• Arshet Pletan *******

     

    Neuvième jour, Tatopani-Sarangkot


    Il pleut.

    Le sponsoring de la rebellion maoïste au Népal n'a rien à voir avec de la géopolitique, c'est un caprice d'hégémonie... Un pays si complet, des glaciers aux jungles en passant par un melting pot d'ethnies ferait une station de vacances bon marché pour les millions de chinois qui s'enrichissent. Et puis peut-être les barages... Il n'y a que des raisons en fait et puis ça n'a pas tellement d'importance...

    Le chemin bifurque. Ghorepani, la métropole des maoïstes, est plutôt à éviter, inutile de tenter le diable j'ai épuisé mon quota de chance cette semaine. La route de Beni fait un gros détour mais elle s'éloigne de Ghorepani. Les quelques chek-points se passent simplement avec un air benêt. Ils raillent la dégaine, s'attendrissent des blessures et je peux continuer à marcher avec ma tête de tibétain et mon mauvais nepali.

    Marcher. Après deux heures d'acrobaties pour rester debout entre les micro-glissements de terrain au-dessous et au-dessus de la tête. Après un passage glissant imbibé de mousse à même la roche. Après une pluie diluvienne. Là, sous un porche, un villageois parle d'une jeep qui va à Beni, à deux kilomètres de Dokhla. Ok.

    Un chien m'a regardé dans les yeux quelque part sous la pluie et il a dû croire que je le cherchais, il s'est mis à me suivre sur les deux kilomètres. Et puis on s'est regardés, j'ai dit "désolé vieux, faut qu'j'y aille" et il s'est assis.


    J'aurais quand même fait mes vingt bornes aujourd'hui, petite journée.

    Première voiture depuis huit jours, sous un préau en tôle une dizaine de pelés attendent.

    L'équipée de la jeep se soude peu à peu. Quelques parties de karum avec la chair de poule. 10 gars en T-shirt et une fille en sari, tous trempés et reniflant.

    En tout homme, il y a un talent: dans cette petite ville, la dernière avant la jungle, il y a le champion du monde de karum. A force de s'entraîner tout seul, il a appris à faire abstraction de l'adversaire: il commence la partie, réussit tous les coups en 40 secondes et gagne...


    Une éternité qui n'a rien changé plus tard, les onze compères prennent place dans la jeep aux pneus lisses. Au milieu de la jungle plus qu'ailleurs, le gouvernement y va molo avec l'asphalte. Ce doit être une de ces jeep qui calcule la gîte, le roulis et le tangage, dans une mer de boue cinq mètres au dessus de la rivière d'eau, un peu énervée par la mousson.

    De la banquette latérale arrière, surchargée de trois nouveaux voyageurs, la jungle défile dans les odeurs de transpiration et de moisissure des sièges. La civilisation et ces fameuses boutiques de mode se rapprochent.

    Béni, ville à moitié finie, triste et perdue. La jeep s'arrête, deux kilomètres à pied, le bus démarre.


    Il ne reste plus qu'une chose à faire: attendre mon courrier dans un endroit tranquille...


    Un bus pour Saudara, pas de code de la route, pas de code des routes. On a beau y passer des heures, quand on roule dans un trou de 40 cm de profondeur qui fait pencher le bus dans le vide, on a un petit haut le coeur. surtout en période de mousson, terrain jhumide et glisement de terrain.

    On passe sur un petit pont de bois avec un bus tank de vingt tonnes chargé à ras bord mais ils conduisent mieux que n'importe qui... s'il y a la place pour passer, ils passeront sans ralentir. Enfin, si on est pas né avec il y aura toujours une part d'appréhension quand on croise un autre bus sur une route qui fait la taille d'un seul et les manoeuvre en marche arrière en plein virage où les bus qui foncent s'accumulent et pilent en fanfare de klaxon et vrombissement des moteurs. En fait, la distance de freinage est calculée au poil pour qu'à cent kilomètres-heure sur une route de graviers humide, les deux conducteurs se retrouvent face à face et puissent se parler sans descendre de leur bus et sans crier!



    A Naudara, je descends du bus pour rejoindre Sarangkot, vingt heures sonnent, une petite maison en pierre apparaît dans la nuit, vide: c'est ici.

    *



    A peine arrivé, j'ai enlevé ma montre, mes chaussures, mes chaussettes déjà pouilleuses. Dans les montagnes, rien ne roule, rien n'est assez rond pour rouler, et la vie n'en est que plus paisible. Pas de bouteilles, pas de voitures, pas de charrues et pas de bus. Les villageois coupent l'herbe en bas dans la vallée, la montent dans une ferme pour la vendre au propriétaire de quelques buffles et lui la donne à ses bêtes la nuit pour qu'elles aient la force de brouter la journée.

    Je me suis lié d'amitié avec quelques-uns, ils sont toujours curieux mais pour rien, juste pour parler gentiment. Les gamins s'amusent dans l'herbe. Si tu t'abandonnes, le monde s'abandonne. Mon ami et moi marchons le long des sentiers pour voir de ses amis fermiers, cueillir quelques kakros et manger du maïs grillé juste sorti du daura. Riz et lentilles à tous les repas. Yahourt de buffle frais qui la veille était dans les pis. En fait, le bonheur tient en peu de mots.

    "Namaste" se dit n'importe quand, c'est le mot le plus simple qui soit, on pourrait le traduire par "tiens, te voilà!, et de jour en jour, il donne une place.

    - Qu'est-ce que tu fais?

    - Je garde mes buffles.

    - Qu'est-ce que tu fais?

    - Je porte mon panier.

    - Où vas-tu?

    - Je marche.


    Ode à la sangsue


    Comme autant de bagues du plasma,

    Ce ver insaisissable hiberne sous la terre,

    Un trésor perdu...

    Une goutte de rosée en guise de déjeuner et elle se sent prête à réussir sa journée!

    De sa démarche unique, d'une souplesse enviée,

    Elle rejoint l'abri d'une touffe sur un sentier...

    Son flair est subtil,

    Sitôt qu'un vivant passe, elle ventouse son pied et s'allonge d'une stature érectile.

    Elle s'accrochera à lui sans qu'il s'en aperçoive,

    Liquéfiera son sang pour que sa bouche y boive,

    Deviendra si rien ne l'en empêche

    Un étron flasque hideux et périra soudain de satiété

    Pour que de son cadavre sorte deux mille bébés...

     

    Les questions les plus simples ont une valeur humaine parce que l'autre répond sa vérité, une vérité qu'on peut partager et comprendre qui se résume en trois mots, je suis là.


    La question suggère toujours un peu la réponse:

    - Tu veux du cya?

    - Oui.

    - Ca va?

    - Oui.

    Et chaque journée se suffit à elle-même, hier ne déborde pas sur aujourd'hui.

    Il pleut de temps en temps, il y a des sangsues. On se sèche et on les enlève. Et la lumière est souvent magnifique sur les Annapurnas.

    Tous les soirs à l'aurore, l'humidité évaporée du Phewa Tal sous le soleil de l'après-midi se refroidit et forme un gros nuage qui recouvre tout, et il pleut jusqu'au matin.


    Ils marchent à côté de leurs tongs. Pantalons qui tombent et morve au nez.

    Soleil, feuilles qui dansent. Le linge qui sèche, un événement sur le chemin. Mon amie en sari rose, voluptueuse, et le vieux Dilbaadur qui monte aux arbres pied nus pour chercher du bois mort.


    - Qu'est-ce que tu fais quand il pleut?

    - J'attends qu'il ne pleuve plus.

     

    Je ne sais pas comment ils font, mais un beau matin, comme un putali dans le dal bhat, un des gamins me tend une lettre. Elle contient 100$, un passeport français et un billet d'avion pour le cinq septembre, dans trois jours.

    C'est dur à avouer, mais je me suis senti chez moi... Adieu.



    Encore un de ces trajets à toute allure, mais celui-là, c'est le dernier... Celui qui m'emmène loin de la montagne, des buffles apaisants et de la douceur du Népal. Tout est devenu tellement évident, tellement agréable... Six heures ou six jours passent gentiment, quelques roupies pour acheter des oeufs, cueillir des fruits sur l'arbre, discuter avec n'importe qui de n'importe quoi. Tout est si proche de la vie que le reste est toujours léger, on s'énerve pour une couleur et puis on se sourit, toujours.



    Sonauli, ville frontière. Rien à dire. Dans l'agitation du commerce, on ne peut faire que deux choses, participer ou flâner. Rien à voir, rien à faire... Manger. Trop de bruit, trop d'effervescence pour si peu de chose, et la taille de la ville rend chaque client potentiel important. Pour préserver le calme intérieur, il n'y a qu'une solution: la fuite. Je dois passer la frontière...

    - Passeport?

    Voilà.

    - You don't have the entry stamp!

    Ah?

    - I have to call Katmandu for the authorization.

    - How long for the answer?

    - Two or three days.

    - 2/3 days!? I don't have this delay...

    - Of course, may be we can find a better delay...

    Pas question coco. Je me suis pas farci toutes ces frontières n'importe comment pour passer la dernière au bakshish!

    - Sorry...

    Et je suis parti.

    Ca ne m'a même pas sorti de la bulle. Après la dernière maisonnette dans la dernière ruelle oubliée, les champs commencent à s'étendre sur des milliers d'hectares déserts. La frontière est une ligne imaginaire, symbolisée par une petite rivière tranquille. Après vingt secondes de pataugeoire, me voilà de l'autre côté, de l'autre côté de la frontière, en Inde. Quelqu'un m'interpelle, un militaire qui faisait sa ronde, mais il n'a pas l'air de prendre son métier très à coeur, c'est juste pour parler... Passeport français:

    - Ho, you're french, from Paris!?

    - Yes, of course, everybody come from Paris!

    On pourra le trouver ignare le jour où on saura où placer Abu Road et Trivandrum!

    - Zidane, Henry? You know them?

    - Sure, my friend, sure...

    Merci les bleus pour la coupe en 98. Jamais je n'ai regardé un seul match mais en Asie, il connaissent jusqu'à la marque du slip de l'entraîneur et l'évocation de ces quelques noms, c'est presque plus efficace qu'un passeport diplomatique. Il m'a laissé partir en montrant la route avec sa mitraillette...

    **

    *


    Epilogue


    Je suis dans un café de Delhi. Dans trois heures, mon avion rentre en France. En attendant que le cya aux épices refroidisse tranquillement, je sors l'Annapurna Post d'avant-hier: en première page, il y a le portrait de quelqu'un qui sourit. Je le reconnais... "Nouvelle victime des rebelles maoïstes: un moine exécuté dans les environs de Manang". C'était vrai!

    Venant du bazar, quelques dizaines de mètres derrière, une détonation fait sursauter les indiens impavides. Aïe!

    Il fait encore chaud dans la capitale, mais pas tant qu'il y a trois mois. La ville est dans tous ses états, comme chaque jour, débordante de vie, de rues encombrées et de marchandages. On y est anonyme et important. J'aime bien ce pays...

    J'ai marché, beaucoup marché et j'ai peur que la vie citadine ne m'ensuque à nouveau... on verra bien.

    Avant, je voyais les choses avec philosophie, je me disais "si tout se passe comme prévu, tant mieux, sinon tant pis", maintenant, si tout se passe bien tant mieux... sinon... tant mieux. C'est un peu impressionnant de devoir tout reconstruire quand on ne connaît qu'une vie médiocre et confortable, devoir se lancer dans l'inconnu avec des peurs d'enfant qu'on croyait avoir surmontées, mais qui avaient simplement disparu pour un faire exister quelqu'un d'autre. Je préfère prendre le temps, prendre mon temps. Marcher sur mon chemin qui va, qui coupe à travers jungle, qui monte et qui descend au gré des déserts et des montagnes. J'y suis bien.


    Avec un dernier soupir, je regarde les petits éclats de mon crâne qui coulent lentement sur le journal souillé.

    Quelqu'un m'a retrouvé, le jeu continue...

    Ca peut-être n'importe qui...

    Je m'en fous.



    Merci à Vijay, Olivier, Cindy, Séb, Aurélie, Pax, Babou, JB, Charlène, Elodie, Pierre, Fanny, David, Dolzi, Dilbaadur et tous les rebelles et les militaires d'ici et d'ailleurs qui ne m'ont pas pris en otage et surtout merci à tous les coups de bols, aux petits fascicules de langue, aux paires de chaussettes épaisses, au hasard, à tous ces gens qui vivent autrement, à l'affrontement des plaques tectoniques et des flux climatiques, aux allergies, aux arbres fruitiers, à China Airlines qui donne des cravattes même à un vagabond puant, à la gentille escroquerie ambiante de tous ces pays qui rappelle en douceur que vivre, c'est avec les autres, à Celsius qui a placé son zéro à une température tout de même supportable en T-shirt, à la pluie qui sait s'arrêter de temps en temps, aux chaussures de marches qui permettent de savourer les tongs, aux tongs qui permettent de savourer les chaussures de marche, au PQ, à l'alcool à 95, et aux gens qui restent, ici ou ailleurs pour que d'autres puissent partir.


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