• Piranhas*

    I


    Pepo Chewy posa son verre sur le comptoir de son bar du matin, vidé d'un seul trait comme toujours. Au milieu des bérets en velours et des barbes d'un jour blanches, il prenait tous les jours un petit godet de «gnole du pays» de synthèse avant d'aller s'asseoir ailleurs ou se promener. Aujourd'hui, il avait taper sur le zinc et lancé: «Messieurs, j'ai à faire!». Du fond de la salle, un de ses amis un peu sourd le regardait:

    - Eh ben Pepo, tu t'en vas déjà ? lança-t-il d'une voix chevrotante.

    - Ce matin, je dois passer chercher ma nouvelle filleule.

    - Quoi ?


    Il empoigna la poignée de la porte qui retira automatiquement ses consommations sur son compte à retrait digital et sortit sur le boulevard désert. A cette heure-ci, seuls quelques pigeons en plastique nouvelle génération occupaient le bitume.


    C'est le quartier nord de la ville, le Mat, à cause de Mature Block. Les pigeons sont une initiative de la mairie pour rendre le quartier moins désert en dehors des heures de visite. Elles coïncident avec les heures de travail des «enfants » et donc ne limitent personne, mais si on en avait besoin, l'interdiction existerait déjà.


    Pepo habite un de ces quartiers obligatoires matraqués de publicités pour les stations thermales et l'incontinence. Contre l'incontinence. Son bloc est au milieu d'un parc arboré d'arbres synthétiques du haut desquels des hauts-parleurs diffusent des bruits d'école et des cris d'enfants. A quatre-vingt-treize ans, ça l'énerve encore. Ses enfants sont jeunes retraités, ses petits-enfants inventent les slogans qu'on lui rabâche à longueur de journée et ses arrières petits-enfants sont des crétins finis qui vivent dans un monde théorique. Ils sont tous abrutis d'intelligence, savent tout de source sûre et restent poliment assis à en apprendre davantage. Quand Pepo rote pour les faire rire, ils le regardent interloqués et sont rassurés de le savoir au Mat.


    Voilà trois ans qu'il a déménagé pour le Mat 4. Le doyen du Mat va sur ses cent dix-huit ans, talonné de près par Zenolène, une amie de Pépo, et sa chambre est sur le chemin de la sortie.

    - Tiens, Pépo ! Qu'est-ce qui t'amènes ?

    - Bonjour ma chère. Je passais simplement faire une petite visite de courtoisie.


    Les bavardages se font au salon de thé, s'il vient jusqu'à sa porte, c'est pour une raison plus physique. Pendant qu'ils échangent les civilités élémentaires, ils se déshabillent et se caressent doucement.


    Vingt minutes plus tard, Pépo est de nouveau sur le pallier côté couloir Zenolène côté chambre.

    - Où est-ce que tu allais comme ça ?

    - Chercher ma filleule au V Bloc.

    - C'est la troisième cette année, je vais finir par être jalouse...

    - Enfin Zeno, tu sais bien que je ne peux pas m'attacher à elles, elles sont trop jeunes, trop fades. Je ne fais que les affranchir sur les deux ou trois choses qu'elles ne savent pas encore...

    - ...et que toi tu connais très bien, coupa-t-elle avec un clin d'œil coquin.


    Il avait beau entendre ça toutes les semaines, il rougissait toujours un peu. Après un baiser sur la joue ridée, il prit enfin congé. Encore ces maudits pigeons sur la route!


    En quelques minutes, il arriva à la Lisière du parc qui désignait en fait le poste de contrôle des sorties du Mat.

    - Piotr Chewasky ?

    - C'est ça, mon petit.

    - Vous avez vingt minutes de retard, l'escorte vous attend !

    - J'avais un ren...

    - L'escorte vous attend !

    - Qui est-ce cette fois ?

    - Moi, allons-y!


    Le sergent Enzo Lekiner était affecté à la Lisière du Mat 4 depuis l'année dernière. C'est étrange comme certaine promotion peuvent être vécues comme des corvées. Pendant la guerre sino-indienne il avait été blessé à l'oreille et ses supérieurs l'avaient «promu» à l'escorte des vieux.


    C'était la troisième fois qu'il voyait celui-là et qu'il l'emmenait au VBloc d'où ils revenaient une heure plus tard, à trois.


    Il écoutait d'une oreille les blabla du vieux qui commentait la Work Town avec des «de mon temps ». Quand il était militaire, il n'avait pas à écouter ce genre de fadaises... Chacun son temps...


    Le véhicule s'arrêta devant un gros bâtiment qui arborait fièrement une enseigne rouge, le Students & Virgins Center. Les deux hommes descendirent et se dirigèrent vers la réception. Une charmante dame d'une soixantaine d'années les reçu froidement.

    - Asseyez-vous. Votre nom.

    - Piotr Chewasky, Mat 4.

    - Chewasky, dit-elle en feuilletant les écrans tactiles...votre filleule est prête, elle s'appelle miss Jilli, dix-neuf ans a fini son cursus de génie humain. La voilà. Vous revenez dans trois semaines avec le carnet complété.


    De retour au Mat 4, après d'émouvantes séparations avec le gardien, Pépo et Jilli se regardent enfin. Il sait les mettre à l'aise, c'est la dix-huitième en treize ans, la routine quoi.

    - Bonjour miss, je m'appelle Pépo Chewy. On va passer trois semaines ensemble. Je pense qu'on s'entendra bien. Mais dis-moi Jilli, qu'est-ce que c'est que le génie humain ?


    Il parlait à une jeune fille grande et élancée, presque aussi grande que lui. Des cheveux longs et blancs descendaient jusqu'au milieu de son dos. Elle le regardait calmement de ses yeux roses.

    - Eh bien, on t'a coupé la langue ?


    Jilli était une semi-albinos avec un physique de petite fille d'un mètre soixante-dix, ni poitrine, ni poils sur les jambes, seuls quelques traits de son visage montraient qu'elle usait de mimiques affinées. Elle savait à peu près pourquoi elle était avec cet homme et ne s'en effarouchait pas.

    - Ma langue est toujours là, rassurez-vous.

    - Si tu ne parles pas, les trois semaines vont être longues.

    - Nous allons être intimes très vite et j'ai peur de ne pas avoir le temps de vous connaître, je préférerais m'habituer à vous en silence.

    Pépo fut surpris. En treize ans de tutorat, c'est la première fois qu'on mettait son discours de bienvenue en question. Il hasarda un «on parlera quand tu seras plus à l'aise» qu'elle balaya d'un sourire entendu.


    II


    A peu près à la même heure dans le Mat 3, Sophie arpentait des rues identiques pour rejoindre le centre et récupérer son filleul. Sophie a soixante-dix-neuf ans et donne à chaque pigeon en plastique un coup de pied discret. Ils se fissurent et cassent lentement sans que personne ne sache pourquoi.


    Devant la porte de sa chambre d'instruction, un adolescent de dix-sept ans attend sa tutrice. Voilà deux ans qu'il suit une formation de boulanger-plâtrier devant un écran tactile. La plaque de sa chambre indique « Sijerkom Alister J.» mais tout le monde l'appelle Jerk, tout le monde, c'est-à-dire son logiciel pédagogique.


    Le physique de Jerk, c'est taille moyenne, barbe éparse, visage commun. Si tout se passe bien, rien ne changera. Comme tout adolescent de son âge, il ne pense qu'à une seule chose, suscitée progressivement par son logiciel depuis ses treize ans : le sexe.

    Depuis qu'il est éveillé, il attend sa tutrice debout derrière la porte en imaginant ses formes douces et ses rondeurs affolantes. Et puis la porte s'ouvre ! Enfin !

    Le «grand frère» l'accompagne le long des couloirs verts jusqu'à la salle qu'il a vu quelques années auparavant lorsqu'il est arrivé. Une vieille femme et un gardien en costume vert l'accueillent, la vieille femme avec un sourire, le gardien avec un regard neutre. Ils signent tous des tas de formulaires d'une simple pression du pouce et se retrouvent dans un taxi qui suit les rails au milieu des buildings. A la Lisière du parc, le gardien se terre dans une cabane de béton et Jerk se laisse guidé par la vieille femme jusqu'à une chambre meublée. Il y a un lit deux-places recouvert d'un tissu blanc, une table de chevet et une lampe éteinte. Le mur qui fait face au lit est un écran gigantesque qui pour l'instant représente une fenêtre ouverte sur le parc.

    - Bienvenue chez moi. Tu veux voir quelque chose ?

     

    Depuis le début, Jerk ne pouvait s'empêcher de faire une moue dégoûtée en pensant que sa tutrice était cette vieille femme enrobée.

    - Non merci. Euh... vous êtes sûre que c'est moi que vous deviez prendre?

    - C'est pas très flatteur ça, petit, mais j'ai l'habitude, vas. Ensemble on va apprendre à te faire oublier tes idées immatures, d'accord?

    - Mouais, répondit Jerk en regardant ses pieds.



    III


    Sur le carnet de contrôle, page une, il y avait le titre «préliminaires».

    - Ma petite Jilli, notre première leçon commence aujourd'hui. Ce n'est qu'une petite mise en bouche, hé hé... Approche, veux-tu.

    Elle se planta face à lui et ferma les yeux.

    - Tu peux les ouvrir, tu sais.


    - Alors, Jilli, comment penses-tu que nous devions commencer?

    - Par le baiser?

    - C'est bien ça. En théorie, tu devais être au courant que nous commencerions aujourd'hui, n'est-ce pas?

    - Oui, dit-elle avec un sourire.

    Il s'approcha d'elle et passa la main dans ses cheveux. En théorie, quelques films du VBlock avaient dû lui apprendre les approches verbales avec un homme, la relation devait débuter directement sur la partie contact.

    Les caresses du cuir chevelu stimulèrent quelques frissons, il cocha la case « bonne sensibilité tégumentaire ». Et puis il prit la tête de Jilli entre ses mains comme on s'apprête à porter ses lèvres à une coupe. Contrairement à ce qu'il attendait, elle n'affecta pas cette appréhension des autres midinettes. Elle ferma les yeux et tendit ses lèvres fines.

    C'est étrange. D'habitude cette maîtrise du crâne des jeunes filles lui faisait monter le sang. La peur qu'éprouvaient ces vierges lui donnaient un sentiment d'aisance érotique et cette albinos qui s'offrait à lui si simplement perturba ses repson aisance. Il continua sa cérémonie mais son corps ne parvenait pas à s'émouvoir.

    Elle répondait aux avances de Pépo avec la langue et la faisait glisser maladroitement sur son dentier en résine.

    - Alors, bredouilla Pépo pour lui-même... Haleine fraîche, ok. Souplesse, fermeté linguale, ok. Laisser-aller, ok. Bien bien... Effleurer les dents et le palet, c'est la page suivante il me semble, mais on peut dorset déjà, les valider. Félicitation Jilli, c'est un premier contact assez encourageant!


    Jilli ressentait l'excitation des premières fois, de la découverte de quelque chose d'inconnu et pourtant Pépo était troublé. C'est fini. La première étape est validée. Jilli a presque l'air déçue mais son visage reste toujours aussi serein.

    *



    Jilli avait faim, ils décidèrent à sortir pour aller prendre quelque chose au restaurant du Mat. Malheureusement, le choix était un peu triste pour une fille de dix-neuf ans: muesli, yahourt, fromage, potage. Rien de bien consistant qui pouvait lui rappeler les "légumes à la vapeur" du VBlock. Elle prenait plaisir à déguster chaque cube de couleur séparément pour en inventer la saveur et essayait d'imaginer la forme qu'ils pouvaient avoiravant d'être préparés.

    Devant ce bol d'eau où nageait des miettes informes, son imaginaire devint aussi flasque que la cervelle qui la supportait. Pépo en fut gêné. D'un coup, il avait presque honte de ne pouvoir lui offrir autre chose.

    Sentant qu'il était troublé, elle posa sa main sur la sienne avec un regard affectueux.

    - Ce n'est pas grave, dit-elle d'une voix douce.

    Et il se ressaisit. En quelques heures à peine, il se sentait coupable de ne pas pouvoir servir cette pucelle! Après dix-huit comme elles et tant de femmes dans sa vie!?

    Jilli posa sa cuillère dans son bol et s'essuya la bouche.

    - Que fait-on cet après-midi? demanda-t-elle.

    - On peut aller se promener, il n'y a qu'une étape par jour...

    - Vous connaissez un endroit calme ?

    - Le seul endroit où nous sommes autorisés à nous promener, c'est le parc.

    - Bien, allons-y...répondit-elle pensive.

    Elle se leva et pris la main de Pépo, le tirant au dehors. Aucun comportement n'étonnait, les tuteurs et les filleuls circulaient dans les Mat depuis toujours. Cette jeune fille-là devait juste être plus candide et moins farouche que les autres.



    V


    Enzo Lekiner regardait la photo de sa femme sur le bureau de sa cabane en béton. Sans penser à rien.

    Quand on surveille une règle acceptée par tous, on s'ennuie à mourir, un peu comme l'horizon. On devient cette ligne imaginaire qui préserve le ciel des assauts éventuels de la mer. Toute la sécurité reposait sur l'impression de sécurité. Des capteurs à quelques endroit stratégiques, une omniprésence superficielle et tout le monde se cantonnait dans l'espace imparti.


    Au début, il regardait passer les quelques bateaux mais au fur et à mesure, il ne les a plus vu. Il mâchait son chewing-gum l'air vaseux sans rien faire d'autre que rester assis. Quand ses enfants étaient petits, il aurait voulu jouer avec eux mais il devaient réviser sans cesse pour être à la hauteur du Student & Virgin Block, devant leurs écrans tactiles... Alors il les a regardé grandir en mâchant son chewing-gum. Sa femme n'en pouvait plus et il les a regardé partir en mâchant son chewing-gum. Finalement, il a perdu aussi l'appartement au profit de sa famille et les enfants sont partis en centre d'instruction, sa femme s'est retrouvée seule et lui s'est endormi dans sa fonction. C'était il y a 12 ans...

    Aujourd'hui, il dort toujours dans sa guérite et elle dans l'appartement vide. Ils se revoient parfois et continuent à s'aimer de solitude.


    Aujourd'hui, il va parler. Deux à trois fois par mois, il accompagne un des vieux au VBlock pour chercher un ado. Au Mat 4, ils ont tous plus de quatre-vingt-dix ans, ça doit leur faire plaisir de la chair fraîche. Voilà plusieurs années qu'ils se sont séparés, presque douze ans, les douze ans qui changent. Ses deux gamins seront bientôt dehors avec un diplôme agréé. Il lui arrive d'y penser parfois.


    Normalement, dès l'entrée au centre d'instruction, vers 8 ans, les enfants n'ont plus de contact avec leur famille pour avoir une totale maîtrise sur leur apprentissage, pas de dérive possible, pas de conflits entre des traditions et leur éducation. Ils apprennent à être en parfait accord avec ce qu'ils font, et ce qu'ils font est ce qu'on leur demandera de faire. Ils y trouveront du plaisir parce qu'ils savent le faire et ils savent le faire parce qu'on ne leur a appris que ce dont on avait besoin.


    Le vieux était arrivé ce matin, tout frétillant. Il l'avait conduit jusqu'au VBlock en l'entendant radoter.

    Dans la salle d'attente, on fait signer à Enzo les doubles des papiers du vieux. A la lecture du nom de la filleule, il a un mouvement de recul : Jilli Jane Lekiner, 19 ans.


    S'il n'avait pas été là, il n'aurait rien su. Tout se serait passé normalement et il n'aurait jamais revu sa fille. Pourtant, elle avant approché, sereine, toujours ruisselante de cheveux clairs comme la neige, les mêmes que sa mère. Elle ne le reconnut pas, le vieux s'agglutinait à elle...

    La révolution du système s'est faîte trop brutalement. Les technocrates ont cherché à appliquer très vite un nouveau fonctionnement et les individus comme Enzo, qui servent de transition en font les frais. Ils sont tiraillés entre leurs sentiments d'avant, la famille telle qu'ils l'ont vécu enfants, et les modèles qu'il a fallu adopter. Ses sentiments sont seulement ceux d'un modèle contrarié, quelques générations et plus personne ne se préoccupera plus de ses enfants comme autre chose que des individus qui s'intègrent.

    Concupiscent le salaud, il va glisser ses vieilles mains sur sa peau blanche, il va... Tout le monde passe par là!

    Les tergiversations d'Enzo passèrent inaperçues derrière sa constance taciturne mais il avait louché plusieurs fois sur sa fille et sur le vieux.

    Une fois à la Lisière, ils étaient parti sans un mot, bien sûr, trop pressé qu'il était ce salopard de poser ses mains sur elle...



    VI


    Jerk tournant en rond dans la chambre de Ma Sophie. Il n'y avait que des programmes-fleuves ou l'écran-fenêtre pour attendre qu'elle sorte de la salle d'eau. Rien d'assez fort pour le distraire d'une imagination révulsante. Que faisait-elle dans cette pièce? Pourquoi fallait-il qu'elle se prépare?



    VII


    Dans la salle d'eau, Ma Sophie s'appliquait à ne rien masquer, à faire apparaître toutes les parties de son corps telles qu'elles, les tâches sur la peau, les varices... Son travail de tutrice était différent de celui des tuteurs: elle devait commencer par se rapprocher suffisamment du garçon pour lui faire comprendre qu'il ne décidait pas toutes ses réactions. Et quand il était devant son plaisir accompli, il devenait plus docile malgré sa répulsion. Il devait apprendre à comprendre son plaisir, à aimer ce qui lui procurait, pour être un amant attentif.

     


    VIII


    Les jours et les leçons étaient passés. Dans la chambre de Pépo, ils s'étaient dénudés. Elle, fine, imberbe et jolie de sa puberté infantile, lui fripé, imberbe et noueux d'une vie plus que remplie. La jeune fille semblait toujours très sûre d'elle, ouverte, et de plus en plus impliquée dans ses leçons. Sur le carnet de contrôle, les cases "sensibilité du clitoris", "stimulation par le souffle" et "orgasme clitoridien" étaient déjà cochées. Ils approchaient, elle approchait, avec brio des cases "coït simple" et "accessibilité Grafenberg".

    Au matin du 10e jour, on glissa une lettre sous la porte de Pépo. Il faisait beau, les oiseaux en plastique gazouillaient gaiement de tout la gaieté de leur bande son. Un vent léger faisait bruisser les feuilles synthétiques. A ne pas trop y faire attention, on se serait senti dans les bois.

    A l'intérieur de la chambre, Pépo et Jilli venaient d'émerger au doux son du réveil matin. Elle s'était réveillée un peu avant lui et le regardait balbutier ses derniers rêves. Elle aimait le voir marmoner dans la fin de son sommeil, malgré ses traits cent fois éprouvés, il laissait alors s'exprimer timidement ses faiblesses, ses égarements et ses incertitudes incompréhensibles. Après 93 ans d'apprentissage des certitudes, il restait une part de fragilité en lui qui émouvait beaucoup la jeune fille.

    Pépo ouvrit les yeux face au plafond et jeta un regard discret du côté de sa jeune élève. Comme chaque matin, elle le regardait fixement et il s'en sentait légèrement mal à l'aise. Elle arborait sûrement cet air maternel qui le décontenançait. Et comme chaque matin, il sortit du lit sans un bonjour avant de reprendre son statut de tuteur. Il parvenait tant bien que mal à retrouver un rien de formalisme et s'y réfugiait pour le reste de la journée, sans cesse mis à l'épreuve par des oeillades trop tendres.

    - Aujourd'hui Jilli, nous allons aborder le coït à proprement parler. C'est une étape parfois un peu douloureuse ou étrange pour les jeunes femmes. J'espère que nous avons assez de complicité pour que tu t'en sortes bien.

    Dans son discours volontairement distant, "complicité" avait été blessant pour Jilli, comme s'il feignait de ne pas voir qu'il y avait plus entre eux que cette formalité de l'étape 10. Elle tenta de masquer une moue triste mais un léger froncement de sourcils, l'espace d'une seconde suffit à faire vaciller la froideur de Pépo.

    -... mais je pense que tout ira bien, ajouta-t-il précipitamment pour se rattraper.


    Ils se débarbouillèrent d'une grande claque remplie d'eau sur la figure et pendant que Pépo chaussait ses dents, Jilli faisait glisser sa pâte de nuit avant de la laisser tomber sur le sol comme une couronne de cire autour de ses pieds joints.

    Pépo se regardait dans la glace avec des yeux indécis. Depuis 10 jours, il recommençait à se poser des questions, pas sur ce qu'il devait faire, mais sur ce qu'il ressentait. Il ne se comprenait plus. En coupant machinalement quelques poils drus qui sortaient de ses oreilles pour voir le vaste monde, il se rassura en pensant avec conviction qu'à son âge, ces idioties sont finies depuis longtemps.

    Malheureusement, les résolutions s'évaporent souvent en face de la réalité. Elle était debout, les pieds joints, ses longs cheveux blancs glissaient de part et d'autre de ses épaules et elle le toisait de son grand regard candide.


    C'est en détournant désespérément le regard pour se soustraire à sa propre honnêteté qu'il remarqua le pli sur la moquette dans l'entrée.

    - Tiens regarde! Quelqu'un est nostalgique de l'épistolaire! dit-il en se précipitant sur la lettre.

    - Ca doit faire 10 ans que personne ne m'a plus rien envoyer, continua-t-il. Voyons ce que ça peut-être...

    Imperturbable, Jilli s'assit nues-fesses sur le couvre-lit en écoutant Pépo utiliser tous les mots qu'il connaissait pour décrire l'enveloppe et prolonger ce prétexte. Mais dès qu'il eut ouvert l'enveloppe, il se tut, soucieux.

    Il regarda Jilli de haut en bas et se replongea sur les quelques mots que contenait le message. C'était bref, sans signature et tranchant, écrit avec une écriture baveuse et sale: "ELLE TE PLAIT?"

    "Elle te plait?"... Qui pouvait envoyer un tel message sans vouloir laisser de trace dans les archives? La question ne s'était jamais posée. On faisait ce qu'on avait à faire pour rester au Mat et c'est tout. Pourquoi tout à coup quelqu'un semblait-il trouver ça étrange? Mais au moins cette lettre anonyme avait-elle le mérite de poser des mots sur ses troubles des derniers jours. Jilli lui plaisait-elle?


    Il essaya de l'imaginer sans lever les yeux du petit carré de papier, détailler ses gestes et les habitudes naissantes qu'elle prenait avec lui, il la voyait caline et adorable comme la petite fille qu'il aurait voulu avoir. Oui, mais voilà, elle en demandait plus. Il devait lui donner plus. Jilli demandait chaque matin sa "leçon" quand les autres tentaient maladroitement de l'éviter, elle demandait chaque jour sa leçon parce qu'elle la savait être la seule marque d'intérêt que Pépo ne pouvait lui refuser. Jamais il n'avait eu d'élève si attentive et si disposée, elle ne dépassait pas les étapes, ne voulait jamais plus mais apprenait tout avec simplicité comme une nature qui s'épanouit... A l'origine, le programme du V Block devait aboutir à ce genre de chose, mais pas avec autant de facilité. Cette tendresse qu'elle lui inspirtait devenait la passerelle à ses attentes de jeune fille, elle le rendait faible.


    Il appréhendait déjà cette leçon, rien jusqu'à présent ne l'ayant rassuré sur la tournure des événements. Cette lettre le perturba un peu plus encore et dans un mélange de soulagement et de culpabilité, il déclara forfait. Il rangea la lettre dans une poche de sa pâte vestimentaire et se tourna vers Jilli avec cet air sincère et maladroit comme on s'apprête à avouer une faute ou un mensonge.

    - Tu progresses vite, Jilli, je pense que nous pourrions nous reposer et oublier les leçons pour aujourd'hui. Que dirais-tu d'aller au bureau de gestion pour demander un bon de sortie pour cet après-midi? Nous pourrions aller nous promener en ville?

    Il savait la proposition sournoise mais infaillible. Jilli serait vue aux côtés de son prince charmant et ils passeraient l'après-midi ensemble, collés l'un à l'autre, mais il évitait ainsi d'affronter son rôle.

    Elle rougit presque en libérant un "oh, oui!" naïf. Se sentant tout à coup impudique, elle récupéra et étala maladroitement sa pâte, s'en couvrit une partie du corps et embrassa Pépo sur la joue avant de se précipiter à pas légers vers la salle d'eau.



    IX


    Entre temps, Enzo s'était procuré un double du carnet de validation. Ca n'avait pas été très dur, ils étaient en consultation libre dans les banques de données. Depuis que les Mats et les V Block avaient été jumelés, personne ne s'y était intéressé parce qu'à partir de 10 ans, les enfants n'avaient plus qu'une mère, la société et une mère sait ce qui est bon pour ses enfants.

    Effaré, il avait feuilleté les pages du carnet et imaginait les leçons... sa fille se faisait tripoter par le vieux qui n'en était pas à sa première jeune fille. Il compta les jours depuis l'arrivée de Jilli au Mat 4 et découvrit que le lendemain correspondait à la première pénétration physique, il était temps d'agir ou de se taire à jamais.

    Mais s'il s'abstentait de son poste, il n'aurait dû en signaler la cause au détecteur d'anomalies à déclenchement séantique, un système ingénieux qui l'astreignait à la position assise sauf en cas d'impérieuse nécessité, lesquelles étaient contrôlée rigoureusement par toute une branche de la WorkTown par le biais des écrans. Le seul moment où il pouvait agir, c'éatit pendant la ronde du soir pendant laquelle il arpentait les avenues du Mat... pour rien!


    Il lui faudrait être discret, le moindre écart le ferait suspecter, la moindre violence l'éloignerait immédiatement de sa fille en la laissant au palpé des doigts vicieux.

    Au fond d'un tiroir, il retrouva un stylo en piteux état et quelques reliques de papetterie qui avaient grandis dans une forêt de vrais arbres. Le feuillet était légèrement jaunis mais toujours en parfait état de marche, c'est-à-dire prêts à recevoir l'encre du stylo si elle se décidait à couler...

    Et voilà que tout son plan tombait à l'eau parce que plus rien ne se faisait en dehors de l'écran et les objets qui l'entouraient ne lui inspiraient absolument aucune imagination quant à leur usage. Il en resta là, planté bêtement devant son stylo inanimé et son feuillet jaune. A l'armée, il n'avait rien appris que des chansons pour la marche au pas et la mobilité pour aller attendre ailleurs qu'il se passe quelque chose c'est aussi pour ça qu'il a obtenu le poste de gardien du Mat au premier rendez-vous, pour sa capacité à attendre...

    Les heures passaient et il ressassait les images répugnantes de sa petite fille de 19 ans avec ce débris lubrique. Les visions s'acceléraient, se succédaient à une vitesse déroutante et ce stylo qui ne voulait rien comprendre, AAAAAH!!! Et il tapa violemment du poing sur l'ensemble, assez pour faire sauter la bille du stylo et lever légèrement les fesses du siège. L'écran de contrôle s'alluma aussitôt sur un visage impartial et vide!

    - On nous signale des changements de pression sur votre fauteuil Lekiner, que se passe-t-il?

    Enzo se rassit et ajusta son uniforme vert.

    - Je pensais à une histoire qu'on racontait à l'armée et j'ai peut-être ri trop physiquement...

    - Vous connaissez la procédure: tout problème enregistré par les détecteurs doit être justifié pour ne pas encombrer les archives. Je vous écoute.

    Enzo marqua un moment d'hésitation avant de se lancer dans la première blague qui lui passait par la tête:

    - Un jour, quelqu'un a dit "j'ai encore faim"!

    - Ah ah, effectivement, Lekiner, c'est plutôt astucieux mais vos histoires de militaires ne doivent pas perturber votre travail, de surcroît le notre. Quand vous riez, vous êtes moins vigilants, reprenez-vous.

    Sur quoi l'écran s'éteint. Pendant qu'il discutait, la bille avait libérer un passage et l'encre se déversait en micro goutte sur le carré d'espoir. Du bout des ongles, il écrasa le tube jusqu'à obtenir une petite flaque noire. Il y trempa la tige de plastique et commença à écrire son premier message sur le feuillet. Les allers-retours entre le papier et la flaque d'encre prirent cinq bonnes minutes mais au bout du compte, il se retrouva avec un pli fermé qui contenait sa prose laconique.



    X


    Jerk se sentait épuisé. Un sentiment de bien-être s'était diffusé dans tout son corps durant quelques secondes en s'emparant de toutes ses forces. Il restait allongé, somnolent et regardait sa verge diminuer progressivement et disparaître dans une steppe de poils pubiens.

    Sophie essayait de lui expliquer quelques rudiments d'approche mais à défaut d'attention, il ne lui offrait que son égoïste indolence. Il entendait son charabia depuis sa bulle de coton sans trop en comprendre son l'intérêt.

    Il reprit peu à peu ses esprits et ses aversions...

    - Ne me touches plus, lança-t-il à Sophie l'air écoeuré.


    Sophie devait encaisser ce genre d'offense à chaque nouveau puceau. Ils remettaient en question leurs fantasmes seulement après avoir anéanti autant que possible la réalité qui leur faisait oublier. Mais sa patience les ramenait bien vite au plaisir de cette réalité.


    Comme prévu, Jerk sortit "prendre l'air" un peu en colère. Il se perdit dans le parc où tout se ressemblait et fut racompagné chez Sophie par le gardien après avoir longé l'enceinte du Mat.

    - Tu aurais pu me prévenir qu'on pouvait se perdre dans cet enclos pour vieilles! cria-t-il de sa voix fraîchement muée.

    - Je ne savais pas que tu te perdrais, la prochaine fois tu feras attention, répondit-elle calmement.

    - Il n'y aura pas de prochaine fois!

    - Comme tu voudras. Je vais manger quelque chose, tu as faim?

    - Non! hurla-t-il doublement remonté par le calme de Sophie.


    Elle ne revint que deux heures plus tard et le trouva debout faisant les cent pas dans cette pièce trop étroite.

    - Ca fait deux heures que je tourne en rond, lui jeta-t-il sur un ton de reproche, j'ai pas l'intention de tourner en rond tout seul pendant 15 jours!!

    - Tu aurais dû venir avec moi...

    - J'avais pas faim.

    " Celui-là ne sera pas simple, pensa-t-elle, il est très accroché à ses idées..."

    - Je vais faire un tour, poursuit-il sur sa lancée.

    - Ne te perds pas cette fois!

    Il maugréa sa réponse en claquant la porte et Sophie relacha la pression.

    Elle avait à coeur de bien faire son travail mais ce Jerk était un cas difficile.



    XI


    Le lendemain, Sophie fut réveillée par Jerk qui se frottait contre elle. Il faisait des va-et-vient le long de sa jambe en cambrant son bassin vers l'avant. Elle lui lança le regard qu'on lance aux cabots fautifs, à quoi il répondit en se recouchant sur le dos.

    Sophie se leva et entra dans la salle d'eau. elle en sortit entièrement nue quelques minutes plus tard et s'allongea de nouveau aux côtés de Jerk.

    - Tu dois apprendre à connaître le corps de ta partenaire, suivre ses courbes et les dessins de sa peau. Tu dois sentir ses réactions quand tu passes sur des zones particulières et perfectionner les caresses maladroites. Mais on reverra ça au fur et à mesure. Pour l'instant, je voudrais que tu suive cette veine du doigt lentement en essayant de ne jamais faire plisser la peau.

    - Berk!

    - Jerk! Si tu n'y mets pas du tiens, je devrais te ramener au V Block, répliqua-t-elle d'un air entendu.

    A contre-coeur, Jerk s'exécuta, à la hâte. Il posa son doigt sur une veine du poignet et remonta en appuyant de toutes ses forces jusqu'au coude. Bien entendu, son doigt eut à sauter plusieurs bourrelets et il s'en vexa.

    - Ce n'est pas grave, reprit Sophie, c'est un exercice difficile et assez adulte. Rééssaie plus lentement, plus patiemment.

    - Pour quoi faire? dit-il négligeamment.

    - Tu dois apprendre à connaître le corps de ta partenaire...

    - Et moi? coupa-til.


    Comprenant qu'elle n'en tirerait pas plus aujourd'hui, Sophie s'exécuta et il s'endormit cette fois complétement avant même qu'elle n'ait repris la parole.



    XII


    Les jours qui suivirent furent relativement similaires. Jerk se laissait dorlotter en échange de ses sarcasmes et envoyait paître Sophie dès qu'il était apaisé.

    On approchait du 10e jour et les choses n'avançaient pas. Sophie avait de plus en plus de mal à accepter le comportement du garçon mais continuait inlassablement d'avancer dans les étapes. Peut-être qu'au milieu de toute cette arrogance, quelques phrases arrivaient jusqu'au cerveau. Mais la tâche était rude.

    Le 10e jour correspondait pour les deux sexes à l'acte de pénétration. C'était censé créer une adéquation entre les jeunes hommes et les jeunes femmes, un réflexe commun qui plaçait à ce moment précis la date du premier rapport pour qu'aucun d'eux ne se sente pressé et que les partenaires se connaissent suffisamment pour en faire un échange. Cette étape était le point de non retour, soit le tuteur estimait le filleul apte à poursuivre et le 10e jour devenait pivot de la formation, soit la formation s'interrompait plusieurs mois, le temps que le filleur évolue. Ils ne savent pas l'aboutissement et sont donc préservés d'une éventuelle sensation d'échec. Les jours qui suivent servent à consolider les acquis, doucement. Mais Sophie ne pouvait se résoudre à arrêter la formation. Jerk était parfaitement apte à comprendre, même s'il manifestait de la mauvaise volonté. On ne peut pas arrêter son apprentissage en plein milieu sous prétexte qu'il s'en moque. Il comprend, c'est sûr. Peut-être derrière sa véhémence y a-t-il une part de peur, une part de lui qui apprend. Si on le fait recommencer plus tard, il aura le sentiment de perdre son temps et la petite partie de lui qui est quand même impliquée se pliera définitivement à ses pulsions rebelles.


    Sophie passa le reste de la journée à se rapprocher de Jerk, le reste se ferait tout seul, mais le contact de cette peau fripée ne l'attirait pas, pas du tout. A grand renfort de cri et d'insultes, il gesticulait dans la pièce, sortait, revenait pour recommencer le même cirque. Il avait fini par se laisser convaincre par ses érections et s'apprêtait enfin à s'introduire dans Sophie, les mains appuyées sur le lit pour s'en décoller le plus possible et les yeux de côté pour ne pas la voir.


    Il s'engouffra ou plutôt engouffra son minimum, lentement dans cet écrin chaud et humide et ressentit une volupté étrange, nouvelle. Plus intense que ce qu'il avait connu, mais quand ses testicules effleurèrent l'entre-jambe de Sophie, un réflexe de dégoût le fit sursauter et il se retira. Une fois au dehors, il éprouva une sensation de manque, de froid insupportable et replongea cette fois plus hardiement dans cet étui idéal. De plaisir en répulsion, il adopta ce mouvement de va-et-vient naturel et fit attention à ne plus sortir complétement. Jerk n'était plus que cette partie de lui qui envoyait des stimulations nerveuses à l'ensemble de son corps. Comme une démangeaison qu'on prend plaisir à gratter, son appendice spongieux soulageait plus rapidement sa fébrilité et après de "longues" minutes et un spasme, il s'écroula sans force sur le corps resté inerte de Sophie.


    Lorsqu'il reprit ses esprits, il était toujours au milieu de cette pièce étroite, sur ce lit où il passait 12 heures par jour, et sur cette vieille femme inerte. A nouveau maître de ses goûts, il s'éjecta précipitemment sur le côté et se précipita dehors.


    Sophie tout à coup se sentit vieille, indésirable. Pour la première fois, elle venait de prendre conscience de l'âge de son corps. Bien sûr, Jerk avait passé la 10e étape mais à quoi bon l'accompagner pour ce résultat?



    XIII


    Elle en ressortit dix minutes plus tard apprêtée de façon très coquette. Elle n'avait que la pâte vestimentaire du VBlock mais elle se débrouillait toujours pour avoir l'air différente. La joie d'être invitée par Pépo lui avait donné des ailes et ce dernier fut à deux doigts de la complimenter spontanément. Mais au premier coup d'oeil sur son visage rayonnant, il se ravisa. Elle attendait trop, il prit sa voix paternelle, un rien hésitante, pour dire le plus calmement possible : "Très jolie... très jolie tenue, tu plairas certainement à tes amants!"

    L'espace d'un instant, Pépo sentit revenir son assurance. Il avait repris sur Jilli l'avantage de la situation. Une fuite peut-être, mais dans laquelle personne n'était perdant. Jilli le suivait sur un simple mot de sa part et il en était un peu rasséréné. Et puis ce petit baiser sur la joue, ces petits pas légers étaient ceux d'une petite fille. Elle le prendrait par le bras le long de leur promenade et ils se sentiraient comme grand-père et petite-fille.

    Jilli marchait devant, toute excitée à l'idée de sa première sortie libre depuis plusieurs années. Entre les premières classes et le VBlock, elle avait passé une bonne partie de sa vie dans une chambre avec un écran.


    Au bureau, on leur accorda sans trop de problème une autorisation de sortie pour l'après-midi, il fallait simplement remplir un formulaire qui serait transféré simultanément au service de la WT et une fois rentrés au maximum quatre heures après leur sortie, Pépo devrait compléter un itinéraire qui serait confronté aux enregistrements de ses empreintes saisies par différents détecteurs. La 10e matinée était finie, plus rien ne pouvait choquer la filleul.



    XIV


    L'après-midi venu, ils se dirigèrent vers la Lisière. Jilli d'habitude si calme, assaillait Pépo de questions sur ce qu'ils allaient voir, faire, manger, boire... Elle tournait autour de lui en trottinant avec un air curieux et espiègle... "Brave Margot"...


    Enzo les regarda arriver depuis son fauteuil. Le néon l'assaillait toujours de sa lumière blafarde et les expressions que son visage découvrait le rendait effrayant. En effet, ces derniers jours, il ne dormait plus, figé dans son lit pour ne pas alerter les capteurs, ne mangeait plus, ce qui avait constituer sur le côté de la baraque un tas pourrissant de denrées. Des mouches firent peu à peu leur apparition qui se posaient sur les parties découvertes de son corps suant d'inanité. Tel un prédateur tappis dans l'ombre, il attendait le moment d'attaquer. Pour les quelques habitants du Mat qui passaient la Lisière ou les surveillants de surveillants à l'autre bout des écrans, tout était normal: Lekiner était assis sur son fauteuil, un peu plus maigre, les traits un peu plus tirés, mais personne n'aurait rien pu pour lui alors personne ne s'en était inquiété. Pourtant, à l'intérieur, Enzo bouillait, complotait et sans éléments nouveaux pour se confronter, ressassait des plans d'actions qui n'avaient plus aucune cohérence. Aussi quand l'écran s'alluma sur l'authorisation de sortie de Piotr Chewasky, tous ses sens s'éveillèrent, il passa le reste de la matinée à regarder le chemin.


    Il s'empressa d'écraser sa mine pour griffonner un autre message qu'il collerait dans la pâte du vieux.


    Le couple hétérogène se pointa devant la Lisière. Avenant du mieux qu'il pouvait l'être rongé par les pulsions, il les accueillis avec un sourire crispé. Enzo s'approcha, "vérifia" les identités et alors qu'il invitait Pépo vers l'extérieur, il écrasa discrétement le message dans la pâte vestimentaire du vieux.


    Il les regarda sortir depuis son fauteuil plus dément que jamais. Sa mission accomplie, il se souvenait que les sorties n'étaient données qu'aux "10e Jour". Sa petite fille avait déjà été pénétrée par le sexe pestilentiel du vieillard. Et sa fille avait l'air de sourire, ses joues étaient légèrement rosées comme quand ils jouaient ensemble parfois, il y a longtemps. Il la prendrait tous les jours et elle souriait!! Elle ne comprenait pas, la pauvre, son bébé se laissait abuser par cet amas de souvenirs décrépits et ça le rendait fou!



    XV


    Pépo et Jilli étaient dehors. Un taxi les déposa au début de la rue des divertissements. Le reste de la ville était consacré à des secteurs d'activité spécifique, dont faisaient parti les VBlock et les Mat 3 et 4, les hôpitaux, les écoles, les habitations, etc. La rue des divertissement était étudiée pour. Ni véhicule, ni une quelconque horloge, pour l'insouciance. A marche standard, il fallait trois heures pour la traverser de bout en bout et les autorisations comprenaient le temps aller-retour depuis le domicile, une heure le cas échéans. Les boutiques défilaient dans le sens inverse à vitesse lente et lorsqu'on pénétrait dans l'une d'elle, elle changeait de rail et progressait alors vers la fin de l'avenue à vitesse de marche standard. On se divertissait pendant trois heures.


    Emerveillée par toutes ces lumières qui éclairaient les babioles dont on peut avoir besoin dans un monde moderne, Jilli allait et venait en défiant la vitesse de marche standard incarnée par Pépo. Quoi qu'il en soit, la borne de sortie la laisserait plantée là pendant tout le temps qu'elle prendrait d'avance. On se divertissait pendant trois heures. Mais courir en zigzagant n'était pas interdit.


    Entre les derniers gadgets en vogue et les pâtes vestimentaires à la mode qu'elle trouvait un peu trop discrètes, elle aperçut l'affiche de "Epouse-moi si tu l'oses!", le dernier film de Yesmine "Love" Kressy. Toute émoustillée par ce qui lui arrivait, elle voulait savoir si ce bonheur existait pour les autres. Après 2 ou 3 mimiques sincères et suppliantes, ils se retrouvèrent dans une pièce noire qui changea immédiatement de rail pour les avancer vers la sortie.

    Elle n'en croyait pas ses yeux. Des scènes d'une émotion bouleversante, des séparations et des retrouvailles, une bande son dont les notes les plus aigues lui donnaient à tour de rôle de longs frissons ou un pincement au coeur. Elle sortit les larmes aux yeux, pendue au bras de Pépo qui la réconfortait d'un silence bienveillant. Chacun à leur manière, ils passaient un moment inoubliable.

    Sollicitée de tout part, Jilli ne tarda pas à s'adonner de nouveau à sa curiosité, papillonnant de boutique en boutique à une vitesse impressionnante. Elle les visitait si vite que deux d'entre elles finirent par emprunter la même voie en sens inverse, qui en se percutant bloquèrent la moitié du circuit.

    Une voix assexuée retentit alors de toutes parts.

    "Veuillez vous diriger vers la sortie".

    Tous les badauds un peu déçus s'exécutèrent sans se rendre compte qu'ils faisaient exactement la même chose qu'avant l'annonce: sortir.


    De retour à la Lisière, Enzo les attendait du coin de l'oeil. Il épiait la peur sur le visage de Pépo. Mais il dû se contenter d'un salut amical et d'un regard furtif de Jilli. Il n'était pas assez fort, il n'avait pas frappé assez vite... Il se remit sur le champs à ses machinations schizophrènes.


    Une fois à la porte de la chambre fermée, sans qu'il s'y soit préparé, Jilli se jeta au cou de Pépo, le regarda droit dans les yeux et lui dit avec un regard plein de promesses:

    - Je t'aime! Fais-moi l'amour!

    - Ecoutes, Jilli, il faut qu'on discute un peu... Je ne suis pas sûr que tu m'aimes réellement. Est-ce que tu voudrais habiter avec moi, par exemple?

    - Mais je vis avec toi!

    - Est-ce que ça te suffirait?

    - Bien sûr, mon amour. Tu es l'homme qu'il me faut, si viril et si tendre avec moi!


    Quelle idée ce film!? Le 10e jour touchait à sa fin, l'étape était officiellement validée, il devait poursuivre avec Jilli 11 jour de plus. Tricher ne servait à rien, ça se savait, tout se savait, par analyse de l'usure corporelle, interrogatoire de fin de stage ou autre chose. Son estomac se noua de nouveau. Il était toujours amoindri par ce devoir et ne voulait jouer que le minimum. Jilli aurait voulu qu'il la porte jusqu'au lit et la dépâte tendrement comme Lédoïc avait déshabiller Rose-Caline cet après-midi, dans le noir... elle voulait les mots doux chuchottés à ses oreilles pendant qu'il s'allongerait sur elle...

    - Très bien, répondit-il résigné, déshabille-toi, allonges-toi sur le lit et écartes un peu tes cuisses.


    Il était volontairement vulgaire, protocolaire. Sans passion, sans baisers, il s'exécuta. Deux heures durant, il se concentra sur le malaise qu'il éprouvait pour oublier les petits soupirs retenus de Jilli, les frissons de sa peau douce et le plaisir que reflétaient ses paupières fermées.


    Quand ils se relevèrent, il ne restait sur le lit qu'une petite tâche de sang qui formait un coeur pour qui voulait le voir. Elle le voulait...

    Pépo se sentait plus coupable que jamais, Jilli plus amoureuse encore.

    XVI


    Il rentrait et ne la regardait pas jusqu'à ce qu'elle soit couchée. Alors seulement, il se vautrait sur elle, lui offrait généreusement les germes de sa volupté et la noyait sous les reproches. Le 13e jour, même, il se sentit offusqué de sa laideur qu'il la frappa.

    Sophie n'avait pas à lui en vouloir. Elle se sentait laide, repoussante, craignait ses réactions mais craignait plus encore qu'il ne la prenne plus. Elle était presque heureuse qu'il daigne encore la toucher chaque jour. Emue, elle le regardait regarder sa verge pendant les mêmes longues minutes de sa première fois et s'endormir sur son pauvre corps de femme usée.

    Quand il rentrait de ses promenades de colère, elle lui posait quelques questions d'une voix soumise auxquelles il répondait par un mutisme méprisant ou une estoque à bout portant.



    XVII


    Le lendemain matin, Pépo se réveilla avant Jilli, il enfila le manteau de pâte qu'il essayait de conserver plusieurs jours, et sorti prendre l'air. Il avait besoin de faire un énième point sur la situation. Soit il arrêtait la formation maintenant et rendait Jilli malheureuse à des mois de thérapie et d'examens, soit il se pliait à ses devoirs et jouait le jeu qui la maintenait dans ses illusions amoureuses. Mais elle en sortirait forcément affectée.

    Plongé dans la perplexité de ce dilemne, il se rapprocha de l'heure des pigeons. Quand il passa à proximité, l'un d'eux se mit à roucouler. Pépo, surpris, perdit les pédales: de toute la force de ses vieilles guiboles, il shoota un des pigeon et piétina avec obstination les morceaux qui se brisèrent comme de la céramique.

    - PUTAIN DE PIGEONS! PUTAIN D'ARBRES! J'EN AI MARRE D'ETRE TRAITE COMME UN DEBILE! J'EN AI MARRE DES COUCHES! ET MERDE, JE SUIS PAS SENILE, JE SUIS ENCORE CAPABLE DE PRENDRE UNE DECISION!!!

    Et il fondit en larmes, au pied d'un tronc. De la cime, une douce musique descendit le bercer, bientôt rejointe par des rires d'enfants. Mais il n'avait même plus la force d'être exaspéré, il se laissa pénétré par le mépris ambiant et ferma les yeux.

    XVIII


    - Réveillez-vous Lekiner! On nous signale un incident avec les oiseaux. Le numéro 79 ne répond plus, allez-voir!


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