• Les Enquêtes de Victor l'Endive

     

    Les Enquêtes de l'Endive,

    Victor l'Endive


    JOUR 1


    Je suis de ceux qui ont besoin du désordre et qui savent en faire avec peu de choses. Ca peut paraître idiot mais je suis plus à l'aise dans ma sueur que dans des habits propres. Idem pour mon taudis. Les volets sont toujours à moitié fermés parce que la seule fenêtre donne sur l'immeuble d'en face et le type avec son tricot trop court ne m'inspire que des fantasmes limités. Les premiers jours, je restais assis devant et puis on s'est retrouvés face à face par vitres interposées, du coup, il a voulu parler. Certains disent qu'il faut bien s'occuper, moi, ça m'est égal. C'est pas tellement que j'aie quelque chose contre les adipeux, mais parler avec les gens c'est mon boulot alors autant vous dire que les voisins m'ont toujours trouvé distant. Faire la causette tous les jours avec les gens qui n'ont pas compris que la loi, c'est la loi, ça vous endort même les plus bavards. Si en plus ceux qui sont normaux détaillent en quoi ils le sont, je préfère regarder ma tapisserie. De toutes façons, j'ai jamais besoin de rien alors pas la peine de sourire.

    On m'a mis sur une affaire importante. Je m'y attendais plus. Ca fait deux mois que j'enquête sur le meurtre de la petite Ellaide. Elle est morte le même jour que l'ampoule de mon salon, tiens.

    Par la demi-vitre embuée, je vois samedi et le ciel ne s'est même pas déplacé pour l'occasion. Demain, j'ai rendez-vous avec l'ex-père Jean-Charme, le curé défroqué soupçonné d'avoir tué la fille.

    Aujourd'hui, je n'ai rien à défendre, même pas mon apparence, et comme je suis assermenté, j'ai juste enfilé mon pardessus par dessus mon pyjama troué, comme le nom du pardessus l'indique. Avant toute chose, je passe au boulot pour rassembler les preuves et les photos ratées du tripier. Dans la rue, c'est encore une de ces journées pleine de gens équitablement vilains qui suivent un instinct d'homogène. C'est un étranglement très sobre, et comme elle était laide sous tous les profils, les médias n'en n'ont pas parlé.



    JOUR 2


    J'attends le bus.

    Quand il arrivera, j'attendrai le prochain. Aujourd'hui, j'ai envie d'attendre. Si possible mollement. Rester avachi dehors dans une position inconfortable pour savourer le léger ennui des dimanches. Et surtout ne pas mettre ce temps à profit. Quelques fois dans la journée, il faudra regarder la pendule pour avoir l'air d'attendre, une pendule qui marche, pendant que moi, je ne fais rien. De temps à autre, je ferai semblant de regarder mes chaussures. Voilà. Bon.

    Et pouvoir pousser bien profondément un gros soupir de lassitude molle. Si un type vient me parler, il aura droit à un regard terne de vache qui broute et un gros soupir. Ou alors répondre «ouais bof» que la paresse des lèvres pâteuses transforme en «mouais bof». Ca me gratte. Je me gratte. Il fait beau, hein? Mouais bof. C'est bien, hein? Mouais bof.


    Dimanche, fin d'après-midi. A peine arrivé chez Jean-Charme, j'ai comme la certitude qu'il est innocent, je sens ces choses là. On a discuté un peu et puis bien vite, on a tourné en rond parce qu'il ne savait pas de qui je lui parlais.

    - Ellaide ? Mais c'est un prénom affreux.

    - Ouais.

    Au moment de lui serrer la main pour lui dire au revoir, il m'a dit qu'il n'avait pas de bras. Voilà. Bon.


    Il reste à savoir pourquoi il ne l'a pas tuée. Qu'est-ce qui peut pousser ce genre de psychopathe à respecter suffisamment la vie pour épargner une fille aussi laide ? Comment a-t-il pu ignorer jusqu'au soupçon de la vengeance, sans jamais vouloir transcender son handicap ? Parce qu'elle est vraiment laide, c'est indéniable, et compte tenu des prouesses de l'artiste pour ne pas la défigurer, on peut presque y voir un message. De là à dire que l'art veut dire quelque chose, on ne franchira pas le pas mais ce respect doit signifier quelque chose. En plus, il s'est défroqué, il n'a plus besoin de faire semblant d'aimer son prochain.

    Mon métier, c'est de chercher les points communs et en l'occurrence, Jean-Charme semble innocent donc ni lui ni le meurtrier ne l'ont dévisagée, il doit être dans le coup. Le salaud, et dire que je l'ai cru innocent. Il cache bien son jeu. Si ça l'amuse de mentir, tant mieux pour lui, ce qu'il m'a dit je l'aurai oublié dans cinq minutes, alors que ce soit vrai ou pas...de toutes façons il est coupable parce qu'il est louche.

    Il faut que j'en apprenne d'avantage sur Ellaide, ce qu'elle était, ce qu'elle faisait, qui elle fréquentait. Oh, et puis en fait, ce qu'elle était c'est le boulot du curé, ce qu'elle faisait, c'est l'affaire des déménageurs. Et en fait qui elle fréquentait on s'en fout. Il faut juste que j'arrive à m'occuper jusqu'à ce qu'on me confie une enquête plus intéressante.

    Je décide de passer à la morgue, histoire de voir le cadavre de mes propres yeux. Le type m'envoie balader sous prétexte que je suis en pyjama. Sacré tocard, toujours le mot pour rire. Le truc, c'est que je suis assermenté, alors il peut toujours crier, et d'une moi je m'en fous et de deux, c'est pas les autres qui vont râler parce qu'il y a trop de bruit. Mais quand je soulève le drap, quelque chose me frappe, alors je le frappe aussi et regarde le corps de plus près. Je dois me rendre à l'évidence le plus vite possible, il sent mauvais. En observant plus attentivement, je remarque deux prothèses d'avant-bras accrochés à son cou. Bingo!

    JOUR 3


    Ca doit être lundi...

    - Mais qu'est-ce que j'ai bien pu faire? Qui est-ce que je suis?

    Je regarde autour de moi et vois une rue déserte. Seul le cahot d'engins ferroviaires au loin perce le silence pesant de la ruelle. J'aurais voulu me lever mais une violente douleur au crâne me plaque immédiatement au sol.

    - Qu'est-ce que j'ai mal à la tête!

    Je fouille les poches de mon pantalon et mes doigts s'arrêtent sur ce qui semble être une carte de visite à moitié déchirée sur laquelle il ne reste que l'inscription: «...Gare». De vagues bribes de mémoire tournent dans ma tête sans que je réussisse à les fixer. Peut-être ce papier a-t-il quelque chose à voir avec mon passé, ma vie. Pendant que le tenancier détourne la tête, je m'introduis dans une chambre ouverte et me précipite sur la femme de ménage qui y travaille. Je mets une main sur sa bouche et lui fais signe de se taire.

    - Mmm, mmm, mm...

    - Qu'est-ce que vous voulez?

    - Mm, mmm, mm...

    - Vous me promettez de ne pas crier?

    Elle opina du chef.

    - Bon, alors qu'est-ce que vous voulez?

    - Je préférerais que vous me bouchiez le nez, plutôt...

    Elle eut soudain deux yeux ronds.

    - Monsieur, regardez votre bras.

    Sur le haut du coude, des chiffres romains étaient écrits à l'encre noire. Six et cent.


    Un belliqueux chinois lance un couteau et fait du karaté. Je réussis enfin à semer la voiture et m'engouffre dans un café.

    - Bonjour

    - Qu'est ce que vous voulez?

    - Mmm, mm, mmm

    - Quoi?!

    - Mmm, mm

    Je me souvins alors du bâillon qui m'obstruait la bouche.

    - Excusez-moi, je cherche la gare...

    - Ici c'est le café de la gare!

    - Le café de la gare?

    - Oui, qu'est ce que vous voulez?

    - La gare.

    - Vous voulez pas un café?

    - Un quoi?

    - Un café!

    - Ah! Bof...Je préférerais que vous dites où c'est qu'elle est la gare.

    Il y eut soudain un silence pesant que seul le cahot d'engins ferroviaires au loin semblait percer.

    - Vous sortez du café de la gare, vous prenez la rue de la gare et c'est au bout. Mais dites-moi, on ne s'est pas déjà vu? Votre tête me dit quelque chose!

    Il s'adressa à un homme louche qui épiait dans l'ombre depuis le début. Désinvolte, il soufflait la fumée d'une cigarette comme si cela avait une signification secrète.

    - Eh dis, y te rappelle pas quelqu'un ce type?

    - Si il était là hier soir.

    - Ah bon?! Peut-être est-ce que vous pouvez m'aider, je me suis réveillé ce matin, mon identité avait disparu. La seule piste que j'ai trouvée, c'est ce qui semblait être une carte de visite à moitié déchirée sur laquelle il ne restait que l'inscription: «...Gare» et sur le haut de mon coude, des chiffres romains écrits à l'encre noire.

    - Ca? C'est ton prénom ducon, et ton identité, c'est tes collègues qui l'ont gardée avec ta voiture.



    JOUR 4


    Mardi. Enfin sur pieds. En rédigeant le rapport, je sens comme une présence derrière moi et tout à coup, je manque d'air. Je sens sur mon cou son impression d'avoir des bras qui m'étranglent. Alors qu'il croit dominer la situation, je me retourne face à lui et le toise avec l'air supérieur du gars qui gère grave. Juste pour la blague, je lui lance un petit "au nom de la loi, je vous arrête" en lui montrant les menottes et tout le commissariat se bidonne sur sa poire.


    Pour purger sa peine, il a eu droit à des lentilles spéciales qui tiennent à la rétine avec une pointe de colle et qui représentent le visage d'Ellaide, pour qu'il n'oublie jamais son crime.

    La population peut dormir tranquille, l'Endive veille, Victor l'Endive.


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