• Ma vie avec toi*

    Ma vie avec toi

    Des épaves éthyliques traînaient déjà sur le plancher nimbé des brumes de nicotine. Les infra-basses cardiaques des woofers martelaient en rythme les mouvements de ceux qui tenaient encore debout. Le sol jonché de bouteilles vides, de verres en plastique et de terre prenait de temps à autre la forme des semelles qui le piétinaient. Une beuverie juvénile, fade et sans classe.
    Certains d'entre eux apprendront plus tard à se détruire plus élégamment mais pour l'heure, une vingtaine d'années ne suffit qu'à orchestrer les fonctions élémentaires. Ils accumulent à eux seuls près de quatre cents ans d'Histoire, quatre cents ans de différences et de similitudes qui les fait se vautrer dans la conformité par besoin de reconnaissance. La bière est celle dont s'abreuvait Héraclès, les jeans moulants, une forme pudique de nudité.
    On y retrouve les buveurs déjà pathologiques qui fuient la société et la mort de l'esprit à grand renfort d'oubli. Dans quelques années, ils seront exactement ce qu'ils oublient, informes et impotents dans un système qui les berce. En se tuant un peu chaque jour, on s'habitue à la mort, comme ce roi qui donne son nom au verbe. D'autres s'essaient aux relations ensemble sans forcer et se laissent porter par la conscience collective.
    Nemeda déambule un peu saoule entre tous ces débris. Elle n'est pas vraiment différente de tout ça. Elle supporte mieux l'alcool voilà tout. Un peu vacillante, elle regarde ceux qui bougent encore mais rien dans leur regard ne répond à son besoin d'exister. Au cours de la soirée, deux ou trois classieux dans les formes sont venus lui faire un numéro de séduction qui n'a servi à rien.
    Ces garçons élégants qui lui tournent autour le font parce qu'elle est seule. Ils s'accoutument tous à ce jeu qu'ils apprennent à aimer. Ils se pavanent et cherchent à atteindre enfin la seule chose qui les stimulent au-delà de toute coutume, la femme. Un instant animal qui leur donne la certitude d'avoir quelque chose, d'oublier l'impermanence le temps de son plaisir.

    Coraline est appuyée contre le mur. Inutile de dire quoi que ce soit sur les autres. Tout le monde les connaît. Ils meublent ce qui est important. Ils sont le bruit de fond de l'existence, des vies imperceptibles dont on ne peut s'approcher. Pour Coraline, ils n'existent pas et n'existeront pas. Pourtant chacun d'eux est impliqué dans l'alchimie qui la fait ressentir. Chacun d'eux devient un détail sur lequel son regard s'arrête en balayant la salle. Et tous ensemble, ils sont un regard sur sa propre vie. Son copain boutonneux est aussi un détail. Il est une preuve de son intégration, de sa peur d'être seule, de sa capacité à plaire. Il la tient par la main avec la tendresse de la jalousie. Pour lui, elle ne sera jamais plus qu'une preuve de son intégration, de sa peur d'être seul, de sa capacité à plaire. Elle ne lui rend pas cette étreinte. Ils resteront appuyés sur le mur silencieux et idiots, sans même un échange.

    Nemeda écarte encore un prétendant qui la trouve à son goût altéré par les idéaux de la mode et la bière. Dehors, la nuit dévoile les astres à ceux qui se sont trouvés et ils s'en foutent, les langues en palpé-roulé.
    Les circonstances importent peu étant donné leur banalité, pourtant, Nemeda et Coraline ont croisé leur regard. Les coups de foudre ne tiennent pas compte des convictions et l'alcool fait un peu oublier les questions de normalité si pesantes...

    Nemeda fait un signe des yeux pour qu'elles se retrouvent un peu plus loin. Sans réfléchir, Coraline prétexte un besoin urgent à sa potiche avant de s'éloigner en direction du corridor. Il y a un escalier qui monte. Nemeda est en haut, esquisse un sourire timide et part sur la gauche. Coraline entame l'ascension des marches étrangement guidée par une appréhension excitante. Elle ne comprend pas vraiment ce qu'elle fait mais son histoire le saura pour elle. Une porte est ouverte.
    Un instant d'hésitation, un bruit dans l'escalier, elle préfère être cachée que surprise dans ses doutes. Pour respecter la propreté des chambres, elle enlève délicatement ses chaussures les yeux baissés et se jète à l'eau...

    Nemeda est assise à l'intérieur, en tailleur sur l'édredon qui recouvre le lit. Les deux jeunes filles se regardent interdites. Elles ne savent pas comment commencer, peut-être même n'en ont elles pas réellement le courage ou l'envie. La seule bougie que Nemeda vient d'allumer diffuse une lumière tamisée. La moquette amortit les pas déjà légers de Coraline jusqu'au lit et chatouille un petit peu la plante de ses pieds. Pendant une minute d'éternité, elle reste plantée là, sans bouger, et puis se décide à s'asseoir en amazone sur le bord. Le matelas épouse la forme de ses fesses. Toute cette chambre absorbe les troubles de la vie extérieur, les met en confiance. Elles peuvent ressentir pleinement leur timidité sans être gênées par des craintes parasites. Beaucoup de choses sont avec elles dans cette chambre, les préjugés, les conventions, un garçon jaloux qui incarne le veto.
    Enfin Coraline lève la tête et regarde Nemeda. Toutes les deux savent que leur histoire ne peut être que définitive. Dans ce genre d'expérience, il n'y a pas de retour possible. Il n'y aucune place pour l'insouciance parce que leur amour n'a pas le droit d'exister simplement, il devra faire face à une société entière et aucune d'elles n'y est prête.
    Elles voudraient se serrer fort, s'embrasser comme deux amantes pour une histoire d'un soir mais restent figées les yeux dans les yeux.


    I

    Au bout de quelques minutes, Coraline se lève doucement. Elle semble chercher quelque chose. Elle fouille dans les tiroirs des meubles en bois ciré qui se trouvent dans la pièce s'arrêtant de temps à autres pour écouter la respiration calme de Nemeda, pour se rassurer et savourer la magie du silence. Enfin, elle trouve ce qu'elle cherchait. Elle se rapproche du lit les yeux brillants et pose devant Nemeda une feuille de papier.
    Un petit grincement de ressort plus tard, elles sont de nouveau assises toutes les deux, cette fois face à face. Coraline prend un stylo dans sa main gauche et avec délicatesse, fait glisser le stylo sur la feuille. Nemeda la retourne. En haut, au milieu de la page, il était écrit « Ma vie avec toi ».

    - Salut...
    - Salut...
    - Tu... tu t'appelles comment?
    - Coraline, et toi?
    - Nemeda.
    - C'est joli.
    - Merci, toi aussi.
    - Que... Comment... Tu t'amuses bien à cette fête?
    - En fait pas trop.
    -...
    - J'étais toute seule, tous mes potes sont à moitié endormis et je me suis fait accoster toute la soirée par des garçons bourrés. Et toi?
    - Bof... Je suis pas toute seule mais c'est presque pareil. Philippe est un peu ennuyeux...
    - C'est le blond qui était avec toi? Vous êtes ensemble?
    - Oui mais ça ne va pas durer, j'ai envie de le larguer.
    - Il a l'air idiot!
    - Et tu l'as pas entendu parler...
    - Mais alors qu'est-ce que tu fais avec lui?
    - Je ne sais plus. Je n'avais pas trop réfléchi, peut-être. Sinon qu'est-ce que tu fais dans la vie?
    - Pourquoi tu es venue?
    - Je... je me suis laissée porter.
    - J'avais peur que tu ne viennes pas... Ou peut-être que j'avais peur que tu viennes, c'est un peu confus pour moi.
    - On est en train de faire une bêtise, Philippe doit me chercher...
    - Tu as dit toi même qu'il était nul!
    - J'ai dit ça comme ça. Il est bien, c'est mon copain et puis il est drôle quand il veut...
    - Vas-y!
    - Non, euh... Il... Et puis je suis pas son caniche, il peut attendre cinq minutes, non!?
    - Le mien, je l'ai viré il y a deux semaines. Il était sorti avec une autre ce salaud! Mais je m'en fous. Ils nous tiendront pas par l'amertume pas vrai?
    - "Ils nous tiendront pas par l'amertume"?.
    - Ben je vais pas me remplir la tête avec ce qu'il m'a fait, ce serait trop lui accorder!
    - Peut-être... Moi le mien, il faut tout lui dire, j'ai l'impression d'être sa maman!
    - On l'est toujours, à ce qu'il paraît.
    - ...
    - ...
    - J'ai du mal à commencer.
    - On n'est pas obligées de se baratiner avec les banalités d'usage, on les connaît toutes les deux, non!?
    - Ah ah, oui tu as raison, il manquerait plus qu'on se retrouve embarquées là-dedans! On passe déjà assez de temps à en sortir!
    - Je peux t'inviter à danser?
    - Avec toi?
    - Bien sûr, avec moi, si c'est moi qui t'invite!
    - Je ne sais pas trop.
    - Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur, ... non en fait, c'est à moi que je fais peur... N'en parlons plus.
    - Pourquoi?
    - Tu... danses?
    - Les autres vont nous regarder bizarrement...
    - Les autres!? Ils vont nous regarder comme deux copines qui s'amusent!
    -Deux copines ou... et si ce n'était pas le cas? On va avoir tous les regards braqués sur nous...
    - ...
    - ... si on descend et qu'on nous voit ensemble, on va avoir une réputation très vite. Pour ce genre de chose, une réputation est vite faite...
    - Viens!
    Nemeda prit doucement Coraline par la main.

    Nemeda prit Coraline par la main et elles descendirent dans la salle enfumée. La musique n'avait pas changé. Au moment de franchir l'angle du corridor, les deux jeunes filles eurent un moment d'hésitation, elles prirent une grande inspiration et se jetèrent dans la vie. Les gens qui discutaient à côté les regardèrent passer avec des airs dégoûtés. Surtout les autres filles en fait, les garçons salivaient devant ces deux coquines qui venaient sûrement de se faire des saloperies. Le jeune homme qui avait tenu la main de Coraline apparut tout à coup et s'approcha d'elle..
    - Ne tente rien, je t'en prie, il ne comprendra pas, glissa Nemeda à l'oreille de sa cavalière.
    Et se retournant vers ce garçon qui l'interrogeait du regard, Coraline dit simplement :
    - C'est fini.

    Elles le laissèrent debout dans sa catatonie et s'enfoncèrent dans le salon enfumé. A cause de l'insistance des regards des autres, elles étaient sur leurs gardes comme se sentant prises au piège. Pourtant, rien ne pouvait leur arriver. Elles mirent quelque temps à le comprendre et décidèrent de ne plus faire attention à eux parce que ceux qui sont vraiment heureux ne jugent pas le bonheur des autres...

    Le disque-jockey s'arrêta un instant. La soirée était déjà bien avancée et sa programmation allait finir par les slows. Aux premières notes du piano, Nemeda prit Coraline par les hanches, maladroitement, et l'entraîna dans les flots romantiques. Elles dansèrent joue contre joue d'une chanson à l'autre. Plus rien autour d'elles n'existait, quand elles ouvrirent les yeux à nouveau, il n'y avait plus de musique et le petit jour pointait par la fenêtre. Tout émoustillées, elles se demandaient comment les choses allaient tourner. Il était hors de question de s'abandonner là, de s'oublier après s'être trouvées. Le monde pouvait se jeter sur elles, elles tiendraient le choc.


    II

    Il y a le présent qui donne des ailes contre tout ce qui peut arriver et puis ce qui arrive vraiment... Le plus difficile fut d'annoncer aux parents qu'elles se mettaient en ménage.
    - Mais de quoi allez-vous vivre? Vous êtes trop jeunes! Sans compter que ton père et moi, nous comptions sur toi pour t'occuper de ta petite soeur, elle est encore si fragile!
    - Elle se débrouillera très bien sans moi, je vous rappelle qu'elle a à peine un an de moins que moi!
    - Oui, mais tu comprends, ce n'est pas facile de voir s'en aller sa fille aînée... Enfin... Néméda, c'est de quelle origine comme prénom? Il est russe, slovène?
    - C'est une fille.
    - ... Sétunfi, c'est un pays près du Tadjikisthan, c'est ça?
    - Tu as très bien entendu, maman!
    - Bien sûr que j'ai entendu, mais j'espérais que ce pays existait, parce qu'il expliquerait les choses d'une manière plus simple!
    - Qu'est-ce que tu veux dire?
    - Qu'est-ce que j'ai fait de trop pour que tu aimes les filles?
    - Rien, je l'aime c'est tout.
    - Mais... pourquoi?
    - Pourquoi est-ce que tu aimes papa?
    - ... On s'entendait bien et puis voilà. Pour ton père et moi, la question ne se pose pas, nous avons des attirances normales!
    - Ne dis pas ça!
    - Excuse-moi... J'ai du mal à comprendre, c'est tout.
    - Il n'y a rien à comprendre, on s'aime, c'est tout. Je ne vais pas passer à côté du bonheur pour une histoire de X ou de Y!
    - Ecoute, ma chérie, si ton coeur est pris, ne laisse personne te dicter ce que tu dois faire, même pas moi. Cette Namada te plaît, et bien vis avec elle si tu veux. Moi, je ne suis pas aussi forte que toi, j'ai épousé ton père parce que ça s'est présenté comme ça et j'en suis heureuse, j'aurais pu tomber plus mal . Je crois que lui il l'acceptera, mais c'est un peu dur à assimiler pour moi... je m'y ferai, laisse-moi un peu de temps... Sinon, tu as besoin de quoi?
    - Merci maman... Je n'ai pas de casserole.

    De l'autre côté, la discussion avait cessé à partir de "Coraline" qui ne laissait aucun doute. Néméda était partie en claquant la porte et ne revit ses parents que des années plus tard.
    III

    De l'extérieur, les mois furent d'une banalité écoeurante: les deux jeunes filles vivaient de petits boulots et mangeaient essentiellement des pâtes. Quand la lumière s'éteignait, elles étaient couchées dans le même lit, mais rien n'indiquait qu'elles n'étaient pas deux soeurs trop pauvres pour en avoir un deuxième... De l'extérieur, tout se ressemble.
    Ces débuts presque difficiles, avec un filet placé par les parents de Coraline, étaient pour elles un ravissement. L'une et l'autre apprenaientt les attentions quotidiennes et à donner au corps de l'autre ce qu'elles connaissaient du leur. Ce pourrait être identique entre hommes et femmes sans les rôles aliénants qu'ils s'imposent... Et suivant cette routine ennivrante, elles devinrent toutes deux de belles jeunes femmes...


    IV

    - Tu peux m'apporter ma robe noire, s'il te plaît, demanda Coraline.
    -Où est-elle ?
    - A côté des cartons de vaisselle, vers la porte...
    - Ah, oui, je la vois ! Tiens.
    - J'ai grossi, je crois, je ne rentre plus dedans.
    - Mais non Cora, pas encore. Dans quelques temps, on ira te choisir des vêtements plus amples. Pour l'instant, tu as un dîner avec ton patron et il faut que tu sois séduisante si tu veux qu'il t'écoute.
    - Mais pourquoi il faut toujours que je l'allume pour lui parler de mon travail ?
    - Pour un homme, l'intelligence passe toujours après le cul. S'il a envie de te baiser, il t'écoutera, c'est un peu malhonnête mais on doit jouer avec ses armes! Et puis ne te plains pas, pense à celles qui ne sont pas sexy comme toi!
    - C'est vrai que je suis sexy?
    - Ne joue pas les mijorées, tu le sais bien, répondit-elle amusée.

    Elle lui déposa un baiser sur la tempe. Coraline afficha un petit sourire gênée. Depuis qu'elle avait décidé de se faire inséminer, elle se sentait grosse, étrange. En plus, elle devait manger au restaurant avec le directeur de sa société de design pour lui proposer le projet d'une nouvelle voiture. Dans ce milieu essentiellement masculin, elle retrouvait parfois le besoin d'être embrassée par un homme, enlacée par des bras musclés.
    Une fois rentrée, elle se souvenait alors qu'elle vivait avec Nemeda depuis quatre ans, d'un amour aussi complet qu'elle puisse le rêver. Nemeda s'occupait de rendre leur appartement de plus en plus coquet, de plus en plus douillet. De nouvelles tapisseries, de nouvelles couleurs, des lumières chaudes. Elles prenaient leur bain ensemble dans la mousse aux extraits d'amandes, baignées dans la lueur des bougies. Et dans ce havre de tendresse en dehors du monde, elles se racontaient des tas d'histoires.
    - Tu crois que notre bébé sera normal?
    - Normal?
    - Qu'il aimera une petite fille si c'est un garçon et un garçon si c'est une fille, je veux dire...
    - Tu veux dire un bébé hétérosexuel?
    - Euh... Oui... Mais quand tu le dis comme ça, ça me semble idiot.
    - Tu as raison de t'inquiéter pour lui, c'est toi qui le portes, mais je ne suis pas sûre qu'on aura une grande influence sur ce qu'il sera, tu sais...
    - Comme nos parents et nous par exemple?
    - Un peu et puis, il aimera le supermuscle ou la princesse godiche qui sera à la mode dans dix ans... On peut juste essayer de l'aider à grandir jusque-là.
    - En ce moment, je crois que je pourrais bien lui apprendre le côté godiche!
    - C'est l'effet "je vais être maman", ça passera... d'ici quatre ou cinq ans!
    - Ah non! Je vais pas restrée cucul la praline pendant cinq ans!?
    - Laisse-toi aller, Cora, personne ne te regarde et puis si un de ces idiots s'avise de se moquer de toi, je lui ferai la tête au carré, pas vrai?
    Et là, gros câlin...


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