• Jour de Neige

     

    Jour de neige


    C'était un beau matin d'hiver. Le soleil traversait l'air frais comme une douceur aiguisée. Tous les gens se précipitaient à leur voiture pour rejoindre un travail quelconque à quelques kilomètres de là. A dix heures, chacun était affairé à sa tâche, assis ou debout, souriant ou concentré, mais pour la plupart, ils auraient préféré faire autre chose, être ailleurs.

    C'était un de ces temps où l'on préfère être enfermé chez soi plutôt que dans un bureau ou une usine. A cette heure-ci, rien d'autre n'existe que l'abnégation à son devoir envers la société et ceux qui jouissent effectivement de cette heure sont une quantité négligeable, des retraités, des étudiants, des chômeurs ou des fainéants.

    Le ciel se couvre doucement. La neige se met à tomber dans l'indifférence. Bien que ce soit un départ triste dans la vie, son apparition ne provoquera aucune réaction. Entre ceux qui s'en foutent et ceux qui sont contrariés, seuls quelques enfants voient l'événement avec émerveillement.


    Les repères. Tout tourne autour de ça. C'est la seule chose qui pousse encore les individus à réagir. Si l'on considère les manifestations comme la seule preuve que quelque chose est vivant, un métabolisme, une planète ou une société, on peut dire que la vie n'est qu'une expression des repères. Attention, je ne dis pas que les types introvertis ou les sociétés secrètes n'existent pas, simplement autrui, le construit philosophique en question, n'en a alors qu'une conscience intelligible limitée. Bref... Les manifestations, en tant que preuve de l'existence, sont le plus souvent réactionnaires ou renversantes. Elles apparaissent en REACTION à un bouleversement mettant en péril l'ordre existant, les repères, ou pour INVERSER un équilibre. Dans le premier cas, c'est une lutte pour défendre ses repères. Dans le deuxième cas un combat pour s'approprier une conséquence des repères donc une défense des repères, en aucun cas un bouleversement. C'est en grande partie pour ça qu'à part inventer la poudre et le fil à couper le beurre, l'humanité ne se dépassera pas. Toute l'Histoire tient là-dedans pour ceux qui ne cherchent pas trop la subtilité. Elle tient aussi dans un tas d'autres abstractions pour papillote d'ailleurs, mais l'avantage d'écrire c'est qu'on ne peut pas être coupé en plein raisonnement donc, toute l'Histoire tient là-dedans (même par les petits malins qui arrêtent de lire: ce sera toujours écrit la même chose jusqu'à l'autodafée globale de 2039).

    C'est par ces repères et leurs manifestations, donc, qu'on reconnaît l'espèce humaine civilisée comme une espèce toujours vivante. Les inventions sont chaotiques-protocolaires, les innovations instruites, la production mécanique, la consommation éduquée et la psychologie gagne tout les jours un peu de terrain sur l'imprévisibilité mystique de l'être humain. La machine homo-sapiens-bis s'auto-régule. L'Homme est un automate. MAIS...

    Quand on reprogramme les fonctions d'un automate, il ne dit rien, l'Homme, lui, vocifère. Dans la vie de tous les jours, les gens s'entourent des repères qui les définissent pour pouvoir se souvenir de ce qu'ils sont et être chez eux chez eux. Un home douillet les confortera dans leur conception d'eux-mêmes et si rien ne les réveille, ils pourront tranquillement s'endormir dans leur repaire. Pourtant une base de repères permet seule de se reconnaître en tant que telle. Si un individu acceptait d'être "reprogrammé" simplement pour les besoins de la cause, il serait toujours un individu considérant sa réalité comme normale quelle qu'elle soit parce que sa base d'analyse serait toujours celle qui permet aux repères qui la constituent d'être acceptés comme tels. Plus clairement, les repères constituant la base d'analyse et la base d'analyse définissant les repères, une modification dans l'absolu de l'un ou l'autre ne donne lieu qu'à une interprétation subjective de constance, puisque l'esprit ne peut que concevoir comme normal ce qui est la conséquence de ce qu'il est, et donc ne pas concevoir une quelconque modification objective de sa propre relativité.


    Deuxième point: la facilité est la plus dure des drogues, il suffit d'y goûter une fois pour n'en revenir qu'au prix d'efforts exténuants. Pour pouvoir la savourer, s'en shooter jusqu'à l'overdose, chacun se donne au labeur et construit le nid dans lequel la vie ne le contredira pas. C'est donc bien normal que quelle que soit la situation, ce "chacun" déploie une énergie divine pour rejoindre son tas de merde.

    Pourtant, si on regarde bien, tout le monde a plus ou moins les mêmes critères de confort : télévision, chauffage, nourriture dans un frigidaire, etc. A quelques décorations près, une maison, c'est une maison. Et à quelques détails près, une famille, c'est une famille. On mange, on dort, on parle sans s'écouter et quand on s'écoute, c'est pour se répondre des phrases plus ou moins toutes faîtes quand ce ne sont pas des proverbes à l'emporte-pièce. Les vrais repères, on les trouve dans la schizophrénie que chacun met en place. Pour le spectacle de la vie sociale, l'intelligentsia impose sa norme de réflexion à ceux qui réfléchissent à l'émancipation de la pensée et la variété fournit aux autres des sujets de conversation. Mais on à l'impression que deux mondes se partagent l'espace-temps : le monde qu'on connaît et le monde qu'on ne connaît pas.

    Il est dix-sept heures et tout le monde rentre chez lui. Veut rentrer chez lui. Il est tombé un mètre de neige et les automobilistes s'entassent les uns à la suite des autres pour rejoindre une artère plus grosse encore plus saturée.

    Arrivés chez eux, entre deux et quatre heures plus tard, ils parleront tous de la neige et des embouteillages. Qu'on ne me dise pas qu'on ne peut pas parler de ça avec n'importe qui. Sachant qu'il y a presque autant de gens qui partent de quelque part pour travailler ailleurs que de gens qui habitent ailleurs et travaillent quelque part, on peut se dire que pour une fois dans l'année, si on oubliait ses repères, on irait dormir dans la première maison venue et je pourrais rentrer chez moi sans m'emmerder dans ces putains d'embouteillages.


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