomb d'une cuvette et d'attendre les carnassiers en chasse.

    Un banc d'alevins pistait effectivement les miettes depuis qu'elles se désagrégeaient et, pris au piège dans un bassin stagnant, ils furent happés par un grand brochet qui finit sa cuisson à l'heure des premières étoiles.


    3


    Sitôt que l'homme eut baissé son attention, le repas sauta hors des flammes et disparut. Par chance, le poisson avait laissé quelques belles empreintes de pattes dans la terre meuble, qui marquaient sans trop de discrétion le chemin de sa fuite. Une centaine de mètres plus loin, il le retrouva à moitié caché dans la gueule balafrée qui ronflait au bout de l'ours.

    D'un grognement rauque qui lui arracha quelques glaires, l'homme réveilla le voleur et le toisa d'un air vengeur. Toujours à jeun depuis son réveil, il tremblait insensiblement de ses carences. Ses muscles affaiblis n'auraient pas soutenu l'affrontement mais il n'en laissa rien paraître pour peut-être retrouver son dîner.


    L'ours, émergeant, lorgnait la silhouette indistincte qui faisait un tel vacarme. La détermination de l'homme ne dépassa pas la torpeur floue du réveil et, jugeant le danger surmontable, l'ours se rendormit.

    Brûlant ses dernières force pour tomber de moins haut, l'homme se mit à genoux et écrasa son nez sur le sol...


    4


    Il fut réveillé par une odeur acide et la démangeaison de quelque chose sur son oreille. Les yeux exorbités par l'intensité de son réveil, il discerna lentement son environnement. Une obscurité clairsemée emplissait l'intérieur de ce qui semblait être une caverne. Le sol sec et terreux faisait de chaque mouvement un nuage de poussière irritant. Par intermittence, une goutte d'eau glaciale fondait sur lui à la manière des oiseaux de proies s'écrasant sur une partie de peau qui s'ébrouait de nervosité.

    Quand il distingua plus nettement les rugosités de la paroi et l'origine de la lumière, il projeta de se guider vers l'extérieur mais une bourrasque chaude sur sa nuque retint son mouvement. Avec précaution, il se retourna et son nez effleura quelque chose de gélatineux... Le temps d'y voir clair, un grand cou de langue visqueux avait parcouru son visage du menton aux sourcils. Avant même qu'il n'ait pu répliquer, un deuxième vint parfaire la toilette et apaiser ses craintes. Il commença tout de même à se remettre debout pour comprendre un peu ce qui lui arrivait.

    Dans un recoin de la grotte, il aperçut quelques réserves de nourritures qui semblaient être mises à sa disposition...

    5


    Ils somnolaient jusqu'à l'extinction du feu dont l'homme s'occupait le plus souvent et s'endormaient avec la nuit. Pendant le temps d'une vie d'oiseau, il ne se passa rien d'autre que l'essentiel et jamais ils ne se chamaillèrent pour avoir pris trop de couverture. Pour tout dire, ils s'adressaient assez rarement la parole parce qu'ils vivaient tous les deux de la même manière, entre eux, il suffisait d'un grognement, de temps en temps, pour montrer qu'on est là.

    En fait, l'ours et l'homme supportaient chacun la solitude de l'autre sans jamais l'entraver, mais les quelques bêtes égarées qui s'approchèrent trop près de la caverne surent dans une frousse tonitruante que ce n'était pas valable pour eux.


    Cependant, en rentrant d'un bain dans le cours d'un ruisseau, l'homme entendit gémir la caverne. Il se précipita à l'intérieur et s'agenouilla près de l'ours qui gisait sur le flanc dans une tâche sombre. La faible lumière de la grotte ne lui permit pas tout de suite de comprendre que son compagnon venait de croiser les Hommes et leur lâcheté de métal...

    L'homme plongea son bras dans la plaie et en retira une demi-douzaine de plombs trop gros. Il tenta de refermer la plaie, de ralentir l'hémorragie mais il était déjà trop tard.

    L'ours lança un dernier appel plaintif et pour la première fois de sa vie d'ours, il eut peur avant de fermer les yeux.

    L'homme sentit quelque chose gronder en lui, une sensation qui étreignait ses entrailles. Des gouttes d'eau se mirent à perler et glissèrent sur ses joues pour arroser la rage bestiale qui se condensait. Ses pupilles s'effacèrent et ses yeux devinrent totalement blancs. Il n'avait plus besoin de voir, plus besoin... Il détruirait tout ce qui serait humain, écrasant chaque pas de son énergie meurtrière.

    V

    1


    La jeune fille se sentait souillée au plus profond d'elle-même. Elle se leva le plus discrètement qu'elle pouvait pour ne pas réveiller le nouveau roi.Suivant les contours des meubles à tâtons pour atteindre la porte, sa main s'arrêta sur un objet froid et métallique. A la lumière du clair de lune, elle discerna la dague que le Gazdéral avait offert à la reine de Sylphe "pour se défendre contre ses ennemis". Ils n'avaient pas cru bon d'ajouter que leur héritier en était un lui-même...

    Alaëlle s'empara du poignard et dans un instant qui dura des siècles et planta la lame dans la gorge de Fénol. Ce dernier n'eut pas même le temps de crier, à peine un râle, quelques bulles de sang et l'honneur fut vengé...

    Elle enfila les vêtements du nouveau roi.


    Arrivée devant les lourds battants de la porte de sa chambre, elle cogna discrètement et baissa la tête pour ne pas se trahir. Dans la pénombre, le garde le reconnut et après l'avoir salué, referma la porte.

    Elle pressa imperceptiblement le pas jusqu'à une tapisserie représentant un cheval de dos monté par un vieil homme en robe bleu ciel. Comme elle l'avait fait souvent, elle s'allongea entre le mur et la tapisserie et tira un crin de la queue du cheval. Le tissu s'enroula autour d'elle en montant vers le plafond.

    Une fois en haut, elle se tortilla hors du tube et tenta de se redresser. Il fallait attendre quelques minutes, histoire de retrouver son équilibre. Quand ses yeux eurent cessé de créer le mal de mer, elle s'aventura sur les poutres qui surplombaient les chambres. Ne pas regarder en bas... Surtout dans son état...

    Elle connaissait ce chemin par coeur, celui qu'elle utilisait depuis si longtemps pour s'enfuir. Enfin elle arriva au mur d'enceinte, un petit pan de mur qui donna sur l'extérieur directement. Une échelle de corde se déroula, elle descendit avec précaution pour ne pas faire les derniers bruits qui pourraient la trahir. Voilà, Alaëlle était sortie du château et jamais plus elle n'y reviendrait!

    La jeune fille se mit à courir sans aucun bruit, si vite que ses pieds touchaient à peine le sol. Ses respirations haletantes emportées par le vent partaient avec elle et la lune semblait ne jamais éclairer sa course. Quand elle fut dans la forêt, elle souffla quelques instants, en nage...

    Derrière elle, elle imaginait déjà les cavaliers à sa recherche qui retournaient la campagne et la reine mère qui hurlait de chagrin en chemise de nuit devant la dépouille de son cher petit salopard.


    2


    Emportée par la nuit, elle courait toujours quand sa jambe plongea dans une mare qu'elle ne connaissait pas. Sans atermoyer, elle chercha un moyen sûr de traverser mais ne trouva qu'une barque vermoulue enchevêtrée de lianes.

    Les liens de la barque cédèrent en un coup sec, elle embarqua et se mit à dériver sur unu surface qui semblait immense aussi inquiétante qu' un miroir sans tain. Elle sentait toutes les chimères la regarder du fond des eaux et aucune qu'elle n'aurait pu décrire, seulement des yeux jaunes qui ne sont qu'appétit qui épient en silence, attendent que le repas s'enfonce dans leurs ténèbres...

    Recroquevillée au centre de la barque envahie de mousses, elle priait quelque chose qui pourrait la guider mais elle ne croyait plus dans les dieux de ses pères depuis longtemps. Elle s'était construit un monde de croyances qui lui donnait parfois le courage d'être à sa place. Pourtant, à bout de force, elle s'endormit...


    3


    Il y eut un craquement au dessus de sa tête, quelque chose tomba...

    Un sursaut, elle se réveilla. Emmêlée dans sa chevelure sans voir ce qui se passait, elle maudit un instant les modes du chignon qui laissent insoupçonnées la longueur des cheveux.


    C'était un arbre à lotus qui le premier avait aperçu la présence d'Alaëlle. Il savait que les planches de l'embarcation étaient plus que mourantes et qu'elles ne supporteraient plus longtemps le poids de la princesse. Sacrifiant les forces qui lui permettraient de refleurir, il réunit toute la vitalité de ses branches dans une ultime graine qui en tombant, perfora le plancher de l'embarcation qui s'enfonça de plus en plus vite dans le repère des yeux jaunes.

    A mesure que le bateau sombrait, la graine puisait dans ses réserves l'énergie d'éclore. Elle éclata soudain à un pied sous l'eau en libérant ses racines, une deuxième explosion déroula des feuilles immenses au gré du hasard aquatique. Alaëlle se laissa portée, soulevée par ce sauveur étrange et alors que le cadavre encore chaud de Fénol était découvert, Alaëlle fut happée par le sommeil.

    Pour la première fos depuis trente ans, la Sylphe était en guerre, contre le Gazdéral voulant venger son héritier et les habitants n'y étaient pas préparés.

    VI

    1


    Dans les bois, le vent pleurait. Cela faisait plusieurs jours que l'homme n'avait pas cligné des paupières et ses yeux le brûlaient comme dans le crépitement des braises. Même lorsque de petites libellules vinrent se poser sur ses arcades et sucer le liquide qui persistait encore à les humecter.

    C'est finalement un hurlement qui le sortit un beau jour de sa fureur. Il se précipita et découvrit une jeune humaine, encerclée par une meute de chevaux sauvages dont les phallus saillants indiquaient les intentions. La jeune fille esquivait les sabots comme elle pouvait jusqu'à ce qu'un étalon gris moucheté de blanc la surprenne et la fasse tomber sans connaissance.


    Et alors quelque chose dépassa sa haine, quelque chose inscrit dans chaque individu et qui fait que dans le moments les plus critiques, on sauve un autre membre de son espèce... En quelques secondes, l'homme se cambra avec les yeux du tueur, ses pieds se couvrirent de poils et ses doigts se durcirent. Un hurlement, bestial, qui provenait du tréfond de ses tripes allongea sa gueule vers l'avant, les crocs saillants. Les griffes de 15 centimètres de long prêtes à trancher, il bondit sur le cheval qui semblait être le chef de horde. Ses pattes se plantèrent dans le garrot du cheval, il approcha sa gueule de l'encollure et planta ses crocs dans la jugulaire qui fit sourdre des salves énergiques de sang. Le cheval se débattit violemment à coup de sabots éventées mais dans un hennissement de détresse, vacilla quelques mètres pour s'étouffer de sa propre vie.


    Pendant ce temps, l'homme avait récupéré la jeune fille et grimpait hors de portée des ruades. De là, il put voir les autres chevaux s'approcher du cadavre de leur chef et boire son sang qui versait dans l'humus.

    La jeune fille reprit peu à peu connaissance, se blottit contre le torse de l'homme et s'endormit.


    2


    Quand les assaillants furent partis, ils descendirent de l'arbre et sans un mot, elle le prit par la main et marcha vers le soleil. Il fallut marcher longtemps pour atteindre le premier chemin, si bien qu'il finit par la porter sur son dos. Arrivés au bord, ils se postèrent calmement pour attendre une carriole.

    Dans un cahot assourdissant, ils virent s'approcher aussi lentement que possible une charrette de foin vert gérée par deux mulets. Une fois à leur hauteur, elle héla le premier qui arrêta l'autre d'un vif coup de brides.

    - Mais c'est la p'tite du bosquet ! Qu'est-ce qu'é vient don' faire sur le chemin des récoltes ?

    - Je me suis un peu éloignée, est-ce que vous pourriez nous amener près du village en parlant face à la route ? Ne craignez-rien, il est gentil!


    Après un bref salut à l'homme étrange qui l'accompagnait, il tapota la croupe de sa mule qui repartit dans le grincement des pièces de bois et de métal qui frottaient sans plaisir les unes contre les autres.


    3


    Ils dormaient enlacés dans la paille molle quand les prédications incompréhensibles d'un homme en habit marron les sortit de la paresse. D'un sourire amusé, elle chassa le moine et ils prirent à pied le chemin de sa maison.

    Des lambeaux de cuirs séchaient à la fenêtre, ballottés par le vent, et claquaient sur le mur de pisé en l'allégeant à chaque fois d'une poignée de terre, si bien qu'à cet endroit, le mur était presque creux. Et dans l'embrasure de la porte se tenait une femme dodue, vêtue d'un pagne sale qui traînait dans les herbes.


    Dès qu'elle la reconnut, elle ouvrit grand les bras et la jeune fille s'écrasa contre deux mamelles qui épousèrent les formes de son visage. Mais l'étreinte ne dura que le temps de l'euphorie et elle jeta vers sa fille un regard inquisiteur.

    Alors la jeune fille raconta l'histoire en oubliant quelques détails et observait sa mère changer peu à peu d'expression.

    Quand elle eut terminé, sa mère souriait les larmes aux yeux et partit dans un éloge excessif des hommes nus dont le jour n'a pas vu la fin.

    Pendant plusieurs heures, la maisonnée fut baignée de vapeurs appétissantes et au onzième coup de cloche, tandis que le moine se noyait encore une fois dans la surdité, elle servit un copieux repas qui débordaient des écuelles.


    Au premier chant de la chouette, quand sa fille fut endormie, elle amena l'homme dans l'autre pièce de la chaumière et se déshabilla.

    VII

    1


    Sur le nénuphar, la sphère bleue était réapparue pour défendre Alaëlle contre le temps... Son visage rayonnait toujours de cette beauté solide mais ses cheveux roux pâlirent étrangement. Autour d'elle, la forêt devint un cimetière végétal, comme plongée dans un éternel hiver. L'eau froide du lac engloutit peu à peu le sol en rongeant les racines des arbres. Et la dégénerescence du monde semblait aller de plus en plus vite. La brume la plus épaisse que le soleil ait eu à traverser se déposa autour du lotus, irradiée de vibrations bleues.


    2


    L'issue des combats était prévisible. Trop prévisible. Mais ce fut un choix... Qui veut la paix vit dans la paix. Préparer la guerre n'est qu'une guerre latente, la Sylphe fut rayée de la carte.


    3


    La sphère bleue semblait redouter quelque chose. Un danger qui la menaçait elle! Le seul danger qui puisse la menacer et qu'elle ne pouvait dissoudre. Alaëlle se mourait lentement et pour sa survie, la sphère bleue se devait d'attirer le remède, même s'il serait sa propre perte. Alaëlle serait sauvée par sa destruction parce que ce pouvoir de la sphère était aussi le mal qui la détruisait.

    Il viendrait. Il ne pourrait pas fuir son instinct. Et il la détruirait parce qu'il n'avait pas besoin de son pouvoir...

    VIII

    1


    Hormis le villageois bâté qui l'avait pris sur sa charrette, il avait évité tout contact avec les habitants mais ne se lassait pas de les épier, enfoui dans un tas de foin; principalement le curé qui s'affairait sans cesse à percevoir avec frénésie les manifestations du démon. Les pierres un peu trop rondes et les reflets un peu trop luisants étaient noyés d'eau bénite et autres incantations visiblement efficaces parce qu'il ne chargeait jamais deux fois les mêmes. En dehors de ça, les allées et venues incessantes des paysans chargés de céréales toujours un peu abîmées creusaient le chemin presque à vue d'œil. On n'aurait pu être épuisé juste en les voyant s'affairer.

    Durant les jours qui suivirent, aucun autre homme ne vint les rejoindre. Il était choyé plus que de raison malgré ses mœurs sauvages et l'ivresse du confort étourdit peu à peu la hargne de sa vengeance. Mais la nuit, il errait dans le village, pour ne pas croiser les habitants et observait les signes de leurs passages. Accroupi sur le sol, il reniflait les empreintes laissées dans la terre pour y retrouver l'odeur meurtrière, mais le renouvellement incessant des actions humaines l'inondait sous les pistes à suivre. Pour retrouver les chasseurs, il devrait se rapprocher d'eux.

    Et chaque matin, il rentrait s'allonger sur une paillasse de plume à côté de celle qui y dormait.


    Il pouvait dormir quelques heures de plus depuis qu'un réveil en sursaut lui avait fait étrangler le coq, et comme personne n'avait l'air de s'en plaindre, il fut enfourné dans une dévotion carnassière.


    2


    Un jour, la jeune fille se mit à pleurer, sans raison. Et il su pourquoi personne ne réclamait ce territoire. Elle dessina dans le sable un petit bonhomme et un monstre énorme qui se jetait sur lui... Elle s'était encore perdue pour suivre un chemin inconnu. Quand son père l'avait retrouvée, l'ours allait se jeter sur elle, et son père était mort de l'avoir sauvée, tué d'un seul coup de patte.


    Il la regarda comme évaporé. Cette petite fille pleurait un de ceux qui avait tué son compagnon sans rien comprendre de plus que la haine qu'elle éprouvait. Et à ce moment précis, il sut qu'il devait partir. Parce que trop de gens avaient peur de recroiser cet ours ou les milliers de dangers qui vivent dans les arbres, les rochers ou les galeries. Parce qu'il y avait trop de différences entre leur langage pour que chacun entende que l'autre ne défend que sa tranquillité... Et parce que trop de vies se partageaient le monde pour pouvoir se comprendre, il étreignit la jeune fille comme si elle venait d'être épargnée et quitta le village.


    3


    Il resta là, assis sur le bord de la rivière des heures durant dans l'espoir d'un signe mais il ne parvenait plus à lire la nature. L'écume légère qui naissait sur les arêtes tranchantes des rochers n'était plus qu'une mousse blanche et le bruissement des feuilles un simple bruit derrière ses pensées. Et pour la première fois de sa vie, il se sentit perdu. Un paysage flou et détruit s'imposait à lui dans un état second:


    "...Il avait marché jusqu'à l'épuisement en s'arrachant quelques touffes de poils sur les ronces agressives. Depuis qu'il était à nouveau debout, il n'avait pas ouvert les yeux, se laissant guider par des halos bleutés qui zébraient l'intérieur de ses paupières et un bourdonnement qui devenait de plus en plus tyrannique. A bout de force, il se mit à courir, maladroitement, attrapant au passage un insecte dans ses babines retroussées, profitant de ce festin avec avidité même si le soleil n'avait pas daigné le cuire.


    La lumière bleue dessinait maintenant tous les contours de la forêt, elle était si puissante qu'il commençait à être aveuglé par l'intérieur. Quand un picotement insupportable s'empara de sa tête, il fonça tête baissée entre les troncs épars et l'image consuma son esprit de plus belle. Il évitait les obstacles comme s'il était possédé par sa vision, comme si la lumière pensait... Les muscles dissous par l'acide et haletant, il s'arrêta debout face à l'étoile d'azur et se réveilla, toujours assis au même endroit...".


    Eteint, il devint bientôt la seule chose de lui qui existait encore, de la chair, flasque et sans âme, dénuée des forces diffuses qui poussent à survivre, alors spontanément, il bascula dans la rivière, se blessant sans broncher sur le fond agressif et se laissa emporter par le courant.

    A mesure qu'il s'oubliait, il se mêlait à l'eau agitée de la rivière. Quand les éléments eurent raison de son corps, il flotta désincarné, suivant les remous comme autant de particules d'eau. Dès lors, il perdit toute consistance, mêlé aux eaux qui l'accueillaient... Il fut dispersé au gré du courant jusqu'à s'infiltrer dans la tourbe qui bordait la forêt...

    Les derniers vestiges de ce qui avait été lui infiltraient les millions d'aspérités des sables, des terres et des plantes. Les radicelles le buvaient, les tubercules le transfromaient et au rythme de l'évaporation, quelques années plus tard, il reprit forme, retrouva sa structure...


    4


    A peine émergé, un point bleu magnétique troubla sa vue, semblant indiquer un chemin.

    Encore engourdi, il s'ébroua en mouchetant la forêt sur un bon périmètre et tituba sans vraiment savoir où il allait, attiré par le point bleu dans le fond de son œil...


    Il se rapprochait de l'astre bleu, il le savait maintenant. Il courut jusqu'à l'épuisement jusqu'à rattrapper la vision du bord de la rivière.

    Il n'y avait aucune issue possible mais rien n'avait pu l'arrêter dans sa course, pas même sa volonté. Il suivait désormais son destin en courant, trop tourmenté par la douleur pour se soucier de son sort. Enfin il aperçut la sphère bleue, loin au milieu du lac, mais il ne s'arrêta pas: il s'élança sans réfléchir en marquant son envol d'une traînée d'eau boueuse.

    Attiré par la sphère, il survola les eaux jusqu'à s'aplatir à sa surface et entrer en elle avec l'indolence d'un insecte dans le miel.

    IX


    Une jeune fille aux cheveux blancs était allongée dans des frusques horribles. Il la voyait dormir pendant qu'il intégrait la sphère. Elle ouvrit des yeux noyés de tristesse. L'homme la regarda en silence. Elle aurait voulu dire quelque chose mais n'en trouva pas la force.

    Le temps passait très vite dehors, il n'y avait plus maintenant qu'un désert à perte de vue et des éclairs bleus métallisés. A la vitesse des siècles, l'homme s'allongea aux côtés d'Alaëlle et posa la main sur sa hanche. Alors la sphère vibra, de plus en plus intensément mais ils n'y firent pas attention. Ils s'embrassèrent, lui parce qu'il devait le faire, elle parce qu'elle y trouvait son salut, et la sphère explosa, relâchant le temps prisonnier et toutes les erreurs qu'elle avait absorbé. Et tandis que la vie renaissait de ses imperfections, les os enlacés partirent en poussière.


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