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    Troisième jour, arrivée à Manang


    La nuit s'enfuit avec son lot de complications et de moustiques mais nous laissait désormais à découvert, bientôt les paysans sortiront couper les tiges dans les rizières ou promener leur bétail. A cette heure matinale, deux hommes dépareillés qui continuent à marcher vont forcément attirer l'attention. Il nous faut marcher sous la pluie le plus souvent possible, passer comme des ombres devant les perrons fermés, mettre le plus de distance possible entre eux et nous avant de nous écrouler dans une chambre. La jungle est trop incertaine pour un sommeil réparateur et comme si ça ne suffisait pas, les moustiques adorent la pluie et mon sang occidental. Ils ne se laissent pas berner par la chirurgie ces malins-là!

    Après son heure de gloire, le soleil s'efface derrière une mousson qui s'affirme de plus en plus. En à peine une demi-heure, des trombes d'eau s'abattent sur les montagnes faisant des chemins de véritables rivières. Nos pas glissent sur les pierres érodées, nos plaies s'imbibent et se couvrent d'un pus spongieux jaune. Nous avançons aussi prudemment que peut se le permettre le gibier.

    Le chemin se sépare en deux. Un écritau indique "CHAME, voie du sommet 3h30, voie à flanc de montagne, 3h". Lever les pieds devient de plus en plus difficile mais le flanc paraît trop indiqué, ils nous rattraperont forcément. Par les hauteurs, on croisera sûrement moins d'habitants et peut-être qu'ils nous dépasseront. Au premier pas sur la "marche d'escalier" qui s'engage dans la jungle, mes jambes soupirent. Depuis son perchoir sylvain, un singe hilare ricane de nos efforts ridicules, et c'est de trop.

    En montant un peu, la pluie s'arrête, pas l'escalier. Malgré nos lenteurs, nous rattrapons une procession de phédis, jambes et pieds noueux, crevassés, les veines saillantes et la peau tannée. Chacun de leurs pas est pesé, comme un équilibre, alors qu'ils charrient des centaines de kilos sur le dos. J'ai presque honte de pleurnicher pour mes trois égratignures alors que je ne porte que mon propre poids, qui est de plus en chute libre depuis quelques jours.


    Nous arrivons au bout de la forêt étouffante. L'humidité et le carbone de la photosynthèse aident l'altitude à nous faire suffoquer. L'acide lactique brûle mes jambes, j'ai soif! Le moine lui aussi semble peiné, même si sa philosophie lui donne l'air plus digne que moi. Il doit comprendre ce qui se passe.

    Quelque chose a changé, un cirque ponctué de cascade entoure ce plateau lumineux, les visages sont plus burinés, plus travaillés encore. Un petit village de chalets jalonne le sentier boueux. Au milieu de nulle part, les gens sont simplement gentils, entre deux villes, ils sont parfois un peu bétas. Les premiers sont des pionniers, les autres perdus dans leur genre hybride... Aux saluts franchements lancés depuis les cahutes, on se sent au milieu de nulle part, bienvenus dans leur "désert", mais le temps nous est compté.


    Le sentier se poursuit dans une forêt alpine à deux mille kilomètres des plages de Hong Kong.

    Pour ce qui est de l'intuition, tout n'est pas formidable: le chemin est entre déblaiement et aménagement et chaque centaine de mètre est arpentée par une quinzaine de bonshommes qui piochent, bèchent, remblaient ou évacuent la terre dans le précipice qui longe désormais le chemin. Ce sera peut-être un millier de sourires, mais un millier de témoins si les autres passent par là... Pfff, qu'est-ce que ça peut faire, finalement, il n'y a qu'une seule route et on est dans un tel état qu'ils nous rattraperont tôt ou tard... Etre maussades ne sauvera pas notre cause, autant sourire avant de crever.


    L'odeur aigre-douce des pins fraichement coupés est plutôt stimulante, parfois mélangée au parfum de la terre humide d'un chablis. Des genre de lemmings traversent paniqués depuis une niche en contrebas et se retrouvent longeant les bords un peu pentus du chemin, s'aplatissant le plus possible. Sous le soleil de montagne, les "forçats" qui inlassablement réparent cette "route" que chaque mousson détruit pour pouvoir garder un lien avec la civilisation. Des convois de chevaux nous croisent ou nous dépassent sur les parties efondrées larges comme deux sabots, ou viennent de sentes qui plongent dans la rivière cent pieds au dessous.


    Tous les petits signes, les saluts à la cantonnade ou les travailleurs méfiants qu'un "namaste" fait sourire parce que quelqu'un qui dit bonjour ne peut pas être méchant!


    * Premiers symboles communistes sur les ponts, ils vont nous prendre à revers! Et puis il y a un check-point à Chame...

    * Le monde est trop complexe pour qu'on y comprenne quelque chose, même dans les plus hautes sphères, personne n'y comprend rien alors d'ici... Il ne marche pas vraiment vite le pieux molasson. Je ne sais même pas comment il s'appelle... Enfin, maintenant que je suis plongé jusqu'au cou dans les choses à faire, il n'y a aucune raison de s'arrêter, et ce pour une raison simple: c'est mes fesses que je sauve, pas celles d'un général à Langley ou Washington, d'un octogénaire à Melun ou d'un ecclésiastique bouddhiste orange, les miennes! Et si on continue à ce train-là, ce sera très vite deux pommes de muscles bien fermes...


    Quelques questions, toujours indiscrètes quand on est en fuite, auxquelles des demi-réponses suffisent. Pour ne pas s'arrêter bavarder un peu, il faut faire combattre un souvenir de danger contre ce présent joyeux mais un simple regard sur mes poignets me fait accélérer la cadence.


    Après sept heures de marche, la terre est plus rude. Les villages de pierre et de bois s'offrent après un corridor de moulin à prière. Plus loin, où va le chemin, les nuages épais avalent peu à peu les montagnes. Un halte s'impose.


    Nos vêtements ne sècheront jamais. Un papillon bleu brillant qu'on voit nettement sur le sol gris-caillou sent le danger imminent, il ferme ses ailes et ô miracle du darwinisme, il est jaune, toujours aussi voyant.


    Dans un village, un petit garçon s'apprête à porter deux poules dans une cage d'osier. Il semble freiner son allure pour nous attendre et commence à parler, de tout et de rien, content de ne pas faire le trajet seul. Anil, le petit garçon poules-porteur, continue son gentil baratin et rentre dans une maison de Chame au milieu d'une phrase.

     

    A Pisang, le climat devient plus sec, presque méditérranéen, voilà trois heures que nous avons dépassé Chame sans nouvelles toujours de nos poursuivants. Bon ou mauvais signe, on ne le saura qu'une fois capturés... La pluie s'est arrêtée plus bas...

    Sur un panneau de Chame, une carte grossière indiquait la direction de Manang. Nous ne sommes pas sur la route qui part de Ghorepani, le QG connu des rebelles! Si la carte est à peu près juste et nos pas réguliers, nous sommes apparemment partis de Dharapani ce matin. On arrivera forcément au même endroit, mais de ce côté de l'Annapurna, la route est beaucoup plus longue et pour atteindre le Mustang, il nous faudra passer un col quoi qu'il arrive. La toge du moine et mon T-shirt vont devoir vraiment tout donner, à cinq mille, je ne sais pas s'il fera aussi doux qu'ici...

     

    Encore une heure dans les forêts de pins sous un soleil vif, une colline s'interpose et on aperçoit une vaste plaine sur laquelle brille un rectangle d'asphalte. Il y a deux ou trois aéroports disséminés sur le tour des Annapurnas, celui de Jomsom aurait pu être un moyen de rejoindre le monastère...

    Il y a forcément un chek-point à côté de l'aéroport mais je commence à comprendre la philosophie des militaires népalais, avec un peu d'aplomb et un petit coup de bluff, on pourra passer les contrôles avec des encouragements.La vue est trompeuse, près d'une heure est encore nécessaire pour atteindre la bourgade "jouxtant" l'aéroport.


    La plaine s'étend à perte de vue, clairsemée de champs de fleurs du rose le plus insolite.

    Comme prévu, un bunker plombe le bas-côté, les pares-balles recouvrent les vestes de treillis bleues. Toujours cet air désoeuvré...

    - Namaste

    - Namaste!

    - Check-point, where going?

    - Chame. Vous avez besoin qu'on signe quelque chose?

    - Chaïna, jahnchaü, tara kaha jahne?

    - Manang. Kati gantha cha?

    - Doui, adha doui. Namaste.


    Ca fait dix heures qu'on marche! Il nous reste forcément un peu d'énergie quelque part pour deux heures de plus. Il commence à faire froid dans cette ambiance road movie sur fond de montagnes pelées, le soleil couchant éblouissant. Nos éperons trainent sur le chemin rocailleux et nous sommes assoifés.

    Mon royaume pour un cheval mongol...si j'arrive à faire croire que ça vaut le coup au propriétaire du cheval... Il y en a une cinquantaine ici, près de Bhraka, pour une concours de cavaliers. C'est à celui qui ira le plus vite en faisait le plus de poussière.


    Quand on s'arrête enfin arrivés à Manang dans les dégradés telluriques de rocs et les champs de fleurs, le corps à presque du mal à rester immobile. Marcher, c'est tomber. Marcher, c'est réagir à cette chute, une constante perte d'équilibre et après douze heures de marche dans les montagnes, l'arrêt procure une sensation de manque! A raison de quatre kilomètres par heure, avec des pas de soixante-dix centimètres, je suis tombé 5715 fois par heure pendant douze heure soit 68580 fois depuis ce matin. Il n'y a que les jambes qui puissent faire 70 000 fois la même chose dans la journée. Si les autres ont marché six heures, depuis l'heure de leur réveil, on a 35 000 pas d'avance. Le petit hôtel, le seul que nous ayons trouvé ouvert étant donné la morte saison, est vide. En quelque sorte, c'est une chance d'être sur un parcours qui sert de divertissement aux trekkers du monde entier, de temps à autres, on trouve une chambre ou un bol de riz à se mettre sous la dent. Si les produits emballés souffrent de cette pénurie de touristes, la cuisine est on-ne-peut-plus fraîche: l'oeuf est enlevé précipitamment de l'anus maternel et la pomme de terre est ramassée sur demande dans le champs. J'ai attendu d'être poursuivi par les portes-flingues de tous les genres pour manger un aussi bon repas!

    Je suis épuisé mais il faut organiser la suite des évènements.

    Pour l'instant, la priorité serait d'acheter une carte, il doit y en avoir une quelque part, même sur un vieux parchemin, elle fera l'affaire.

    Normalement, il reste encore quelques possibilités d'itinéraire. Même aiguillés par les gens qui nous ont vu, les maoïstes ne peuvent être sûrs de notre destination. Le col du Thorong est le plus passant, ce ne serait qu'une course contre la montre de plus, trop risquée. Le meilleur chemin pour se débarrasser d'eux une bonne fois pour toutes, c'est par le Mesokanto-La. Selon la carte, il n'y a qu'un seul village, Khangsar et les voies sont en pointillés; en y passant très tôt, on disparaît de la circulation...

    Si on peut seulement prendre un peu d'avance en n'ayant été aperçus nulle part, ce ne sera pas du luxe, et si nos corps fourbus veulent bien redémarrer demain matin, départ à l'aube.


    Quand on pousse son corps à ce point dans un sens, on donne à l'esprit un élan dont il ne se sépare pas si facilement, une fois les réserves totalement vidées. J'aurais voulu dormir "dans" ce lit d'un sommeil réparateur mais sa dureté m'en a tenu longtemps à l'écart et quand enfin, la locomotive réussit à s'arrêter, c'est "sur" le lit qu'on entame une mauvaise nuit, une nuit fraîche et humide à 3500 mètres -de trop- au-dessus des plages. Les épaules se tournent et se retournent sans cesse jusqu'au petit matin agité par les grognements des derniers soiffards et les hénissement des chevaux. Le moine, lui, s'est allongé et n'a bougé que le lendemain matin pour se mettre debout, difficilement, d'ailleurs, mais sans broncher. Les cuisses courbaturées transmettent tant bien que mal la douleur des mollets. Si ça se trouve, nos rebelles sont restés à Dharapani et nous allons mourir d'épuisement par "simple" précaution!



    Quatrième jour, Tilicho Lake


    Je déteste les libellules et c'est le seul sentiment qui m'empêche de m'évanouir. Il n'y a pas de libellules...

    Je ne sais plus ce qui me brûle la cervelle, la fièvre ou l'insolation, mais je suis dans une chambre de terre et de bois, de retour à Manang. Avant-hier encore, nous avions de l'avance sur nos ados armés, deux jours pour être exact. Se rendre serait peut-être moins éprouvant, il n'y a qu'un pas à faire. Ces deux jours, je voudrais les laver, en faire partir la sueur avant qu'elle ne s'incruste dans mon âme, la faire couler dans les syphons; mais dans cet endroit bizarre, il n'y a pa d'eau et la température avoisine le négligeable. La première fois à Manang, le petit morceau de savon m'avait sauté des mains comme un poisson sauvage pour retrouver sa liberté dans les canalisations sommaires des toilettes.

    A cinq heures, avant-hier, nous avons pris la route du lac le plus haut du monde qui mène au col du Mesokanto. La carte indiquait bel et bien un chemin qui arrivait à Jomsom. De là, nous serions montés à Kagbeni et aujourd'hui, nous serions à Sauar, à quatre jours de marche du monastère de Dhakmar. Nous sommes partis à l'aube, comme prévu, mais le ventre vide.

    Après un de ces ponts de câbles, il a fallu près d'une heure et demie en pente douce pour rejoindre le petit village "tibétain" de Khangsar en traversant à tâtons une plaque épaisse de brume-pluie. Les dernières fumées des feux de nuit s'échappaient des cheminées, le village dormait encore. Loin de tout véhicule et de toute vie citadine quand on ne connaît qu'elle, on se sent parfois un peu perdu. Avant celà, je ne concevais pas qu'un village soit à "deux jours de marche", mon esprit est quadrillé par la route depuis l'enfance. Ici, on monte à cheval, on grimpe dans la grange par une échelle sculptée à même le tronc d'un arbre rapporté à dos d'âne d'une altitude qui accepte les forêts. Maintenant, il n'y a plus rien que la brume et l'herbe pelée. A l'usure des choses, on peut penser que plusieurs générations partagent les mêmes rituels et les mêmes gestuelles sans rien y changer. Ici, comme il n'y a aucune lumière, sortir avant le jour n'est d'aucune utilité. La vie est si simple et digne qu'on se sent faible, faible de faire ses courses dans un supermarché et de toute la vie médiocre et facile de nos continents cupides. Ici, on se sent libre. Pas de paperasse, pas de "missions", pas d'assurances, d'embouteillages et de navets télévisés. Mais toute cette liberté, cet isolement, est effrayante. Je crois que peu à peu, nous avons perdu la confiance en l'existence, qu'il nous faut sans arrêt des preuves que quelque chose de nous restera dans l'histoire et que l'humanité brasse son potentiel autour de nous. Ici, il n'y a que le silence des montagnes, et rien, l'éphémère de la vie humaine face à la constance des éléments, une vie pour elle-même.


    Des champs d'inflorescences roses aux murets de pierre, de quelques rivières qui viennent des sommets, les heures s'écoulent. Nous dépassons la couche de brume, les arbres déjà épars et les champs se font plus rares, remplacés par des taillis de buissons et d'herbe robuste. L'air aussi vient à manquer. Le repas et le dernier sommeil sont loin derrière, chaque étape semble être de plus en plus intemporelle.


    Un pont de bois enjambe une autre de ces sources violentes qui descend des sommets. Elle cheminne le long d'une pente radicale de pierres effritées, coupantes, de paille et de graviers mouillés prêts à glisser dans le vide -si on admet que 100 mètres de chute constituent déjà une forme de vide. La carte fait sans cesse grandir l'espoir de trouver quelque part mais le corps ne suit plus. Les herbes parsemées de fleurs oranges et bleues magnifiques s'abandonnent à la montagne glissante, pure, sans rien d'autre que les miettes qu'elle déverse à 60 pour-cent. Le chemin est au milieu : une simple rupture de cette sablière instable. chaque pas emporte un peu plus de terrain vers la rivière en contre-bas. Toute notre attentionaffaiblie n'est pas de trop pour rester debouts, et vivants. Le fil praticable s'amenuise, monte ou plonge pour contourner un énorme roc solidement encastré dans le gravier, et puis plus rien... Ces kilomètres de flanc suffisent à brûler nos dernières forces quand au milieu d'une cuvette, lacérée de torrents et de rocs brisés, une maison apparaît! Le camp de base qui monte au lac, apparemment. LA brume se lève un peu sur la neige des sommets. Loin au fond du panorama, derrière le camp, une ligne droite tranche la dernière montagne qui ne soit pas recouverte de glace.


    Des vaches nomades broutent ces derniers champs d'herbe presque à la verticale et une fontaine donne un peu d'eau claire. La maison est vide. Plus que quelques heures de marche jusqu'au Tilicho Lake et de là quelque-unes encore jusqu'au col du Mesokanto, il ne restera plus qu'à descendre jusqu'à Jomsom, si c'est encore possible. La journée est déjà bien avancée et il fait de plus en plus frais. La vision des glaciers embrumés n'est pas faite pour nous encourager.

    Toutes ces heures écoulées n'ont servi que de mi-chemin et la faim me tiraille à un point assez critique. Les pas deviennent des efforts de plus en plus impossibles, tirant dans les réserves d'ATC du cerveau, je dois perdre un an de souvenir tous les dix mètres. Chaque minute, je dois m'arrêter, reprendre mon souffle sans en avoir l'impression.


    Ce matin, mon front était chaud, peut-être de la fièvre, mais je n'y avais pas fait attention. Les dernières pâquerettes sont offertes par la nature, la seule chose qu'elle offre encore, et j'ai trop faim. J'ai peur de perdre ma mission de vue tant ma propre vie ne tient qu'à un fil. Ecroulé face à la masse de glace brute gigantesque qui remplit toute la panoramique, je me souviens de la finesse de nos vêtements, et puis le vent soufflote, s'annonce, froid. C'est trop dur.

    Allongé à même le sentier caillouteux pour tenter de reprendre un peu de forces, je le sens me survoler, me narguer de ses bourrasques trop froides. En restant immobile, les rayons de soleil qui percent encore les nuages réchauffent une mince couche d'air autour de la peau. Je pourrais m'oublier là, dans ce bien-être fragile, mais je dois continuer, nous devons continuer.


    Les arrêts sont de plus en plus fréquents, de plus en plus longs faisant de chaque nouveau départ un calvaire, une épreuve morbide et épuisante, caressée du souffle des glaciers.

    La neige aveuglante des pics se ternit, devient sombre, happée par une masse grise énorme. Désormais, les arrêts inévitables sont harcelés de goutte froides. Le sentier serpente de plus en plus oubliant toute horizontale... Il est découpé à coups de haches dans les cailloux et ne se termine pas, faisant de chaque nouvelle rupture de pente un garrot au courage...


    Et puis enfin, le plateau. Un plateau immense qui porte un lac d'eau glaciale, et toujours cette brume froide qui nous enveloppe et cache tout espoir. Il faut continuer à s'enfoncer dans cette mort lente sans rien en attendre. La banquise des glaciers s'effondre dans l'eau avec vacarme et il n'y a rien de plus angoissant... Le bruit tonitruand d'un pan de glace démesuré qui rompt ses attaches, un bourdonnement sourd, qui fait résonner non pas les tympans, mais les entrailles. Ensuite, le son familier d'un caillou dans l'eau et puis plus rien... Un lac qui se tait, sans même une ridule et des crêtes abruptes qui menacent. Le grincement lourd de la montagne, la vibration, ajoute à ce sentiment de peur. C'est un son qui vient de l'intérieur. Et puis la petite dune s'affaisse, plus rien ne nous protège. Le vent nous lacère de pluie froide presque gelée imprégnant les vêtements, s'infiltrant dans les chaussures et le cou. Et le sentier continue, encore.


    Cette plaine est fascinante, de nouveauté et de désolation, je ne vois toujours pas le but de notre marche. Une pente douce se rapproche de l'eau du lac. A peine plus haute que l'eau, une étendue clairsemée de rochers et de touffes vertes improbables. Les collines épatées nous font descendre sous la couche de brume et nous laissent distinguer la grandeur de cette prairie étrange. Au milieu, peut-être à quelques centaines de mètres, un roc et des silouhettes inidentifiables, peut-être un semblant de passage humain... Mais non content d'être impraticable, ce terrain accidenté est coupé par une petite rivière tentaculaire, qu'il est impossible d'éviter. Un pied, le deuxième, et je me rends compte que mes chaussures baillent de la semelle, buvant de longues gorgées d'une eau qui est bientôt proche de zéro. En sandales, le moine doit perdre un peu de son impassibilité.


    En fait, les silouhettes se précisent, il s'agit des restes d'un campement disloqué : des tôles en plastique et des pieds de tables rouillés. Le mince espoir d'y trouver quelques vêtements ou de la nourriture s'envole en une rafale glacée. Je ne sais plus quoi faire, la journée défile, interminable, il fait froid, nous sommes trempés, j'ai de la fièvre et j'ai faim. L'un comme l'autre, nos blessures et la fatigue nous ralentissent de plus en plus, il faut nous reposer, dormir, dormir... J'essaie de construire un abri, un obstacle pour contrer le vent mais les toles sont trop lourdes, trop vieilles. Dans une poche, il me reste une paire de chaussettes à moitié sèches, à court d'idée, elles serviront de moufles de fortune. Surtout, ne pas céder au désespoir, ne pas céder.


    Sur la berge, le chemin devient flou. Voilà bientôt dix heures que nous avons quitté le village et les dernières forces se manifestent enfin. Des avalanches de rocs emportent par endroit le chemin directement dans l'eau glacée. A deux cent mètres du vol d'un oiseau hypothétique, la route qui mène au col s'arrête à l'aplomb d'une falaise sans compromis et semble réapparaître au loin, de l'autre côté du lac, après la falaise friable. Des restes de route sont éparpillés sur la surface verticale ayant cédé à la pesanteur, et une avalanche gigantesque monte jusqu'au sommet, 500 mètres plus haut. Il y a parfois des choix difficiles. Si on se met à nager dans cette eau à deux doigts du givre, on est quasiment sûr de mourir à la première rafale, mais l'avalanche n'est pas très rassurante. Elle est faite de gros rocs tranchants et pointus, juste assez stables pour tenir en équilibre. Je dois être face aux pointillés de la carte...

    Ce sera probablement un suicide quelle que soit la voix choisie, mais personne ne m'aidera à décider.


    A mi-hauteur de la coulée de pierres, un animal à la queue blanche s'enfuit en faisant tomber quelques cailloux. La pente est abrupte, mais l'animal semble ne pas en être ralenti. Je suis si épuisé que la réalité me paraît de plus en plus nébuleuse, dans un élan de lyrisme, cet animal devient une sorte de messager, et j'entame l'ascension.

    Les rochers glissent, les chutes écorchent mes membres fatigués. La voie la plus "sûre" c'est un petit cours d'eau sportif qui stabilise un peu les pierres par du sable mouillé. Il pleut toujours autant et l'eau froide du cours d'eau s'infiltre de nouveau dans mes chaussures.

    Après dix minutes ou dix heures, le souvenir du moine ressurgit. Je me retourne alors et le vois, à peine une dizaine de mètres en dessous semblant attendre quelque chose. Incertain, désorienté, je lui fais signe de se mettre à l'abri sous un surplomb rocheux.

    La pente est de plus en plus sévère et la mousson de neige fondue s'accélère. Les surplombs qui semblaient être protecteurs sont autant de tremplins pour les éboulis qui se fracassent au sol en quelques secondes. Les graviers s'effondrent sous mes pas, il n'y a plus de prises stables. Je me rapproche d'une des parois qui guide la coulée de pierres et tente d'aggripper au mieux les bris saillants qui déchirent les restes de ma peau gorgée d'eau. Les éclats de roche friable s'agglutinent à mes plaies comme autant de mouches et cisaillent ce qui me reste de nerfs en un millier de points. Et puis ce moment arrive où mes forces m'abandonnent. Mes jambes ne peuvent plus que rester tétanisées d'épuisement, mes bras retenir une chute mortelle.


    Dans un ultime effort, je parviens à me glisser sous un rocher à l'abri de la pluie. Il va peut-être glisser d'une seconde à l'autre ou m'écraser sous son poids dans une perte d'équilibre. La nuit tombe dans trois heures, la crête n'est qu'un hypothétique espoir de fuite. Je ne sais plus quoi faire. J'ai sommeil, je voudrais dormir dans un bon lit et manger une assiette de riz blanc. Ou me jeter dans le vide pour ne plus avoir froid. La pensée de sauter et de rouler sur ces rochers est réconfortante, la mort doit être calme, appaisante comme l'âtre d'un feu de veillée.

    Arrêter de marcher fait disparaître les derniers degrés de mon corps et les spasmes d'hypothérmie s'ajoutent à la confusion. Je pense à ces jours qui passeront vite une fois démembré, à cette vie sans importance de paroles en l'air et d'actes inutiles. On me trouvera dans quelques mois, sans papiers, sans identité et méconnaissable, on me retrouvera comme j'ai vécu : anonyme et mort. Le quatorze août 2005, je vais crever pour rien, pour un autre... pour un autre... Un colis qui m'attend toujours...


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    Dans la confusion générale de mes divagations, j'arrive à entrevoir un point d'attache, un point lumineux qui voudrait dire quelque chose. Je ne suis pas arrivé jusqu'ici pour mourir d'inanité! Je n'ai plus rien à perdre que la possibilité de m'en sortir... Attendre la mort doit être pire que tout, la sentir me violer langoureusement sans broncher. Va te faire foutre, salope, tu veux m'avoir, rattrape-moi! Tant qu'il y a de la folie, il y a de la vie : de l'autre côté de l'avalanche, un peu en contrebas, il y a une grotte qui semble assez profonde. En sauts de cabris, je peux essayer de la rejoindre, pour trouver un peu de sécurité, un endroit sec.


    Mon étoile est là, depuis toujours, elle ouvre juste assez la voie pour que je m'y engouffre. Entre la pluie et le froid, la faim, ma tête si chaude, prête à éclater, elle était un peu submergée mais elle s'est occupée de la pluie, l'espace d'un instant, elle attendait seulement que j'en aie besoin.

    Les cailloux dégringolent, les quadriceps sont dissous par l'acide lactique mais j'atteins la grotte. Mais c'est un leurre, un trou, plus foncé que les autres, assez sombre pour créer l'illusion et je me retrouve face à la paroi friable qui depuis le début se sépare de blocs entiers dans le goulot de la coulée de pierres. Ca devrait être alarmant, mais non. D'ici la vue est splendide. Une lumière gris clair se diffuse à travers les nuages, qui enfin se taisent, illuminant les traits précis du glacier. Le lac turquoise se couvre de ridules sous les assauts du vent qui depuis cette hauteur lui donnent vie. Et ce vent artiste, je le vois sans le sentir, protégé par les deux falaises. La vie n'est jamais aussi belle que quand on a failli la perdre, et tout mon corps continue à vivre simplement pour être encore un peu ici.

    Ces entraînements idiots doivent bien servir à quelque chose, je dois avoir un bon sens de l'équilibre et quelques réflexes pour la descente des gravières. Avec deux ou trois paliers sur les rochers les plus gros, je devrais pouvoir redescendre. Il faut surtout accepter la glissade ou c'est la chute incontrôlée, s'offrir à la pesanteur pour se diriger. Accepter l'inévitable pour en tirer ce qu'on veut, tout est là.

    Je tiens encore debout! Au sortir du goulot d'étranglement, je reste un instants encore sur un promontoire de fortune à contempler la majesté de cette nature brutale et tranchante. Mais tout à coup, des bruits de roches qui s'entrechoquent me sortent de ces songes: les sauts d'un cabris de 85 kilos ne sauraient restéer sans conséquence... Courrir serait peine perdue...

    Avant d'avoir évité une avalanche de roches, on ne peut pas vraiment comprendre qu'une météorite de trois grammes puisse faire un cratère de quinze mètres de diamètre: le plus petit des caillousseaux peut provoquer une douleur étourdissante et lors de la danse tribale qui permet d'éviter les plus gros, les répétitions font défaut. Je crois n'avoir jamais été aussi instinctif de ma vie.

    C'est difficile à comprendre peut-être, mais quand on a frôlé la fin et regardé son vide en face, tout devient un jeu, l'impact sur ma cuisse est un point de bonus perdu. Un jeu prenant qui accapare toutes les attentions. Il faut aller le plus loin possible avec sa chance et quand la partie sera finie, tant pis. Pour le reste du monde, rien n'aura changé. Des pleurs ou des larmes pour les plus entourés, mais rien de plus qu'un détail dans la partie de ceux qui continuent. Je ne sais pas comment l'expliquer... Je suis exactement là où je dois être pour être à ma place. Ce jeu dangereux, stupide, perdu au milieu des glaciers, j'y suis à l'aise, c'est le jeu qui me donne envie de continuer, il utilise ce que je sais faire et me pousse au bout de moi-même sans aucune frontière, sans aucune preuve de modération à fournir. Ici, je peux laisser s'exprimer ma propre folie sans subir celle des autres.


    La "fin" de la descente se passe sans trop de problèmes. Un petit signe au spectre orange pour qu'il m'emboite le pas et nous voilà de retour sur ce sentier flou qui longe le lac. En marchant vite, le camp déserté pour les touristes n'est qu'à deux heures de marche, on peut y être avant la nuit.


    Encore ce campement sinistre au milieu de l'étendue accidentée. Une gorgée d'eau du lac et les jambes marchent à nouveau. De l'autre côté de l'étendue, au pied des montagnes de montagne, une meute d'animaux. Le dernier mot que j'ai appris en népalais, c'est "loup"... Dans un moment pareil, sur un espace totalement ouvert, la notion de meute et plus encore celle de "meute de loups" est celle dont on aimerait ne pas avoir besoin; "essaim d'abeilles" ou "nuage de sauterelles" auraient fait l'affaire, mais "meute de loups" provoque la même insécurité que "horde de visigoths".

    A mieux y regarder, leur démarche est un rien bondissante, lointaine, mais bondissante. Les loups marchent le dos parallèle au sol en prenant appui sur le sol avec leurs coussinets. Aucun carnivore n'a le cul qui s'envole en vitesse standard. Il y a quelque part sur cette planète, un documentaliste animalier que je voudrais embrasser sur la bouche pour tous ces détails. La meute de loups est bel et bien un troupeau de cervidés qui broutent les touffes d'herbe rase.


    Encore deux heures à longer ce lac immense, avec des points lumineux qui dansent devant les yeux et des points à l'estomac qui rytment la cadence. Au pouls rapide et hargneux qui martèle mes tympans, je repense à toutes ces bulles d'air prêtes à déclencher une rupture d'anévrisme; monter 3000 mètres en deux jours, le corps l'encaisse difficilement.


    Quatorze heures sans croiser personne. Cette solitude salvatrice aurait pu nous détruire.

    Qu'aurait-il fait si j'avais dormi sous le roc ou sauté? Il serait resté planté là sans rien dire à méditer quelque chose?

    Il y a un précepte bouddhiste qui me revient: "la vie est un chemin qui va", ça veut dire que chaque instant de l'existence est un but en soi, peu importe la valeur qu'"on aurait pu lui donner. Pour ce moine, "la vie est un chemin qui reste", la "présence est un caillou qui est"! Ou alors il pousse le respect de la personne jusqu'au don de lui-même, il ne me fera pas l'offense de me rappeler ma parole, au dépend de sa propre existence!?


    Vers dix-neuf heures, le bord du plateau apparait et la nuit tombe dans les reflets violacés du crépuscule sur le glacier. J'avais surestimé la vitesse de croisière, le camp de base est encore assez loin, au bout de cette pente interminable à monter. Mais au point où on en est, je pense qu'il ne faut pas être trop regardant sur la rentabilité des efforts.

    Arpenter ce chemin à l'envers n'est pas moins difficile, les muscles à bout n'amortissent plus les chocs qui se répercutent dans les genoux et la colonne. Pourtant, la nuit cache le précipice et la possibilité que le chemin s'affaisse, je commence à courir... Au cours de la descente, je replonge dans le nuage de brume glacée mais l'élan est donné, tout arrêt sera pour aujourd'hui définitif. Mes godasses foutues s'empiffrent de fleurs et de bouses, parfois d'un angle de rocher qui me fait trébucher, mais la chute est rattrapée par la course et les jambes se rattrappent. Je perds peu à peu le bruit des pas du moine, mais il n'y a qu'un chemin, je n'en peux plus.

    Les souvenirs du matin me guident dans l'obscurité. Une dernière ligne droite et le chemin se perdra de nouveau entre les montagnes pelées et les glaciers qui encerclent le camp de base. A tâtons auriculaires, je cherche le glouglou de la fontaine d'eau claire. Enfin...

    Le temps de franchir le petit muret et de monter l'escalier en bois, je suis face à une chambre ouverte. Par la fenêtre d'une autre chambre, j'ai pu voir quelques couvertures, pourtant, celle-ci est fermée et je ne peux me résoudre à en briser la porte. Les chambres sont offertes, cette bonté doit suffire. En empilant les vieux matelas en mousse sur un roulé de drap fourré à l'homme, on doit pouvoir se chauffer. Il y a un autre proverbe, tibétain celui-ci, qui dit que l'homme n'est pas fait pour le confort comme la chèvre n'est pas faite pour le plat; à vingt-et-une heure, après seize heures de marche harrassantes, affamé et nu, je suis enfin allongé pour de bon sur un sommier en planches, mais c'est ici, oui, c'est ici que le jeu continue. Un jeu sans enjeux. Deux heures de troubles encore, de rêves usant de randonnées pour purger l'esprit de son inertie et je plonge dans un coma de huit heures.


    Dodo, debout, retour.


    On arrive à la partie coup de poker de la cavalcade. On est à environ quatre heures de marche de Manang, il n'y a pas moyen d'y échapper. Il y a deux ou trois sentes qui la contournent pour rejoindre le Thorong-La mais ce ne sont jamais que différents passages dans les broussailles à découvert. Depuis le tertre sur lequel la ville est construite, on voit absolument tout. C'est de la pêche au filet, on l'installe au bas de la rivière et on attend que le poisson s'agglutine. Mais ce n'est pas comme si on avait le choix.


    Je ne sais pas ce qui est le plus épuisant, si c'est d'avoir faim, ou l'idée d'avoir faim, quoi qu'il en soit aucune des fleurs n'a l'air plus nourrissante que les pâquerettes, on va devoir se jeter dans les "filets" à jeun. Je crois n'avoir jamais été autant à jeun d'ailleurs, pour une prise de sang ce serait l'idéal, au premier camion de la croix rouge je m'arrête.


    Je repense à ces chemins impossibles que la pluie a dû emporter et qui doivent être plus instables encore. Jusqu'à Manang, il y a la Khangsar Khola, la rivière du glacier, et son talweg peut nous conduire sans détour à la prochaine étape, là au moins, personne ne s'attendra à nous voir. Elle est seulement quelques mètres sous le chemin. C'est presque écoeurant de devoir se jeter comme ça dans la gueule du loup après tout le mal qu'on s'est donné.


    Deuxième mauvaise idée de la journée: l'Annapurna n'est pas un glaçon sous une ampoule, c'est un glacier à portée inquiétante des ultra-violets, sa fonte n'engendre pas un filet d'eau qu'on peut suivre. Peut-être que je perds un peu les pédales, finalement. Les remous surpuissants arrachent les rives et creusent la montagne à une vitesse incroyable et la mousson n'attendrit pas vraiment son comportement. C'est fou comme une bonne nuit de sommeil permet de récupérer, je serais presque parti de bon coeur ce matin. Et ce moine infatigable! Il est arrivé quand? Je l'avais lâché en plein milieu de la nuit hier soir et ce matin, il était prêt à partir, assis devant le camp de base. Aujourd'hui, la vie est un chemin qui revient, j'espère que ça lui conviendra.


    Après quelques centaines de mètres, il n'y a plus aucun passage sur le bord de la rivière déchaînée et les blocs sur lesquels nous prenions appui pour avancer par grandes enjambées sont emportés par le courant. C'est triste à dire, mais il va falloir remonter sur le chemin précaire, celui qui coupe la gravière. Hier, l'esprit peinait avec l'effort, aujourd'hui, il encourage, ménage l'organisme éreinté. Il a dû se passer quelque chose, j'ai l'esprit clair, léger, pointé comme un rayon laser sur mon objectif; par contre tout le reste commence à être bizarrement aléatoire. L'objectif en l'occurence qui commence à changer toutes les dix minutes et le corps qui semble se phagocyter avec appétit.


    Une heure d'une difficulté qui devient répétitive, entre appuis qui s'emiettent et pauses asphyxiées. Comme prévu, la pluie a emporté une partie du sentier déjà mince mais a tassé le reste, au moins au début. Et quand la gravière prend toute son ampleur, du sommet de la montagne jusqu'à la rivière trois cents mètres plus bas, je ne sais plus tellement si j'ai envie de risquer la chute. Tout compte fait, je nous voyais mal dans les rapides mais maintenant qu'on se retrouve face aux graviers mouvants, la rivière semble plus calme. Et ce moine qui marche de plus en plus loin derrière, si taciturne même que personne ne l'a salué depuis longtemps. Partout son silence a troublé la vie et la simplicité. Quel besoin de l'escorter jusqu'aux confins du Mustang, nulle place n'est plus sûre qu'ici. Il pourrait méditer sans l'interruption de tous ces êtres vivants trop bruyants, se nourrir d'eau et de feuilles, parfaire son ascèse. Je me retournerais et il sera toujours sur son chemin qui va, économisant ses forces pour son équilibre intérieur sans se soucier des canons qui nous traquent. Ou peut-être est-il épuisé? Je lui retourne son respect, je ne vais pas m'immiscer dans son karma s'il n'en fait pas la demande.




    Cinquième jour, le jour est déjà levé. C'est la première fois depuis des jours que je me lève après lui. Depuis cette chambre en terre étrange de Manang, je me rends compte que ce retour a été proche de la folie furieuse, mais marqué d'une simplicité et d'une fraîcheur inconnues. En deux-temps-trente-trois-mouvements, j'ai couru dans la gravière pour rejoindre la Kangsar Khola, en risquant un roulé-boulé de deux cents mètres plus d'une fois, longé la rivière torrentielle jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de berges et puis tout naturellement, je me suis enfoncé dans l'eau glaciale jusqu'au genoux pour retrouver la berge opposée, jusqu'à ce qu'elle disparaisse à son tour. Seule la puissance du courant empêchait l'eau de geler. J'ai failli encore m'écorcher sur le fond de la rivière déséquilibré par le courant. Je tremble sans le savoir. Je dois remonter... Pas moyen, la gravière s'enfonce sous mes pas, je suis crevé, encore une heure, un corridor à 100 pour-cent reverdit, le sol est plus dur, et parsemé de crânes de chèvres, je m'en rend compte parce que ça craque sous mes pas. Mon corps a digéré toutes les saloperies accumulées au cours de vingt ans d'existence facile vus d'ici et mon esprit ne comprend plus rien que l'obstination. Je dois remonter parce que c'est ce qui m'occupe en ce moment et quand je serai sur le chemin, je devrais peut-être redescendre, ou aller dans une cafétéria. Je suis sans réfléchir les plans foireux de mon cerveau aussi vide et léger que ce ciel d'altitude. Et puis tout à coup, j'aperçois le moine quelque part au-dessus de moi, il est resté sur le chemin. C'est loin. Mon goulet de crânes rongés à blanc par les insectes débouche sur une pente herbeuse, il y a des fleurs oranges et des fleurs violettes et du thym odorant. Ou alors c'est mon nez qui commence à inventer des odeurs. La pente est traversée par une gorge, un petit torrent bruyant et dévastateur. Combien de fois j'ai glissé, manqué de me foutre dans le vide, juste accroché à une branche couverte d'épines, prenant appui sur une surface qui se délite, les vêtements de plus en plus déchirés, des éraflures plein les bras, les douleurs dans les jambes, les plaies à vif, recouvertes de sable et de pus, rattrapé de justesse sur une grosse racine alors que je perdais l'équilibre en rejoignant la gorge que le chemin enjambait d'un pont, et comme si rien ne devait manqué, il a fallu faire de l'escalade sur dix mètres de roche friable et glissante pour rejoindre le torrent de neige fondue et s'aggriper aux touffes d'herbes pour remonter de l'autre côté, en rampant dans une coulée de boue à 200 pour-cent parce que la roche de ce côté-ci ne supportait même pas mon poids. Et puis de nouveau les fleurs oranges, qui me montrent le chemin. Je me rattrape une dernière fois à ce petit rameau poisseux de sève infesté d'insectes et me voilà couché, au bout du bout du souffle, aspirant des bouffées d'air sans oxygène. Mais c'est là ou nulle part...


    Encore un effort, j'ai rejoint le chemin, les guenilles plus dépravées que jamais, la gorge sèche mais résolument vivant, les quelques heures qui nous restent à marcher n'y changeront pas grand chose, plus que 2000 pas d'une banalité outrancière sur des voies deux fois larges comme les pieds! Je remercie la montagne de tituber littéralement d'épuisement sans quoi la suite serait devenue ennuyeuse...


    Un peu avant d'arriver à Khangsar, vers midi, après cinq heures de zig-zags en trois dimensions, un bonbon mou au chocolat apparait par terre, emballé dans son papier étanche. Pourquoi, ça n'a pas d'importance, il est là c'est tout. Les yeux du colis n'expriment aucune convoitise, il est pour moi. Je le savoure en totalité pendant plusieurs minutes, dégustant chaque déglutition avec volupté...


    Quarante-cinq heures de vie dont vingt-et-une heure de marche après le dernier repas, mon estomac digère enfin un corps étranger, un rien, qui m'ensuque à moitié. Le soleil clignotte un peu entre les nuages et s'allume complétement. Les vêtements sèchent et le cervelet se met en effervescence. Deux heures plus tard, Manang apparaît. Ils apparaissent.

    Au fond du champs de vision, sur la route de Pisang, peut-être à une heure. Nous y entrerons en même temps par un côté différent. On doit les prendre de vitesse, se mettre à l'abri quelque part. Et dormir pour partir tôt demain matin en priant n'importe qui pour qu'ils ne nous trouvent pas. Baissés dans les champs de fleurs ou de maïs, on rallie le flanc ouest de la ville; de l'autre côté de la veine principale, les fermes sont bordéliques, elles seraient idéales pour se cacher mais un rapide coup d'oeil les dessine à l'entrée sud, 200 mètres plus loin, entre désinvolture et aggressivité. En suivant la ruelle parallèle, je trouve l'entrée arrière d'une maison apparement déserte. Une échelle branlante monte à l'étage et donne sur une pièce aux murs de terre, plus spartiate encore qu'une pièce vide. Un morceau de verre sert de fenêtre coincé entre deux panneaux en bois. Ni ampoule, ni meubles. Un simple duvet effiloché traine en boule derrière la porte grinçante.


    Tous les deux assis sur cette vieille couette à attendre d'être cueillis, les quelques événements interprétables me reviennent en tête: en trois jours, nous avons pris deux jours d'avance! Ils ont l'air en meilleur état que nous mais leurs traits sont tirés. Je l'avais presque oublié mais ces gamins avec des flingues qui nous pourchassent sont des rebelles et leur partie est bien aussi délicate que la nôtre. Tous les cheks-points, plus ou moins inoffensifs pour nous sont autant de combats en puissance pour eux et les militaires qui nous ont salués parfois le long du chemin patrouillent à leur recherche. Un peu avant Pisang, tout devient plat et la visibilité est plus que bonne, il leur aura fallu des détours de plusieurs kilomètres dans les montagnes pour arriver jusqu'ici sans être repérés. Messieurs, malgré tout ce qui nous oppose, je vous tire mon chapeau, même si vous n'êtes quand même pas aussi rebelles que les jeunes d'Europe qui EUX écoutent du Metal en buvant des bières avec l'argent de leurs parents... CA c'est rebelle!


    Il leur aura fallu 3 jours pour venir de Dharapani, soit quinze bornes par jour. Il n'y a plus aucun contrôle jusqu'à Jomsom apparement et les quelques villages jusqu'à Muktinath ne sont que des auberges à moitié ouvertes. Si on arrive à passer la nuit, il nous faudra passer le col du Thorong dans la journée sans quoi, ils nous rattraperont forcément. Il y a trente kilomètres jusqu'à Muktinath, mais ce qui est inquiétant, ce sont les deux mille mètres de dénivelé entre Manang et le col. Dans nos états, le métabolisme va prendre une sacrée dérouillée. Pour rester en vie, il va falloir marcher plus vite que les bulles qui vont se former dans la cervelle.


    Une siscion étrange s'est produite, pendant que le corps grelotte pour maintenir sa température, l'esprit est plaqué sur un oreiller imaginaire totalement immobile, lesté. Toute la nuit, épuisés aussi, les rebelles mettent les auberges sens dessus-dessous et fouillent quelques fermes. Un climax de vigilance endormie lorsqu'ils forcent la porte, mais l'endroit doit avoir l'air plus délabré encore de l'intérieur, ils en sortent deux minutes plus tard après un sarcasme sans pousser plus avant. Une fois sûr qu'ils sont loin, je décide de descendre à l'échelle, forcer la "porte-fenêtre" de la pièce principale et trouver de quoi manger. Je m'en serais passé mais pour entrer dans le salon depuis la chambre, il faut passer dehors! L'endroit semble habité mais désert pour l'instant, il y a quelques denrées étranges sur des étagères délabrées... Les ados ont raison, c'est un vrai capharnaüm. Après un repas frugal d'herbe amère et de riz froid, le colis s'allonge à nouveau et j'essaie de trouver le sommeil.


    Le vent filtre à travers les planches, etc. Mais ça ne veut rien dire. Le "vent", ça ne veut rien dire, il y a tellement de différences entre les souffles d'air que ça ne représente rien. Il ya tellement de façons d'avoir froid, quand ce n'est plus un problème, mais une caractéristique, que ça ne veut plus rien dire. Il fait froid, humide, etc. J'ai trop peu de vocabulaire pour comprendre cette subtilité autrement qu'avec mes sens, et puis j'ai somm...


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    Sixième jour, Manang-Muktinath

    Manang-Thorong Phédi


    Au réveil, deux filles à l'air endormi s'affairent dans le capharnaüm. L'une d'elle prépare un feu tandis que l'autre remet en place ce que les ados-guerriers ont chamboulé la veille. Quand celle-ci me voit épier par la "porte-fenêtre", elle fait un geste de bienvenue négligé et continue son rangement. Aucune d'elles n'a l'air d'être plus préoccupée que ça par le désordre ou notre présence... Peu à peu, le capharnaüm retrouve sa disposition d'origine et se réchauffe. La nuit au frais m'a offert une bonne fièvre et quelques courbatures. L'équilibre en est légèrement amoindri, la vivacité également. Elles se ressemblent un peu dans leur jogging sale. Celle qui alimente le feu avec des bouts de plastique sort une ribambelle -cinq- de tasses vides et l'autre vient nous ouvrir la porte de la pièce. Comme ceux de la pièce supérieure, les murs de terre ressemblent aux plus élégants des crépits et le toit de bois, de brindilles et de chaux gouttent de temps en temps. Assis autour du four en terre qui enfume cette salle, le temps se dilate. Des personnages étranges aux allures de clochards défilent de leur démarche étrange. Cet endroit est beau, de simplicité et de fin du monde. L'humanité y croupit sans appréhension. Je suis parti un peu perdu, sûrement étourdi par la fièvre et la fumée. Au milieu de cette ambiance bizarre, plus rien n'a de sens. Les minutes passent quelque part, ailleurs. Ils parlent entre eux dans une langue inarticulée. La pyromane plisse ses yeux de plus en plus sous les assauts de son feu toxique. Des montagnards mats et burinés s'assoient à nos côtés le regard hagard et le sourire au lèvre. Ils semblent nous voir depuis un autre monde.

    La fumée s'épaissit et se teinte d'une odeur de lait brûlé: le cya est prêt. elle verse sans ménagement le liquide bouillant à moitié dans les tasses, à moitié sur les mains qui les tiennent.

    Depuis hier soir, beaucoup de choses ont changé, c'est étrange, le jeu n'a plus d'enjeu et je ne sais pas si c'est une variante du désespoir ou la plus puissante des forces. Je ne sais plus pourquoi je continue, ni pourquoi. Je n'ai rien à faire ici, rien de spécial. Juste me laisser être ce que les choses stimulent en moi. Les autres vont partir, on pourrait rester là autour de ce feu enivrant et continuer dans un mois ou vingt ans, se prélasser devant les glaciers en broutant de l'herbe amère?


    Je vais aller à Muktinath, sinon, je ne saurais pas quoi faire de la journée. Le dernier convive prend place de l'autre côté du four, un sourire énigmatique incrusté dans les rides, un vieux calot perché sur le chef. A travers la fumée chamanique, sa maigreur fait pétiller ses yeux d'enfant d'un éclat fou. La voix rocailleuse et lente, il entame un monologue hypnotisant à travers les volutes délétères et le sifflement du bois humide. Presque un sorcier qui nous met en transe avant le combat...

    Mais il faut partir ou rester à jamais, enlisés dans le plastique fondu. Personne ne salue, personne ne bouge. L'aube nous accueille une fois de plus et rend ce petit déjeuner plus irréel encore.


    Marcher. Beaucoup marcher. Pour la première fois, mes pensées sont vides. Je me laisse bercer par l'indolente démarche de mes jambes. Mon corps oscille sur les premières pentes douces captivé par les dessins du brouillard. Dans le premier village, à quelques pas de là, un vieux vagabond me fixe droit dans les yeux et marmonne une chanson atone. Tout est trop bizzare, inhabituel, mon front brûlant, ces personnages phantasmagoriques, le brouillard dense qui voile tout horizon, je titube. La boue aspire les semelles entrouvertes et s'infiltre dans mes chaussettes déchirées. Encore des chemins, des montagnes, du brouillard, de l'eau, des côtes. Je crois que je commence à comprendre ce qu'est la réalité au-delà de ce que j'en comprends ou plutôt je commence à perdre le fil de cette réalité trop complexe, unique à chaque instant, et cet oiseau chimérique qui sautille au milieu du chemin, qu'est-ce qu'il est? Il me regarde. Orange à pois verts avec un bec disproportionné, des yeux humains... J'attends le moment où il va jongler avec des caillaux de sang. Il picore des cailloux? Mais qu'est-ce qu'il fout là, en plein milieu du chemin et pourquoi il me regarde comme ça? Allez, barre-toi le krakoukas, tu m'empêches de voir les pierres!

    Etonné, il a simplement lancé un pépiement qui ressemblait à un juron du capitaine Hadock et est parti en faisant des petits bonds... C'est... C'est nouveau, un détail tellement aberrant qu'il ne peut pas être une affabulation, comme un grand verre d'eau fraîche dans la gueule.


    Toujours cette énigme: comment d'une seconde à l'autre un corps au bord de l'agonie se retrouve-t-il porté par un élan déterminé?


    Quelques chèvres bêlent comme des bébés avec beaucoup de coffre. De leur coté, les vaches font des sons inbovins, curieux. A partir d'un certain cap quand la nature sent qu'elle ne choquera pas, elle se lance dans le délire total, elle lâche tout ce qu'elle a sans retenue. La lande est simple: un vaste pré brouté en face d'une montagne pelée sur laquelle il pleut. Cette siscion s'explique par des lois climatiques. Le reste, c'est n'importe quoi! Les insectes défient Darwin de tous côtés, les fleurs ont toutes été créées en laboratoire par un botaniste dingo et tous les mammifères font des vocalises complétement inédites.


    Un petit pont passe au-dessus d'un torrent quelconque et mortel pour se retrouver sur le versant pluvieux de la montagne pelée. Pluvieux ET froid! Je ne sais pas comment c'est possible, mais dix degrés se sont fait la malle... Peut-être tombés du pont?


    D'une bicoque plate sort un typé-tibétain bonhomme qui descend à ma rencontre. Il dit "C'est plus loin" et me regarde monter-marcher. C'est normal qu'en arrivant à hauteur de la maison, une chèvre splendide arrête de se gratter contre le chambranle de la porte pour me toiser de ses pupilles rectangulaires. On ne comprend vraiment l'insondabilité du néant primal qu'en regardant une chèvre dans les yeux! Au moment où elle lève la tête, une voix demande ce que je veux boire. Je m'assois, elle s'assoit et se gratte. A quatre mille mètres sur un versant pelé de l'Annapurna, un couple de clowns s'entraîne à perfectionner son numéro de ventriloquie avec une chèvre! Le cya n'est pas bon, c'est la moindre des choses pour un endroit si reculé. Mais la chèvre est vraiment exquise, propre, le poil long brossé et des cornes cannellées en parfait état. Un petit "bouc" au menton et un air de coquine assagie: sa jeunesse a dû être turbulente dans les montagnes alentours. Que ce soit clair, c'est une fascination des plus platonniques... Quoi que... Elle continue de se gratter soigneusement, se relève et se frotte à nouveau sur le chambranle de la porte. Je l'aime bien.


    "Plus loin" donc, Thorong Phédi, encastré dans un entonnoir à mousson. c'est un hôtel-hameau au "bas" du col du Thorong. Un "bas" à quatre mille quatre cents mètres qui commence à accélérer le pouls. On serait tenté de dire qu'il fait froid, mais normalement on y arrive en blouson haute-montagne, plus haut il fera froid.


    Décidément, la montagne s'obstine à ses procédés vicieux, elle ne s'arrête pas. Une montée harassante après l'autre, un autre village fermé apparaît. Et toute l'humanité s'arrête là...


    Pour tout Homme sur cette Terre, il y a un contrat tacite avec ce qui fait office de dieu: "si tu t'abandonnes au monde, le monde s'abandonnera à toi". Ca ne veut pas dire "saute d'une falaise et tu voleras", ça ne veut pas dire "reste allongé et contemple", ce n'est ni un ordre, ni un conseil, c'est quelque chose d'inexplicable, de subtil et puissant, de profond, quelque chose qu'on ne comprend qu'au moment même de le faire et qu'on ne pourra jamais partager.

    Plus on s'abandonne et moins on peut penser les détails, le sens disparaît peu à peu, on voit chaque instant dans sa totalité brute. Chaque instant devient une évidence éphémère. Ce n'est ni suivre son instinct, ni prendre les devants, C'est... C'est accompagner la vie au moment où elle s'écoule sans en être extérieur, c'est être sa vie mais bien plus encore, ne plus être descriptible, marcher exactement à la vitesse du monde et faire vibrer par sympathie la petite partie de monde qui est en soi. C'est ressentir quelque chose de total, ressentir avec autre chose que soi... C'est ressentir l'équilibre fait de milliers de fourmis, d'herbe humide et de rocs, d'un champignon qui est LA, d'un son qui se propage dans un brouillard tamisé, des odeurs délicates et de cette lumière grise, opaque, et tout cet équilibre est différent à chaque seconde et pourtant rien n'a bougé... Je crois qu'il y a une expression pour ça, quelque chose qu'on ne comprend pas avec les mots: "La vie est un chemin qui va..."


    Je crois que je comprends ce petit sourire à la commissure des lèvres du moine, les rebelles, le froid, la faim, il s'en fout, c'est aussi pour ça qu'il n'essaie pas de m'arrêter quand je ne fais pas attention à lui. Si mes promesses n'ont plus de sens à mes yeux, nos chemins se séparent, voilà tout...


    Agaim-Thorong La


    Je commence à avoir mal à la tête. A partir de maintenant, je dois aller plus vite que les bulles d'air. Malgré la difficulté, la régularité dans les pas est nécessaire. Voir un glacier sous des nuages de givre qui surplombe une falaise de graviers depuis un sentier de graviers sous une pluie battante qui bat non seulement la pente de graviers qui porte le sentier de graviers mais aussi mes épaules et mes bras nus en imbibant tout a de quoi décourager. A ce moment précis, je me souviens de ce que ça peut-être, de ce que j'aurais dû ressentir, mais je ne le ressens pas...

    Dans ce paysage de volcans martiens pas un centimètre carré ne ressemble à l'autre, pourtant il n'y a que deux mots pour tout décrire, cailloux et montagne. Peut-être que les répéter cinquante fois différement peut expliquer la richesse de cet endroit. Quand on évoque le bout du monde, je crois qu'on peut penser à ce col. Une île déserte au milieu du pacifique est plus humaine que ce désert gris et glace. A dix kilomètres droit devant, il y a un héliport, cinq kilomètres derrière, à Thorong Phédi, il y a un héliport, si reculé soit cet ilôt, pourtant dès le premier pas derrière les cahutes, on ne fait plus partie de l'humanité, on disparaît. La glace, les pierres et le vent.


    La régularité a figé une démarche, les bras blottis contre le ventre et les jambes mécaniques. Pourtant une démangeaison vient la pertubrer. La dernière fois que ça s'est produit, c'était sur Lama après une anesthésie à l'éther: la main ne répond pas. Elle reste désespérément immobile au bout du bras. Mon corps doit être d'une symétrie qui frise la perfection parce que l'autre main est dans le même état. Le tout s'accompagne d'une coloration violette directement sous le bronzage asiatique.

    Patiemment un mouvement de castagnettes s'amorce pour rendre vie à ces extrémités engourdies. Et c'est alors que la pluie glaciale devient de la neige!

    A ce niveau de résistance contre... le reste du monde, mes tempes se mettent à battre la chamade. L'étourdissement me guette chaque minute et le cya de la maison des fous paraît bien loin déjà. Chaque grain de riz du repas d'hier soir doit offrir tout ce qu'il peut, aucun gaspillage n'est permis.

    Je pensais l'avoir oublié à jamais, mais la dernière fois que mon coeur a battu si vite, c'était à l'école maternelle avant d'embrasser une petite fille sur la joue. Une jolie petite fille avec une queue de cheval. Et ce petit garçon qui tremblait de peur à l'idée de poser ses lèvres sur la peau rose de son amoureuse est en train d'avaler le vingtième kilomètre de la journée sous la neige de l'Himalaya au lieu d'avoir peur d'en demander une autre en mariage...

    Le vingtième kilomètre, c'est une barraque et un panneau qui apparaissent derrière la neige fondue. La neige fond parce que le vent qui la propulse maintenant à quarante kilomètres/heure la réchauffe! Sur le panneau, il est écrit "Félicitations, vous venez de passer le col du Thorong, 5 416 mètres! A bientôt!".


    Les castagnettes n'auraient pas tenu plus longtemps les doigts en éveil, les pas frôlaient le surplace et deux minutes de plus toujours aussi peu réconforté par la glace et les rochers, mon cerveau se serait volontiers éteint dans un éclat morveux, pourtant ce "à bientôt" me semble naturel.

    Au moment de passer le col proprement dit, un coup d'oeil dans la baraque, aussi accueillante qu'un bac à glaçons.


    Thorong La-Muktinath


    Ce brusque changement en vient assez rapidement à parfaire l'usure de l'organisme. Les muscles se reposent enfin pour que les articulations puissent morfler en absorbant les chocs de la descente. Brouillard. On peut remercier la pesanteur de nous rendre de plus en plus légers au cours de l'ascension et reprendre son merci dans la descente, au bout du parcours quand dix heures se sont écoulées et que chaque pas vers le bas alourdit de quelques milligrammes, de trop.

    C'est encore quelques temps le même décor apocalyptiquement beau mais le corps s'apaise peu à peu, la douleur perd de son péril.

    On se sent comme dans du coton, le rythme cardiaque ralentit peu à peu et la dureté du roc s'adoucit d'un tapis d'herbe rase. Les premiers détritus industriels sont posés là comme autant de drapeaux à la gloire de l'Occident.

    Le brouillard silencieux étouffe les faibles échos de la montagne ne laissant filtrer que des coassements disparates. Des petits rochers en forme d'huître sont posés ça et là, chacun entouré de fleurs minuscules qui poussent à cette altitude: des orchidées jaunes, de petites fleurs blanches et délicates et parfois une pâquerette d'un violet éclatant. Et puis dans cette finesse veloutée, floue, une petite butte verte se dessine. Les coassements se suivent à la queue leu leu et une file indienne de perdrix travers le brouillard en ombre chinoise. L'air se réchauffe un peu...

    De nulle part, le clapotis d'un filet d'eau emplit l'espace pour faire pétiller les sens convalescents. Chaque pas dévoile son environnement au fur et à mesure en laissant le chemin parcouru se perdre dans sa couverture éthérée. Les huîtres disséminées dans ce hasard frileux sont de plus en plus grosses, cerclées d'une flore qui s'épanouit doucement.

    Un rien plus dense, la brume lorsqu'on la foule dépose sur la peau de fines gouttelettes qui ruissèlent et caressent.

    Dans mon petit oeuf onirique, je flotte au ralenti le long de mon chemin...


    La poubelle à ciel ouvert s'intensifie mais n'inspire aucune aversion. Des insectes invisibles alors se rassasient des parties périssables et ne laissent répartis sur le green que des emballages colorés.

    Les sabots et les anus des chevaux ont lesté le sol imbibé d'eau. C'est très rafraîchissant d'arriver aux premier hameau en skiant sur la boue meuble et les crottins moelleux. Je suis en première classe d'un bonheur moltonné, juste avant l'éjaculation céréberale.


    A gauche, peut-être, un adret verdoyant. A droite peut-être, un ubac rocailleux. devant, il n'y a rien d'autre qu'un joli dégradé de gris, des nuages à bruine, un parterre d'arbrisseaux et des champignons. Et puis le garant du contrat a estimé qu'il pouvait mettre sa touche personnelle: sous la couche de nuages nébuleux, entre les deux visages de ces hautes-montagnes, le brouillard s'est ouvert, a doucement épanoui un petit hublot en flou artistique sur la vallée de Muktinath, oasis verdoyante sur tons de rouge argile, les couleurs chaudes d'un désert de soleil et la flaveur d'un souffle de vie.

    Quand je m'éveille enfin, je suis en pleurs, émerveillé comme jamais.


    Un hénissement et des sons de grelots font s'évaporer les dernières buées et la ville m'accueille d'un battement de cils.

    Ici, les insectes manquent pour nettoyer les déchets. J'aurais préféré dire que j'éprouve envers ces négligeants une certaine aversion mais la vérité soudaine, c'est que si je croise un de ces connards corrompus en train de jeter ses saloperies dans la montagne, je le bousille et je laisse son cadavre se couvrir de fleurs.


    Mélange subtil de Tibet et de Népal, la sérénité des montagnes impassibles et la douceur vivante des fermes alentours. Les échos perçants des pâtres appelant au loin un ami, le regard tendre des vaches, les porteurs qui bavardent dépassés par les processions de khacchars, ces chevaux trappus du Mustang. Le climat tient dans un mot, serein. Les intempéries s'arrêtent au bord de la vallée et l'eau de leurs pluies irrigue abondemment les cultures. A cette altitude, il y a de l'oxygène mais aucun moustique, l'air est trop sec pour laisser proliférer les microbes et le soleil direct décourage les sangsues. La ville prend juste assez d'espace pour être rassurante et laisser à chacun sa place de liberté. Si on peut se passer des boutiques de mode et des séries télé, c'est un des quelques endroits sur Terre qu'on peut appeler paradis.


    Quand on marche douze heures par jour, c'est inévitable, on rêve qu'on marche. Il faut savourer ces quelques minutes de veille où l'on se sait couché avant de marcher dans ses rêves.

    Comme tous les matins depuis six jours (seulement!), ma journée commence avec l'aube, plus calmement pourtant. Les chaussures traînent la patte et s'arrêtent pour quelques tasses d'un bon cya. Il fait beau. Le bassin fait son travail avec maturité, chaloupe davantage et va au fond des gestes. La route, oui, la route! ne se force pas beaucoup pour rejoindre Jomsom, huit cents mètres plus bas, elle étale le dénivelé sur vingt-et-un kilomètres.



    Septième jour, Jomsom-Larjung


    Il est quinze heures, il pleut depuis une petite heure. Encore quatre heures de jour. Et puis regardant la route effondrée qui continue sa route, mes muscles font la moue. Quelques secondes d'indécision face à cette grève soudaine et puis finalement tout est solidaire pour faire demi-tour: une centaine de mètres jusqu'au petit village de Larjung que je venais de passer et ne plus rien faire du tout en attendant dans une auberge!?! J'ai faim.


    Comme prévu, elle est vide. Toutes lumières éteintes et pourtant lumineuse, agréable. Dans une assiette, une jeune fille aux cheveux emmêlés apporte la plus appétissante des pizzas!?! C'est un chapati recouvert de tout ce qu'il y avait dans sa cuisine. Du fromage, des champignons, des tomates, des concombres, du thon, n'importe quoi. Je me souviens alors que j'aime manger. Je n'ai marché que huit heures et je suis affamé -plus tard la carte dira que ces huit heures mesuraient quarante-cinq kilomètres, ah c'est pour ça...


    Du thon!?

    Le jour où on a eu l'idée de le trouver bon et rentable, l'espèce a pris un grand coup dans les branchies! Pour trouver du thon à cette altitude, à trois mille kilomètres de la première flaque salée! Quand on naît thon, on a une chance sur deux de finir en boite, mais quand les bocaux de boudins du Périgord sont le plus souvent ouverts par ceux qui les ferment, les boites de thon parcourent une distance démente pour se retrouver émiettées sur un chapati à Larjung. En tous cas, ce DOIT être une boîte, sinon... première hypothèse improbable, que le thon, à l'instar du saumon, soit un poisson euryhalin, qu'il se tape en remontée les trois mille kilomètres en question jusqu'à la Kaligandaki et soit pêché directement par le chapati, soit deuxième hypothèse improbable, s'il est vrai que depuis le col du Thorong, je n'ai croisé que peu d'hommes, peut-être sont-ils pêcheurs sur un chalutier six mois de l'année et qu'ils reviennent au village le dokho chargé de glace pilée et de poisson frais avant d'aller déblayer les routes qui se sont effondrées en leur absence... mais je crois que c'est des boîtes.



    Huitième jour, Larjung-Tatopani


    Je suis fourbu. Avec quelques sous qui me restent, j'ai acheté des chaussettes neuves. Tout va bien. Quitter les grands espaces arides des hauts plateaux et retour à la mousson, dans la jungle. Des ponts-de-câbles, des allers-retours entre 1000 et 2000 mètres. L'envie de s'asseoir une bonne fois pour toutes va de paire avec un manque languissant d'énergie... mais pourquoi je marche déjà, je vais où? Plus on voudrait être arrivé, plus le chemin s'allonge. Une maladie bénigne me guette, le "marre des montagnes" et j'accepte pleinement cette envie de m'asseoir. Je ne sais plus à quel moment nos chemins se sont séparés. Ce moine a si peu existé au-delà d'une simpe promesse que je me demande s'il a réellement été là. En fait, je crois que c'est lui qui m'a accompagné là où je devais aller et puis a disparu.


    35 kilomètres plus tard, Tatopani, "eau-chaude". Un hôtel avec SON eau-chaude. Il y a trois jours, les castagnettes empêchant une tétanie palmaire, 75 kilomètres plus loin, plus bas, il faut une demi-heure pour entrer dans l'eau ferrugineuse volcanique à 60 degrés et y faire sa lessive, enfin... Tous les tissus en sortent impéccables, par contre la somnolence de plomb qui s'ensuit mérite un lit d'une proximité excessive. Je m'allonge avec une dernière pensée qui me borde et me berce: "des vêtements propres".

    Et la nuit tombe, et la pluie tombe.


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    Neuvième jour, Tatopani-Sarangkot


    Il pleut.

    Le sponsoring de la rebellion maoïste au Népal n'a rien à voir avec de la géopolitique, c'est un caprice d'hégémonie... Un pays si complet, des glaciers aux jungles en passant par un melting pot d'ethnies ferait une station de vacances bon marché pour les millions de chinois qui s'enrichissent. Et puis peut-être les barages... Il n'y a que des raisons en fait et puis ça n'a pas tellement d'importance...

    Le chemin bifurque. Ghorepani, la métropole des maoïstes, est plutôt à éviter, inutile de tenter le diable j'ai épuisé mon quota de chance cette semaine. La route de Beni fait un gros détour mais elle s'éloigne de Ghorepani. Les quelques chek-points se passent simplement avec un air benêt. Ils raillent la dégaine, s'attendrissent des blessures et je peux continuer à marcher avec ma tête de tibétain et mon mauvais nepali.

    Marcher. Après deux heures d'acrobaties pour rester debout entre les micro-glissements de terrain au-dessous et au-dessus de la tête. Après un passage glissant imbibé de mousse à même la roche. Après une pluie diluvienne. Là, sous un porche, un villageois parle d'une jeep qui va à Beni, à deux kilomètres de Dokhla. Ok.

    Un chien m'a regardé dans les yeux quelque part sous la pluie et il a dû croire que je le cherchais, il s'est mis à me suivre sur les deux kilomètres. Et puis on s'est regardés, j'ai dit "désolé vieux, faut qu'j'y aille" et il s'est assis.


    J'aurais quand même fait mes vingt bornes aujourd'hui, petite journée.

    Première voiture depuis huit jours, sous un préau en tôle une dizaine de pelés attendent.

    L'équipée de la jeep se soude peu à peu. Quelques parties de karum avec la chair de poule. 10 gars en T-shirt et une fille en sari, tous trempés et reniflant.

    En tout homme, il y a un talent: dans cette petite ville, la dernière avant la jungle, il y a le champion du monde de karum. A force de s'entraîner tout seul, il a appris à faire abstraction de l'adversaire: il commence la partie, réussit tous les coups en 40 secondes et gagne...


    Une éternité qui n'a rien changé plus tard, les onze compères prennent place dans la jeep aux pneus lisses. Au milieu de la jungle plus qu'ailleurs, le gouvernement y va molo avec l'asphalte. Ce doit être une de ces jeep qui calcule la gîte, le roulis et le tangage, dans une mer de boue cinq mètres au dessus de la rivière d'eau, un peu énervée par la mousson.

    De la banquette latérale arrière, surchargée de trois nouveaux voyageurs, la jungle défile dans les odeurs de transpiration et de moisissure des sièges. La civilisation et ces fameuses boutiques de mode se rapprochent.

    Béni, ville à moitié finie, triste et perdue. La jeep s'arrête, deux kilomètres à pied, le bus démarre.


    Il ne reste plus qu'une chose à faire: attendre mon courrier dans un endroit tranquille...


    Un bus pour Saudara, pas de code de la route, pas de code des routes. On a beau y passer des heures, quand on roule dans un trou de 40 cm de profondeur qui fait pencher le bus dans le vide, on a un petit haut le coeur. surtout en période de mousson, terrain jhumide et glisement de terrain.

    On passe sur un petit pont de bois avec un bus tank de vingt tonnes chargé à ras bord mais ils conduisent mieux que n'importe qui... s'il y a la place pour passer, ils passeront sans ralentir. Enfin, si on est pas né avec il y aura toujours une part d'appréhension quand on croise un autre bus sur une route qui fait la taille d'un seul et les manoeuvre en marche arrière en plein virage où les bus qui foncent s'accumulent et pilent en fanfare de klaxon et vrombissement des moteurs. En fait, la distance de freinage est calculée au poil pour qu'à cent kilomètres-heure sur une route de graviers humide, les deux conducteurs se retrouvent face à face et puissent se parler sans descendre de leur bus et sans crier!



    A Naudara, je descends du bus pour rejoindre Sarangkot, vingt heures sonnent, une petite maison en pierre apparaît dans la nuit, vide: c'est ici.

    *



    A peine arrivé, j'ai enlevé ma montre, mes chaussures, mes chaussettes déjà pouilleuses. Dans les montagnes, rien ne roule, rien n'est assez rond pour rouler, et la vie n'en est que plus paisible. Pas de bouteilles, pas de voitures, pas de charrues et pas de bus. Les villageois coupent l'herbe en bas dans la vallée, la montent dans une ferme pour la vendre au propriétaire de quelques buffles et lui la donne à ses bêtes la nuit pour qu'elles aient la force de brouter la journée.

    Je me suis lié d'amitié avec quelques-uns, ils sont toujours curieux mais pour rien, juste pour parler gentiment. Les gamins s'amusent dans l'herbe. Si tu t'abandonnes, le monde s'abandonne. Mon ami et moi marchons le long des sentiers pour voir de ses amis fermiers, cueillir quelques kakros et manger du maïs grillé juste sorti du daura. Riz et lentilles à tous les repas. Yahourt de buffle frais qui la veille était dans les pis. En fait, le bonheur tient en peu de mots.

    "Namaste" se dit n'importe quand, c'est le mot le plus simple qui soit, on pourrait le traduire par "tiens, te voilà!, et de jour en jour, il donne une place.

    - Qu'est-ce que tu fais?

    - Je garde mes buffles.

    - Qu'est-ce que tu fais?

    - Je porte mon panier.

    - Où vas-tu?

    - Je marche.


    Ode à la sangsue


    Comme autant de bagues du plasma,

    Ce ver insaisissable hiberne sous la terre,

    Un trésor perdu...

    Une goutte de rosée en guise de déjeuner et elle se sent prête à réussir sa journée!

    De sa démarche unique, d'une souplesse enviée,

    Elle rejoint l'abri d'une touffe sur un sentier...

    Son flair est subtil,

    Sitôt qu'un vivant passe, elle ventouse son pied et s'allonge d'une stature érectile.

    Elle s'accrochera à lui sans qu'il s'en aperçoive,

    Liquéfiera son sang pour que sa bouche y boive,

    Deviendra si rien ne l'en empêche

    Un étron flasque hideux et périra soudain de satiété

    Pour que de son cadavre sorte deux mille bébés...

     

    Les questions les plus simples ont une valeur humaine parce que l'autre répond sa vérité, une vérité qu'on peut partager et comprendre qui se résume en trois mots, je suis là.


    La question suggère toujours un peu la réponse:

    - Tu veux du cya?

    - Oui.

    - Ca va?

    - Oui.

    Et chaque journée se suffit à elle-même, hier ne déborde pas sur aujourd'hui.

    Il pleut de temps en temps, il y a des sangsues. On se sèche et on les enlève. Et la lumière est souvent magnifique sur les Annapurnas.

    Tous les soirs à l'aurore, l'humidité évaporée du Phewa Tal sous le soleil de l'après-midi se refroidit et forme un gros nuage qui recouvre tout, et il pleut jusqu'au matin.


    Ils marchent à côté de leurs tongs. Pantalons qui tombent et morve au nez.

    Soleil, feuilles qui dansent. Le linge qui sèche, un événement sur le chemin. Mon amie en sari rose, voluptueuse, et le vieux Dilbaadur qui monte aux arbres pied nus pour chercher du bois mort.


    - Qu'est-ce que tu fais quand il pleut?

    - J'attends qu'il ne pleuve plus.

     

    Je ne sais pas comment ils font, mais un beau matin, comme un putali dans le dal bhat, un des gamins me tend une lettre. Elle contient 100$, un passeport français et un billet d'avion pour le cinq septembre, dans trois jours.

    C'est dur à avouer, mais je me suis senti chez moi... Adieu.



    Encore un de ces trajets à toute allure, mais celui-là, c'est le dernier... Celui qui m'emmène loin de la montagne, des buffles apaisants et de la douceur du Népal. Tout est devenu tellement évident, tellement agréable... Six heures ou six jours passent gentiment, quelques roupies pour acheter des oeufs, cueillir des fruits sur l'arbre, discuter avec n'importe qui de n'importe quoi. Tout est si proche de la vie que le reste est toujours léger, on s'énerve pour une couleur et puis on se sourit, toujours.



    Sonauli, ville frontière. Rien à dire. Dans l'agitation du commerce, on ne peut faire que deux choses, participer ou flâner. Rien à voir, rien à faire... Manger. Trop de bruit, trop d'effervescence pour si peu de chose, et la taille de la ville rend chaque client potentiel important. Pour préserver le calme intérieur, il n'y a qu'une solution: la fuite. Je dois passer la frontière...

    - Passeport?

    Voilà.

    - You don't have the entry stamp!

    Ah?

    - I have to call Katmandu for the authorization.

    - How long for the answer?

    - Two or three days.

    - 2/3 days!? I don't have this delay...

    - Of course, may be we can find a better delay...

    Pas question coco. Je me suis pas farci toutes ces frontières n'importe comment pour passer la dernière au bakshish!

    - Sorry...

    Et je suis parti.

    Ca ne m'a même pas sorti de la bulle. Après la dernière maisonnette dans la dernière ruelle oubliée, les champs commencent à s'étendre sur des milliers d'hectares déserts. La frontière est une ligne imaginaire, symbolisée par une petite rivière tranquille. Après vingt secondes de pataugeoire, me voilà de l'autre côté, de l'autre côté de la frontière, en Inde. Quelqu'un m'interpelle, un militaire qui faisait sa ronde, mais il n'a pas l'air de prendre son métier très à coeur, c'est juste pour parler... Passeport français:

    - Ho, you're french, from Paris!?

    - Yes, of course, everybody come from Paris!

    On pourra le trouver ignare le jour où on saura où placer Abu Road et Trivandrum!

    - Zidane, Henry? You know them?

    - Sure, my friend, sure...

    Merci les bleus pour la coupe en 98. Jamais je n'ai regardé un seul match mais en Asie, il connaissent jusqu'à la marque du slip de l'entraîneur et l'évocation de ces quelques noms, c'est presque plus efficace qu'un passeport diplomatique. Il m'a laissé partir en montrant la route avec sa mitraillette...

    **

    *


    Epilogue


    Je suis dans un café de Delhi. Dans trois heures, mon avion rentre en France. En attendant que le cya aux épices refroidisse tranquillement, je sors l'Annapurna Post d'avant-hier: en première page, il y a le portrait de quelqu'un qui sourit. Je le reconnais... "Nouvelle victime des rebelles maoïstes: un moine exécuté dans les environs de Manang". C'était vrai!

    Venant du bazar, quelques dizaines de mètres derrière, une détonation fait sursauter les indiens impavides. Aïe!

    Il fait encore chaud dans la capitale, mais pas tant qu'il y a trois mois. La ville est dans tous ses états, comme chaque jour, débordante de vie, de rues encombrées et de marchandages. On y est anonyme et important. J'aime bien ce pays...

    J'ai marché, beaucoup marché et j'ai peur que la vie citadine ne m'ensuque à nouveau... on verra bien.

    Avant, je voyais les choses avec philosophie, je me disais "si tout se passe comme prévu, tant mieux, sinon tant pis", maintenant, si tout se passe bien tant mieux... sinon... tant mieux. C'est un peu impressionnant de devoir tout reconstruire quand on ne connaît qu'une vie médiocre et confortable, devoir se lancer dans l'inconnu avec des peurs d'enfant qu'on croyait avoir surmontées, mais qui avaient simplement disparu pour un faire exister quelqu'un d'autre. Je préfère prendre le temps, prendre mon temps. Marcher sur mon chemin qui va, qui coupe à travers jungle, qui monte et qui descend au gré des déserts et des montagnes. J'y suis bien.


    Avec un dernier soupir, je regarde les petits éclats de mon crâne qui coulent lentement sur le journal souillé.

    Quelqu'un m'a retrouvé, le jeu continue...

    Ca peut-être n'importe qui...

    Je m'en fous.



    Merci à Vijay, Olivier, Cindy, Séb, Aurélie, Pax, Babou, JB, Charlène, Elodie, Pierre, Fanny, David, Dolzi, Dilbaadur et tous les rebelles et les militaires d'ici et d'ailleurs qui ne m'ont pas pris en otage et surtout merci à tous les coups de bols, aux petits fascicules de langue, aux paires de chaussettes épaisses, au hasard, à tous ces gens qui vivent autrement, à l'affrontement des plaques tectoniques et des flux climatiques, aux allergies, aux arbres fruitiers, à China Airlines qui donne des cravattes même à un vagabond puant, à la gentille escroquerie ambiante de tous ces pays qui rappelle en douceur que vivre, c'est avec les autres, à Celsius qui a placé son zéro à une température tout de même supportable en T-shirt, à la pluie qui sait s'arrêter de temps en temps, aux chaussures de marches qui permettent de savourer les tongs, aux tongs qui permettent de savourer les chaussures de marche, au PQ, à l'alcool à 95, et aux gens qui restent, ici ou ailleurs pour que d'autres puissent partir.


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  •  

    Madame Mellow rentrait chez elle après un congrès de trois semaines à Boston. On peut dire qu'elle avait réussi sa vie. Elle et son mari étaient suffisamment riches pour préférer le "vacuum design", l'architecture intérieure qui meuble les pièces avec des espaces vides. Son salon était très richement décoré avec des vides somptueux, un régal pour les connaisseurs. Et puis ces gens-là sont rarement chez eux.

    - Chériiiiiiiiiii?

    Il n'était pas là. C'était le moment idéal pour savourer un instant magique dans le bain à remous qu'ils avaient fait installé dans la salle de... bain... à remous. Quelques bougies, un peu de musique qui sortirait du plafond-enceinte et madame Mellow se prélasserait après trois semaines harassantes de prétexte intellectuel.

    Finalement son mari était là et avait eu la même idée. Il était allongé dans l'eau l'air béat, les turbines à plein régime. Il devait se faire un de ces massages!

    Madame Mellow fut un peu surprise bien sûr, mais comme il s'avéra que son mari n'était pas béat mais mort, elle fut bientôt paniquée.


    *


    - Mademoiselle Fédasier et voici monsieur Slasteh, police du terroir. Vous êtes madame Gustine Mellow?

    - Non, moi je suis la bonne qui porte du Dior, ça paye pas mal ici!

    - C'est vous qui avez découvert le corps?

    - Non, c'est mon ara, c'est lui qui vous a appelé.

    - Vous n'avez pas l'air très affectée par la mort de votre mari.

    - On voit que vous n'êtes pas à ma place.

    - Vous êtes en train de déménager?

    - Béotienne! C'est du vacuum design.

    - Vous vous moquez de moi?

    - Pas du tout! Mais je ne vais pas feindre d'être triste!

    - Bon. Pourquoi dîtes-vous que je ne suis pas à votre place madame Mellow?

    - Dans mon milieu, on fait surtout des mariages d'intérêt...

    - Et des meurtres d'intérêts?

    - Je suis plus riche que lui.

    - Ca n'explique pas tout, vous savez. Mon collègue va jeter un petit coup d'oeil à votre salle de bain. Pendant ce temps, je dois encore vous poser quelques questions...

    - Décidément, il ne me laissera jamais tranquille! Enfin... Je vous en prie...

    - Vous avez de drôles de réactions!?

    • C'est le cynisme des gens qui ont tout, vous ne connaissiez pas!? Pardonnez-moi, je vous écoute...


    *


    Madame Mellow avait coupé les robinets qui actionnent les turbines, mais son mari était toujours là, allongé dans cette position décontractée. Le terme précis serait même une position désarticulée. Les premiers policiers sur les lieux n'avaient trouvé aucun indice, rien, tout était incroyablement propre, hormis la baignoire.

    Jön Slasteh était envoyé sur tout les cas apparents d'homicide parce qu'il était perspicace. Mais ce n'était pas vraiment non plus de la perspicacité. Les poignets et les chevilles de Gilles Mellow était attachés dans son dos à hauteur de ses fesses par de la corde à gigot. Sa peau était spongieuse, déliquescente à force de baigner dans son jus et en face de chaque turbine massante, il y avait un trou dans sa chair. Un trou profond de cinq centimètres qui ressemblait à une escarre. Quelqu'un de perspicace aurait deviné que le meurtrier l'avait attaché, qu'il l'avait plongé dans l'eau bouillante, qu'il avait laissé l'eau liquéfier lentement sa peau et qu'il avait actionner les turbines. Pendant des heures, les jets d'eau avaient foré des cratères dans la chair de cet homme. Peut-être que le meurtrier n'était pas resté jusqu'au bout mais les noeuds étaient si judicieusement placés que toute tentative de fuite se serait soldée par une noyade. Quelqu'un de perspicace aurait deviné ça.

    Slasteh lui, le savait parce qu'il ressentait les trous. Il essayait de se sortir de cette baignoire mais manquait de se retourner. La douleur l'empêcha peu à peu de décider quoi que ce soit. Les jets d'eau martelaient sa peau imbibée et puis commencèrent à la dissoudre. Le massage se faisait maintenant à même le muscle, sur ses mollets, ses cuisses, son dos, sa nuque, c'était un système très complet qu'il avait payé très cher. Ses cervicales ne résisteraient pas longtemps à la pression. Les jets imbibaient la chair inerte et il lui sembla être un cachet d'aspirine effervescent. Il tentait de contracter ses muscles pour contrer l'effet relaxant mais ce bain à remous était décidément un très bon investissement, il se laissa dissoudre en étant totalement détendu...


    *


    Fédasier avait retrouvé Jön livide dans la salle de bain suivie de madame Mellow.

    - Jön?

    - Pas fini.

    - Qu'est-ce que... commença madame Mellow.

    Mais Fédasier fit un signe de la main pour l'interrompre.


    *


    - Alors? demanda Fédasier.

    - Il faut que je lui parle.

    - Vas-y, elle est à toi.

    - Madame Mellow, pourriez-vous me dire où se trouve actuellement votre amant? interrogea Slasteh.

    - Mon quoi?

    - Le meurtrier, où est-il?

    - Mais... qu'est-ce que...

    - Où est-il? reprit Fédasier.

    - De qui parlez vous?

    - De l'homme qui vous baise, où est-il? insista Slasteh.

    - Je vous défends de me parler sur ce ton! Je me plain...

    - Alors on se décoince, continua Slasteh. Dis-moi où je peux trouver la bite que tu t'enfiles?

    Ses yeux devenaient concupiscents, pervers.

    - JöN! cria Fédasier, tu vas trop loin!

    - Attends, Amy, regarde, elle va se décider. Regarde-la bien cette salope contrite par la bienséance, ça te dirait que je défonce un peu? Hein?

    Il s'approcha d'elle, le bassin en avant et lui effleura la joue. Sa collègue le retint.

    - ARRETE JöN! ARRETE! Madame, dîtes lui la vérité, je ne serais pas assez forte pour le retenir bien longtemps.

    • Alors? Ca te ferait plaisir que j'écartèle ton petit anus noué de politesse, que...

    • Aaaaah, arrêtez-le! ARRETEZ-LE! PAR PITIE! hurla madame Mellow

    • ... je te fasse laper les litres de jus qui commencent à sortir de mon...

    • JöN, ARRETE! intima Fédasier

    - D'accord, D'ACCORD! ARRETEZ! Si c'est de Breg dont vous parlez, il habite Saint-Pohl, coupa madame Mellow au bord de la crise d'angoisse.

    - C'est bien votre amant? demanda Fédasier calmement.

    - Oui... soupira madame Mellow, il s'appelle Breg, Breg Edens. Mais je ne savais pas que...

    • Peu importe, madame Mellow. Vous comprendrez que je doive vous emmener au bureau pour interrogatoire...


    *


    - Tu lui as filé une de ces frousses, Jön! C'était splendide! J'ai beau savoir que ce n'est pas toi, ça me surprend à chaque fois. Très convaincant, vraiment.

    - Merci.

    - Comment tu as su cette fois?

    - Lui, il le savait. Il ne l'a pas vu, mais c'était trop complaisant pour être quelqu'un d'autre, et puis c'est elle qui a confirmé.

    - Pourtant elle mentait bien, je l'ai cuisinée pendant tout le temps que tu as passé dans la salle de bain et je n'ai pas réussi à voir si elle mentait...

    - Si tu n'avais pas été là, je n'aurais rien su... C'est comme ça, je ne sais pas.

    - « C'est comme ça, c'est comme ça », heureusement que c'est VRAIMENT comme ça parce que si le Breg en question est innocent, on va au devant de sacrées emmerdes, j'ai bien cru que tu allais te jeter sur elle.

    • Moi aussi...


    *


    Bien entendu, Bregdine Edens était bien coupable. C'était un homme pompeux qui avait ligoté son rival avec des gants blancs et l'avait laissé mourir de propreté. Quand les agents se présentèrent chez lui, il ne prit même pas la peine de nier, ç'aurait été trop indigne de sa personne. C'est aussi sa fierté qui lui avait fait disposer les preuves bien en évidence sur son lit... Facile...


    - Bien joué Jön! Encore un! Ca t'en fait combien? demanda un collègue.

    - Quatre-vingt-seize en trente et un ans.

    - Au centième, je pense qu'on pourrait t'offrir le champagne, non?

    • Va pour le champagne!


    *


    Encore un coup de fil. Cette fois, c'est un clochard qui avait trouvé le corps. Pendu par les pieds sous le pont des Amoureux. Les seuls amoureux qui passent encore ici sont des rats ou des mouches, mais Zack le Clodo y habite et quelque chose gouttait sur ses cartons.

    Le type avait la colonne vertébrale arrachée du bassin jusqu'au cou. C'était apparemment la seule raison de sa mort. Le mort s'appelait Kiul Nelsher Slémingtreste, ingénieur en bâtiment. C'est son collègue qui l'a tué, la colonne vertébrale était chez lui. Le rapport entre la manière et le motif était évident, il voulait déstructurer l'édifice... Facile...

    Le lendemain, coup de couteau de Fastwelle Dupont contre Jules Sevigny, le surlendemain Priyad Kashmir tuait Zleck Zoloz et ainsi de suite depuis trente et un an. Trente et un ans de meurtres toujours plus originaux et banals les uns que les autres avec des coupables médiocres, aucun qui ne tue pour une raison surprenante, une raison subtile, une raison loufoque ou sans raison. Il n'y avait guère que la jalousie qui conduisait au meurtre, la peur parfois, involontairement, la convoitise, encore que la convoitise soit une forme de jalousie... la vengeance, mélange de jalousie et de peur, si on veut... la jalousie... et... je... crois qu'on a fait le tour, la jalousie, déclinée sous toutes ses formes: jalousie amoureuse, sociale, financière, etc. Même dans les rapports non-physiques, la jalousie et la peur sont les principales causes de meurtre... Et puis, quoi qu'il en soit, ceux-là sont morts, autant s'occuper des vivants.


    Mais Jön Slasteh, dans son manteau impersonnel réservé aux policiers avait toujours cette sensation grisante de la première fois en voyant ce qu'un autre Homme avait fait. Toujours cette sensation qui le fera comprendre pourquoi, même si ça n'a d'importance que pour les archives du terroir ou d'une famille, comprendre n'avait jamais ramené personne... Pour l'instant, il restait stoïque s'imprégnant patiemment de cette énergie sanguine dégagée par le meurtre. Plus le corps était souillé, détruit, déformé par celui qui l'avait dominé, plus la puissance était perceptible. C'est elle qui effraie. Qui fait voir autre chose que de la viande et des viscères chez le boucher. Plus le corps est déformé, plus il a été possédé et la toute-puissance du meurtrier transpire encore longtemps après. Le doute le plus imperceptible est saisi par cette force brutale de destruction, provocant les spasmes ou le vomi. Jön au lieu de craindre cette domination s'en nourrissait, il la laissait envahir son esprit jusqu'à la peur, l'acceptant comme une vérité... Aujourd'hui, c'était un mari qui avait cogné un peu fort sur sa femme. Amy Fédasier et Slasteh étaient arrivés sur les lieux après tout le monde, l'affaire était déjà résolue: le mari ne niait pas, c'est lui qui avait téléphoné et qui s'était livré aux policiers.

    L'homme était particulièrement impressionnant. Un colosse de deux mètres, cent cinquante kilos de muscles, une barbe rousse immense et un blouson en cuir élimé. Il se tenait la tête entre les mains, semblant effondré.

    - Bonjour monsieur Taupe.

    - Bonjour.

    - Je vais vous reposer quelques questions, si vous le voulez bien.

    - J'ai déjà répondu à la fiotte là-bas.

    - Il n'y était pas habilité... pour des raisons de procédures, je dois recommencer.

    - Elle m'a contrarié, j'avais un coup dans le nez, je l'ai frappée un peu fort et voilà, qu'est-ce que vous voulez de plus?

    Jön s'était assis à côté de sa collègue et toisait le colosse droit dans les yeux.

    - Ce soir vous êtes rentré vers quelle heure?

    - Qu'est-ce que ça peut vous faire?

    - J'ai besoin de ces informations pour le rapport, soyez coopératif monsieur Taupe, s'il vous plaît.

    - Qu'est-ce que j'y gagne?

    - Rien mais vous avez encore beaucoup à perdre!

    - Il est obligé de me regarder comme ça lui!?

    - Il fait son travail.

    - Tu veux ma photo connard?

    Jön garda le silence.

    - Monsieur Taupe, reprit Amy Fédasier, vers quelle heure êtes-vous rentré?

    - Huit heures.

    - Et que s'est-il passé pour que vous vous disputiez?

    - J'te plais c'est ça!? Regardes ailleurs, je vais pas garder mon calme longtemps!

    - Je vous rappelle que vous êtes menottés et accusé du meurtre de votre femme, monsieur Taupe! gronda Fédasier.

    - Menotté, ça veut pas dire que je peux pas lui mettre un coup de boule!

    - Jön, tu dégages!? demanda Amy.

    - Ok.

    Il se leva et s'appuya contre un mur, un peu plus loin, mimant de s'intéresser à un trousseau de clef. Mais au bout de quelques secondes il fixa à nouveau le suspect droit dans les yeux.

    - Monsieur T...

    - Je vais me le farcir! rugit le colosse en se levant.

    Il était si puissant qu'Amy en fut renversée et s'étala par terre tandis que Taupe rejoignait Jön qui restait impassible. Le géant se posta debout en face de Jön, le torse collé contre son nez pour l'écraser de son potentiel.

    - Alors pédale, t'as quelque chose à me dire? souffla monsieur Taupe au visage de Slasteh.

    - ...

    - Je vais tellement te...

    - ... cogner que tu vas appeler ta mère, connard.

    - Tu vas supplier...

    - ... que ce soit pas Satan qui te dérouille!

    - Pourquoi tu...

    - ... dis la même chose que moi, connard!?

    - Je sais pas ce qui te fais croire que...

    - ... tu pourras continuer ton petit jeu longtemps mais je te conseille de conclure très vite, termina Jön.

    Monsieur Taupe était interdit, le regard mauvais. Il se passait quelque chose. Jön le regardait toujours droit dans les yeux avec un air provocant, le même qu'il devait arborer à cet instant.

    - Ta gueule! intima Taupe.

    - Comment tu t'appelles Ducon que je puisse te tatouer ton épitaphe sur le front avec mon couteau? cracha Jön à travers ses mâchoires serrées.

    - Tu... vous êtes flic, vous n'avez pas le droit de me toucher, répondit la Taupe hésitant.

    - Tu... vous croyez? reprit Slasteh hésitant.

    - Tu te dégonfles, poulet!

    - Crois pas ça, connard!

    - Je...

    - Pourquoi tu le dis pas? demanda Jön, amical.

    - Quoi?

    - Dites-le, je vous en prie.

    - Non! trancha Taupe. Je ne peux pas faire ça.

    - Je sais, mais vous allez le dire quand même.

    - Tu rêves!

    - Comme vous voudrez, monsieur Taupe. Vous purgerez sa peine...

    - ...

    Monsieur Taupe retourna s'asseoir et ne dit plus un mot, les yeux dans le vide.


    *


    Amy était la supérieure hiérarchique de Jön pourtant ils travaillaient encore comme deux équipiers.

    - Qu'est-ce qui s'est passé, Jön? demanda Fédasier.

    - Il protège son fils. Ce n'est pas lui qui l'a tuée.

    - Mais on va être obligé de le coffrer s'il ne dit rien.

    - Il le sait, mais il le couvrira quoi qu'il arrive.

    - Si c'est vraiment son fils qui l'a tuée, il y aura des preuves contre lui et tôt ou tard on le libérera pour coller son fils à sa place.

    - Je pense que ce n'est pas la peine d'aller plus loin, tu le sais aussi bien que moi. Cette histoire de coup mal placé, c'est le fils qui l'a assené, et ce n'est pas un assassin.

    - Qu'est-ce qu'on fait?

    - On a un gamin inconsolable en fuite et un bouc émissaire autoproclamé, on a sûrement besoin de nous ailleurs...

    • Je ferai le rapport dans ce sens...


    *


    Amy Sidèle Fédasier rentra chez elle et y trouva sa petite famille, un mari épuisé par son boulot d'avocat et un chien neurasthénique qui aboyait contre sa queue qui bougeait trop vite. Il restait une place sur le canapé. Un bisou à son mari, une caresse au chien et elle les rejoignit bientôt dans leur léthargie.

    - Alors, c'était comment?

    - Usant. On s'est attaqué à une brute épaisse cet après-midi et j'ai bien cru que Jön allait se faire taper dessus.

    - Il joue avec le feu ton copain, ça lui jouera des tours.

    - Au moins ça avance!

    - Je sais mais j'ai eu vent de plaintes qui courraient contre lui. Il s'est déjà battu avec un témoin tu sais! J'aimerais qu'il ne t'arrive rien en sa présence.

    - Ne t'en fais pas pour ça... Il est violent avec ceux qui sont violents. Le gars qu'il a frappé, on a trouvé un cutter dans sa main.

    - Qu'est-ce qu'il en savait?

    - Rien, je ne sais pas, il dit que "c'est comme ça".

    • Mouais... N'empêche. Faudrait pas que ça retombe sur toi, ou sur vous...


    *


    Une cloche sonne. Il est huit heures du matin. Un léger vent d'hiver fait frissonner Emilie. Elle trottine jusqu'à la porte de son immeuble. Cinquième étage par l'ascenseur, porte au fond du couloir à droite, bonjour Flore, café.

    Sémantin Ladriel, fatigué prend sa voiture. Il est impulsif. Pas comme une caractéristique, impulsif comme un problème pour les autres. Le gros building dans lequel il s'apprête à rentrer est déjà une thérapie. Ascenseur, cinquième étage. Une construction aussi imposante ne peut que défendre des valeurs valables. Fond du couloir à droite.

    - Bonjour Flore, vous êtes toujours aussi ravissante en tailleur...

    - Bonjour Monsieur Ladriel, répondit Flore en levant les yeux de ses doigts croisés.

    - Je vous en prie appelez moi Sémantin...

    - Le docteur vous attend, Monsieur Ladriel, répondit-elle avec un sourire poli.


    Emilie attendait assise à son bureau. Un peu ennuyée, ses mains feuilletaient les papiers étalés un peu partout pour donner l'impression d'un bureau envahit par les références et le travail. En réalité, elle n'avait besoin que de sa voix, rien d'autre. Ladriel frappa, entra et trouva Emilie debout, le regard concentré et la main tendue vers lui.

    - Bonjour Docteur.

    - Bonjour Sémantin. Huit heures et quart, vous êtes en retard... Asseyez-vous, s'il vous plaît...

    - Il y avait des embouteillages, s'excusa Ladriel.

    - Pensez-y la prochaine fois, nous ne pouvons pas travailler correctement avec un quart d'heure en moins chaque semaine.

    Ladriel retint de justesse un juron. Elle le vit à la moue furtive qui traversa son visage.

    • Bon début, Sémantin, remarqua Emilie. Maintenant asseyez-vous, nous allons commencer...


    *


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