• Coquillages

     

    Coquillages


    I


    Je suis dans une branche un peu kitsch de la confiserie, créateur de fruits de mer en chocolat belge. Allez savoir pourquoi, cette année, le homard orange a eu beaucoup de succès. Au téléphone, le banquier sourit avec un air complaisant. Pour la première fois depuis des mois, il y a de l'argent positif sur mon compte. Toute sa voix exprime les vacances, au moins les miennes. C'est un type génial.


    Un bus décoré avec des gros palmiers emmène la vingtaine d'estivants vers d'ensoleillés rivages. Il y a le vieux Bob, un ancien militaire bourru en chemise à fleurs. Il parle fort pour que tout le monde l'entende et tout ce qu'il dit prend des allures de vérité. Son collègue le charrie et ça l'énerve. Il y a aussi Carmen, la conductrice du car. En photo, elle serait plutôt féminine mais sa façon de bouger est vraiment trop musculaire. Plus que les suspensions ou la carrosserie, c'est elle qui donne sa stabilité à l'engin et grâce à elle, tous les autres peuvent se réjouir dans l'insouciance. Marlène et Simon notamment, qui rient comme des bécasses. Juste avant de partir, ils s'amusaient avec le groupe d'adolescents luisants de sébum qui font les blasés au fond du car. Au lycée, ceux-là diront à leurs potes "on est allé à la mer, c'était naze... putain les nazes, vous allez à la mer avec vos parents, grandissez un peu les nazes, c'est naze", ce genre de choses.

    Pendant ce temps, mon voisin arbore une figure maussade. "Bonjour", "...".

    L'équipée sort de l'autoroute pour rejoindre les voies tortueuses du bord de mer. Adeline est un peu malade, elle s'accroche à Paul, l'homme de la situation. Dans ses moments d'égarement, elle aime Paul encore davantage parce qu'il sait être là, viril et rassurant. Lui regarde par la fenêtre, un bras autour des épaules de sa compagne, concentré pour être viril et rassurant mais depuis son accident de la route, il a du mal a contenir son émotion quand un véhicule zigzague au bord de la falaise. Pour détendre un peu l'atmosphère, j'esquisse un sourire complice au type assis à côté de moi, en espérant qu'on partage l'angoisse du moment. Rien...

    Carmen freine un peu brutalement ce qui provoque une vague d'inspirations bruyantes dans l'assistance. Ca rappelle à Bob des trajets en bus sur des routes tortueuses quand il était militaire, dans la réserve.

    Le soleil se couche progressivement sur les criques rocheuses. Gaby, une des ados, enlève son baladeur pour regarder. Dans son cerveau, un nuage de mots se condense, elle dit "c'est cooool", son copain lève la tête, enlève un écouteur et lui dit "quoi?", "rien" répond-elle en se renfrognant de nouveau. Ca me rappelle qu'à cette époque l'année dernière, Sandra jetait mes affaires par la fenêtre. Comme tous les couples, on s'est aimé tendrement et puis, peu à peu, toutes nos conversations sont devenues comme celles-ci. "Ca te dirait de...", "Quoi?", "Rien". Et toujours l'autre à côté qui fait la gueule... Quitte à ce que le mec tire la tronche autant que ce soit pour quelque chose, je profite des virages pour lui mettre deux ou trois coups de coude dans les côtes. Rien! il ne dit toujours rien cet énergumène! C'est dommage que tout ait fini comme ça avec Sandra mais il faut croire que les gens qui ne comprennent plus ce qu'ils sont terminent leurs discussions par "Quoi?","Rien", à quinze ans comme à quarante.


    Il fait presque nuit et l'équipée file toujours à bonne allure. Quelques-uns commencent à s'assoupir, Carmen reste vigilante pour que les autres puissent dormir tranquilles. De ce qu'elle fait dépend la vie d'une vingtaine de personnes. Elle s'accroche à ça depuis qu'elle a perdu la garde de ses enfants. Notre courageuse Carmen a été vexée par une injonction du militaire et Jeannot, le vieil ami de Bob, essaie de la réconforter. Il lui raconte que le vieux bougon qui semble donner des ordres et faire la loi martiale est veuf depuis quatre ans. Depuis lors, il essaie de cacher son chagrin derrière un personnage autoritaire, mais au fond, il est inconsolable. Il n'a sûrement pas voulu la blesser.


    J'ouvre les yeux sur un parking, le cou désarticulé après un sommeil léthargique. Carmen fume une cigarette en faisant les cent pas. Elle essaie de téléphoner à quelqu'un et semble nerveuse. D'ici, on entend tout juste le beat qui sort du baladeur de Jon. Gaby appuie sa tête sur son épaule, un petit sourire au coin des lèvres. Elle est enfin près de lui, joue contre veste sale, et ce grand nigaud se réveillera sans rien avoir remarqué. "T'as bien dormi, Jon?", "Bof".


    Plus que quelques heures et nous arrivons dans un village-vacance standard, fait pour que tout le monde puisse se décharger de ses responsabilités et passer de bonnes vacances. Sandra détestait les villages-vacances. Moi, j'aimais Sandra. Pas la peine d'en dire plus. C'est un peu ce genre de chose qui nous a perdu, on fait des concessions en croyant bien faire alors qu'on se prive de plaisirs personnels qui entretiennent le bonheur ensemble. Quand elle est partie, je me suis mis à essayer d'expliquer tout ce qui n'allait pas, chez tout le monde, mais je sais que j'ai peur de me remettre en question. Regarder, comprendre même, est plus facile que vivre. On préfère souvent mettre le monde sens dessus-dessous plutôt que de se regarder dans la glace. J'espère que Carmen arrivera à parler à ses gamins.


    En entrant de nouveau dans le bus pour récupérer mes affaires, je trébuche sur un sac posé en travers de l'allée centrale et de justesse, me rattrape au dossier d'un siège. C'est alors que, surprise, le gros con qui était assis à côté de moi et qui lambinait encore dans le bus se met à éclater d'un rire gras. Ben voilà! Suffisait de se casser la gueule pour qu'il émerge! C'est marrant ça, hein!? Dix heures qu'il fait le demeuré et le voilà qui conclut en se foutant de moi. Ca suffit! Mieux vaut que je m'isole sinon je vais agresser quelqu'un.


    II


    Le vent de la marée est agréable à respirer. Les termes sont usés, mais je "flâne sur la grève". Quel plaisir de humer ainsi l'air marin sans penser à rien d'autre qu'à sa solitude tranquille. Le sable est parsemé de galets polis par le sable et qui deviendront du sable. La plage en fait, c'est vite résumé, à plus ou moins long terme, tout est du sable. Et si on est dehors pour le voir, c'est qu'il fait beau, le ciel et la mer s'embrassent sur l'horizon comme des amants délicats. Se promener au soleil est tellement agréable que sitôt évoqué, le reste devient triste. Le soleil darde ses rayons, le ciel est lourd d'orage, l'écume caresse les ruines d'un château d'enfant, etc. Tout le monde connaît...

    Un gosse fait des pâtés sur le sable. Des pâtés de souvenirs que la mer adoucit et emporte lentement. Il a le regard des esprits vagabonds. Sa mère l'appelle, il se retourne et la rejoint en courant. C'est beau, mon Dieu. Si je ne craignais pas d'être surpris, je resterais à genoux en contemplation.

    Si ça se trouve, à dix-sept ans, ce mioche tapera sur son meilleur ami pour ne pas lui laisser voir qu'il est gay. Qu'il profite de faire ses pâtés de sable fin pendant qu'il est mignon, quand sa plage de rêve sera pleine de poubelles et qu'il fera des pâtés avec ses ordures, il pourra toujours y repenser.


    Sandra n'est pas là, je m'ennuie. L'écume vient lécher mes orteils alors que je marque chaque pas dans l'histoire éphémère du sable mouillé. En suivant la plage jusque dans l'océan, on pourrait atteindre les profondeurs abyssales et glacées qui rappellent à l'Homme qu'il n'a rien à faire plus loin que ses possibilités.

    Une vague dépose à mes pieds une petite forme brillante. Je me penche plus près du sol. C'est un coquillage. Un joli coquillage un peu imparfait, cabossé mais si on s'y attarde un peu, on remarque que ce coquillage est extraordinairement complexe. Si on connaissait son histoire, on pourrait comprendre chaque imperfection et en faire un détail qui le rend unique.

    Je décide d'en chercher un autre, les yeux baissés sur le sable. Un autre coquillage... Bientôt mes espoirs sont comblés, une grosse palourde égarée gît sur ce champs de bataille entre ciel et mer attendant d'être récupérée par sa compagnie. C'est un coquillage. A mieux y regarder, il y en a même plusieurs. Des ronds, des longs, des roses oniriques et des indécis. On les connaît tous sous le même nom de coquillages, mais aucun d'eux n'est identique. A force de fréquenter les moules de mes confiseries, je l'avais oublié...

    Le monde offre une diversité étourdissante. Sitôt qu'on apprend à la reconnaître, à se laisser envahir par sa beauté, la vie s'infiltre par tous les sens. Chaque spécimen est particulier, original, de par les éléments qui l'ont aidé à se construire, les remous qui l'ont emporté et les récifs auxquels il s'est attaché.

    Je suis face à la beauté du monde et je n'ai plus qu'une envie, aller plus loin encore. Découvrir ce qu'il y a sous cette magie subtile. Un peu mal à l'aise, je me saisis de mon couteau et le plante dans l'interstice du coquillage qui asphyxie déjà. Le bras de levier fait céder l'animal en quelques secondes. C'est un meurtre par curiosité, et la longue prise de conscience de l'humanité m'empêche de le perpétrer avec candeur. Quelques millénaires plus tôt, j'aurais juste ouvert ce « caillou » sans autre question que celle de voir ce qu'il y a dedans.

    Mais l'appétit de savoir est plus fort que la culpabilité. Le second coquillage est plus difficile à ouvrir, il faut gratter lentement les rebords pour enfin glisser la lame. Là encore, il ne s'ouvre pas et je dois faire coulisser le tranchant tout le long de l'animal pour sectionner le muscle qui le maintient fermé. Et de fil en aiguille, l'après-midi passe, j'ouvre des coquillages.

    C'est un peu fastidieux, certains sont plus difficiles à ouvrir mais à force de patience, ils se livrent tous, d'une manière ou d'une autre. Mes doigts écorchés par la nacre brûlent sous les attaques salées de l'écume mais je les ouvre toujours, avec frénésie, y trouvant même un plaisir sadique.


    III


    A la fin de la journée, je suis assis au centre d'un cimetière. Quelque chose s'est passé cet après-midi. J'ai cédé à une soif maladive de profondeur, j'ai voulu aller toujours plus loin, jusqu'à violer la vie, et elle s'est laissée faire. Elle ne s'en plaindra pas. Comme toujours, elle effacera les traces de cette humiliation et laissera l'Homme seul face son crime.

    Pas de réserve, pas d'exception. Mes étonnements premiers sont anéantis par ce champs d'évidence. Les magiciens le savent, mieux vaut s'émerveiller du spectacle qu'en chercher les ficelles... Croulant sous les sédiments, je constate avec dépit que sous la coquille, il y a toujours une sorte de morve.


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