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    Lettre Type du Voyage d'Epinal


    Ma chère Alice, j'ai voulu fuir toute cette pagaille, me retrouver un peu face à moi-même et faire le point. Je regrette de ne t'avoir pas prévenue plus tôt mais sur le coup je n'ai pas réfléchi. Il y a tant de choses qu'on ne sait pas, tant de choses à découvrir qu'on s'habitue à l'ignorance, au risque d'en faire une religion. On finit par ne plus voir que les choses évidentes et celles qu'un autre a pointées du doigt. Je te donnerai sûrement cette lettre en main propre parce que je n'ai pas encore le courage d'imaginer ton regard quand tu la recevras. C'est une chose de penser que c'est une folie, une autre de l'entendre dire...



    5 octobre 2004


    J'attends ma correspondance pour le train de Budapest et je regrette déjà un peu les paysages français. S'il est vrai que les paroles s'envolent, à plus forte raison quand personne ne comprend ce que tu dis, il doit y en avoir un bon paquet qui rebouche la couche d'ozone, parce que voilà deux semaines que je suis parti de Lyon et un constat s'impose : si l'anglais est la langue la plus parlée au monde, je dois suivre la ligne qui relie tous les points où on ne le sait pas. A peine arrivé à la gare, juste histoire de faire démarrer le voyage dans le folklorique, mon dentifrice s'était écrasé à l'intérieur des slips et des chaussettes. Si tout se passe bien, la prochaine lessiveuse sera à Kiev. Il va falloir que je trouve un endroit pour passer la nuit, mais les mines patibulaires des types qui rodent autour de la gare n'inspirent qu'une confiance modérée dans la sécurité du pays... Rectification, après avoir aperçu un "Pölisjai", c'est encore moins qu'une confiance modérée. Ils ne doivent pas être tenus à la même présentation que nos poulets nationaux, entre autres, ils ne doivent pas être astreints au rasage, ni à la propreté vestimentaire. Demain à la même heure, si tout se passe bien, j'aurai quitté Bratislava, mais à ce que j'ai cru comprendre, il se prépare un mouvement de grève des transports slovaques...



    7 octobre


    Le voyage a été un peu perturbé par une manifestation des cheminots grévistes mais mon train est quand même arrivé. J'ai réussi à trouver un compartiment vide dans ce train bancal qui m'emmène vers un hôtel sans toilettes. Et veinard comme je suis, un autochtone m'a souri comme un demeuré pendant tout le voyage. Qu'est-ce que c'est que cette lubie de voir le monde? Le monde, tu l'as à la télé et si t'as faim de nouveautés, tu vas au resto, au moins t'as pas le cul sur une planche en bois. Ils doivent avoir un problème avec le confort ces mecs!? Et puis ils ont tous la même tête, je suis sûr qu'à la limite des jours, ils se trompent de maison et personne ne s'en rend compte.

    Je suis un peu crevé par la nuit dehors, mais ça va plutôt bien. Enfin dehors... Dans la gare aussi étanche aux courants d'air qu'une éolienne en Floride pendant les ouragans... J'ai envie de vomir.



    8 octobre


    Il me semble avoir quitté ce compromis culturel des pays du centre, il commence à faire un peu froid et les villes sont de plus en plus distantes les unes des autres. Dans un sens c'est ce que j'étais venu chercher.

    Je n'arrive pas trop à définir à quoi ressemblent les gens, entre des slaves et des turcs, c'est curieux et très cosmopolite, comme si c'était le point de rendez-vous des civilisations eurasiennes. Pendant le trajet, j'ai rencontré des étudiants à la fac de Budapest qui m'ont proposé de passer la nuit dans leur appartement, et c'est plutôt bordélique, comme des étudiants de n'importe où, et comble de la chance, ils avaient un étendage. Bref, ça s'annonce pas trop mal pour le moment. Je vais sûrement passer trois ou quatre jours ici avant de repartir.



    10 octobre


    A l'office du tourisme, j'ai trouvé une carte. Réservation d'un billet pour la Moldavie, le pays de rêve, allégorie du vide. Après on verra sur place mais l'imaginaire se perd déjà d'ennui dans ces paysages fades et déserts, peuplés de tribus éparses qui mangent des vieilles biques. Mais trêve de calembredaines. Chisinau (capitale de la Moldavie), n'est pas très loin de la mer Rouge, j'essaierai d'aller y faire un tour. Tu sais si c'est cette mer qui est trop salée? Ah, attends! C'est celle que Moïse a ouverte, non? Mouais... Encore un joli bobard... Toutes façons, même si il est arrivé à ouvrir la mer, le fond, c'est plein d'algues et de vase, il a pas pu traverser aussi facilement. Bref, la Hongrie, je ne sais pas trop encore, mais Budapest est très vivante. Les maisons sont très typées, décorées avec des poteries aux fenêtres, etc... Ils ne lésinent pas sur les couleurs. Les couleurs sales surtout. Les rideaux, par exemple sont toujours de couleur très vive mais la poussière ambiante se colle aux vitres et au final, cette ville ressemble à une nymphe de boue. On dirait qu'il n'y a pas cet engouement pour la propreté, comme si ils croyaient qu'on peut vivre sans entretenir et sans laver, les sots! blague à part, c'est très agréable. Les gens sont simples et sains (à part l'alcool local qui doit leur défoncer le pancréas). Quelques-uns cherchent vraiment un terrain d'entente et après quelques mises au point, on arrive presque à se parler, avec deux trois gestes, des mots d'allemand et d'anglais et des petits dessins... C'est pas encore de la rhétorique mais ça suffit pour se sentir proche. Heureusement, le voyage nourrit suffisamment l'esprit pour l'estomac parce que les mets locaux ne sont pas des plus fameux. On dirait du porc toujours trop cuit et sec avec une sauce au yaourt ou alors du chou mariné dans le vinaigre, je suis pas difficile, mais c'est quand même un peu spécial.



    Correspondance du 11 octobre


    Je suis toujours perdu dans les rues de Budapest... Pour ce qui est des églises, on a plutôt affaire à un joyeux pêle-mêle religieux. Il y a un peu tout ce que tu veux: les musulmans ont leurs mosquées, les catholiques leurs églises (je sais pas si c'est normal, mais on dirait un peu des maisons alsaciennes), et sûrement les juifs et les bouddhistes se débrouillent-ils pour trouver un lieu de culte aussi. Demain mes semelles s'useront dans les contreforts des Carpates, j'ai une correspondance à Baia Mare en Roumanie pendant douze heures avant de rejoindre Chisinau. Je sais pas si tu te souviens, c'est là qu'on "trouve" le Comte Dracula. Ah sinon, rectification importante, ce n'est pas la mer Rouge !!! La mer rouge c'est vers l'Arabie Saoudite et la Lybie, en Roumanie, c'est la mer Noire. Et si je dis en Roumanie, c'est parce que la Moldavie, n'a pas de frontière maritime! Je comprends rien à leur système de frontières sur les cartes, tout est tracé avec la même couleur. Malgré toutes sortes de différences culturelles, il y a un mot joker: "Cyber Coffee", enfin sauf si tu demandes à un type qui marche sur le côté de la route avec une casquette de berger qui gratte les yeux rien qu'à la voir... Pour le moment tout se passe bien, ce matin j'ai quitté mes hôtes estudiantins un peu à regret, c'est dommage, le loyer n'était vraiment pas cher pour la capitale (la PAF est de rigueur, ça va sans dire). J'avais quand même emporté quelques dossiers mais c'est un peu drôle de travailler des notions aussi abstraites dans un pays aussi concret, ou de l'idée que je m'en fais...



    Correspondance du 13 octobre


    Depuis la semaine dernière, j'ai pratiquement fait que du train et on va dire que ça suffit pour le moment. Je vais rester un peu à Chisinau, histoire de et j'essaierai d'aller à Odessa en stop, donc pas de nouvelles pendant un petit moment. Comme je te l'avais dit, l'escale à Baia Mare a été dédiée a la recherche du fameux château de Dracula, mais je dois m'y prendre vraiment comme un manche parce que c'était pas là du tout. C'est vers un village qui s'appelle (a peu près) Brem. Cela dit, je ne regrette vraiment pas le détour. Bon, je ne suis pas allé trop loin parce que j'étais tout seul, mais rien qu'en suivant la route, je suis arrive dans un bourg minuscule presque abandonné. Aussi propre et lisse que du plastique, c'etait tres etrange... Un village playmobil... Toutes les masures en bon etat donnant sur une rue(lle) deserte et rangée. Et en arrivant au point culminant, le village prenait fin pour s'ouvrir sur la montagne. C'est pas tres haut et pourtant il y a de très forts dénivelés. Au loin, on apercoit les pics un peu enneigés et limés par le vent qui semblent former une barrière infranchissable, nimbée de nuages épais. En baissant les yeux, on est ébloui par le vert des "collines" clairsemées de champs informes aux couleurs familières (sûrement parce qu'ils mangent les mêmes choses que nous, a la base). Depuis que j'ai quitté la Hongrie, il fait gris, presque maussade, si le ciel peut l'être... Au bout d'un quart d'heure, j'ai préféré rebrousser chemin a cause d'une vache qui n'avait pas l'air habituée à partager sa prairie. En revenant au bourg, un paysan est sorti de chez lui l'air curieux et s'est lancé dans une tirade qui a pris la clef des champs. Après qu'il ait compris que je ne comprenais pas, il a fait un signe on ne peut plus clair: "viens manger". Tant pis pour Dracula... Et alors là... Hier, j'ai appris le sens de deux mots: degueulasse et compromis... Peut etre que c'est la vache d'en haut qui se tape la salade parce que eux mangent de l'herbe, pas du pissenlit ou une variété d'herbe, l'herbe du parterre. Mais c'etait offert avec un sourire si sympathique. Après, sa femme apporte, on va dire, un ragout. De quoi, je ne sais pas vraiment, ils ont essayé de me faire le bruit de l'animal mais premièrement, a part la vache, il n'y a rien dans les champs, et deuxièmement, les espèces de beuglements qu'ils chantaient en cœur ne ressemblaient à rien de connu, mais en y repensant, c'etait à hurler de rire. Bref, revenons en à nos moutons, si seulement... Le ragout: des portions (trop) généreuses de cubes gélatineux qu'il faut gober, parce que les dents ne savent pas comment les mâcher, dans une sauce presque aussi épaisse que de la purée avec cet espèce de goût de vinaigre macéré dont je t'ai parlé, mais pire encore, relevé des accents du terroir local qui doit être bien place dans la production d'acide sulfurique. Le verre d'eau (étonnamment cristalline) salvateur libéra mes gencives des attaques de la nourriture et malgré tous mes efforts pour ne rien laisser paraitre, le vieux m'a tapé sur l'épaule avec un sourire amusé. Ca c'est pour le côté folklorique, mais le temps du repas, impossible de se parler, bonjour l'angoisse. Mais ça n'a pas eu l'air de les déranger. Enfin... Avec tout ca, je me suis mis en retard pour choper le train, alors au pas de course, j'ai rejoint le "centre ville" de Baia Mare, et autant dire que quand tu cours, si les habitants s'en foutent, la police s'éveille. "Pliz, canaille louque your passport, mister? Ouate you dou in Romania? Etc..." Et c'est peu dire que j'ai pris peur, parce que là-bas quand y en a un qui te questionne, l'autre te braque... Moralité, j'ai fait le reste du trajet en train debout à cause du "placement libre", qui signifie en fait "tout le monde peut acheter un billet et bonne chance pour vous asseoir"... Voilà, sinon tout est OK, l'hôtel que j'ai trouvé à Chisinau est à un prix dérisoire et en feuilletant un Lonely Planet dans un kiosque a journaux, j'ai trouvé un restaurant qui sert des trucs comestibles. Maintenant, c'est du sans filet jusqu'en Ukraine et quand je te dis qu'il commence à faire froid, c'est pas pour plaisanter. Je m'en sors encore avec un pull parce que je suis pas frileux, mais il va falloir que je trouve un magasin de blousons bien bien épais... A dans quelques jours, si tout se passe bien...



    Correspondance du 15 octobre


    Depuis la derniere fois que je t'ai écrit il y a eu du changements. La Moldavie c'est pas encore très bien au courant de l'euro, mais bon. D'ailleurs je sais meme pas si c'est dans l'Europe. Maintenant que j'y pense, on m'avait dit que c'était plutôt tendu pour se balader dans cette partie de l'Europe mais a part les nerveux en Roumanie personne m'a jamais rien demandé. Donc me voila parti avec une bonne liasse de billets de Monopoli à la decouverte de Chisinau, le 13 en fait. De loin ca ressemblerait à la vue que tu peux avoir de Miribel quand tu regardes du pont de l'autoroute mais en moins dense. C'est très arboré et saturé de bâtiments d'architecture cubique de la grandeur soviétique ou je ne sais quoi. Avec une statue tout les dix mètres qui représente un type fier et ombrageux qui a fait la gloire de la Moldavie à un moment donne. Il y a aussi beaucoup de statues et bustes rouillés de Staline et quand tu rentres dans la banque il y a un gros décor autour d'un emplacement vide. Adieu chère Russie... Quand je te disais qu'il y avait beaucoup d'arbres, c'est vrai partout et particulièrement dans le centre ville où ils se détachent tres bien sur les facades gris souris. En suivant les rues au hasard je suis tombé sur une église fascinante. Tu vois les toits du Kremlin ? Et ben pareil mais bleu vif. Elle était pas très grande mais pour la première fois j'ai eu l'impression que c'etait autre chose qu'un mensonge de cures. Posée au milieu d'un quartier presque vide avec des maisons plates elle semblait imposer la foi. En y regardant de plus près en plus des trois tours, elle avait aussi des petites tourettes en or que je n'avais pas vues sur le ciel gris lumineux. Pour rentrer il a fallu payer 20 leu a prononcer leh ce qui fait en gros un euro. C'est le coût de la désillusion. Leur églises sont très belles de l'extérieur mais dedans c'est pas fameux. C'est trés chargé en icônes avec le christ en deux dimension peint de couleurs fadasses. Peut-être parce que c'est de la vieille peinture, il n'empêche. Sinon il y a du monde par alternance et à certaines heures et dans l'ensemble on trouve un peu tout ce qu'on cherche. En prévision de l'Ukraine, j'ai acheté un blouson russe en cuir doux avec de la fourrure qui dépasse aux manches et au col, impossible à porter quand il fait plus de cinq degré mais j'ai vraiment bien fait, je te dirais plus tard. Remarque, toi tu liras tout à la suite. Je sais pas si c'est question de bonne tête ou quoi mais on dirait qu'ils aiment bien les francais. On a discuté avec le vendeur qui parlait aussi bien anglais que moi et la vache espagnole. Je regarde par la fenetre et je viens de me rendre compte d'un truc, quand j'étais dans la campagne ou par la fenêtre du train j'ai vu aucun pylone électrique... Enfin bref. Le vendeur m'a gentiment offert de belles moufles bien épaisses en peau. Au début tu es un peu réticent et puis ensuite tu comprends que si tu tiens à tes mains il n'y a pas d'autre solution. Bon je te passe les détails ensuite parce que je savais pas d'où j'étais arrivé, etc. et pour retrouver l'hôtel ça a été sympa, j'ai pu visité les vrais quartiers résidentiels, un peu quelconques d'ailleurs, comme partout. Si jusque là ça a plutôt été comme un grand weekend, hier j'ai décidé de partir pour Odessa par la route. Chaque fois que je t'écris j'ai appris un nouveau mot, cette fois c'est épique. Il aurait fallu presque autant de temps pour le raconter que pour faire le trajet tellement personne ne connait la joie de tomber en panne sur une autoroute en France. Toujours est-il que quelqu'un m'a pris dans sa voiture dès que j'ai montré la pancarte odessa qui par magie s'ecrit peut être de la même facon en cyrillique. Heureusement dans un sens parce que les matins sont frais en Moldavie. Et la une nouvelle de ces conversations mémorables, le gars me regarde et dit avec un ton interrogateur Odessa, je le regarde aussi et de toute la puissance de ma langue natale j'extirpe un da bien affirmatif. Et c'est tout. C'est tout. Pas un mot de plus pendant les deux premières heures. Voiture c'est pas vraiment le terme exact. En clair la voiture, c'était dehors. Et à la vitesse de la lumière nous avons rejoint la panne d'essence. Au bout de deux heures de trajet il me regarde et ce qu'il a dit, ca voulait surement dire là mon gars il va falloir pousser... Au final, il restait encore la moitié du chemin à faire soit environ 100 km a ce que j'ai compris. Alors on est sorti de sa voiture, il l'a mise sur le côté, j'ai ressorti ma pancarte Odessa et on s'est fait amener par une camionnette dans laquelle nos deux slaves s'en sont donné à cœur joie dans la lamentation. Tu m'étonnes. Le desarroi, c'est quelque chose qu'on comprend dans toutes les langues. Comme tu vois c'est vraiment une culture de l'entraide, ils te prennent pas en stop parce qu'ils s'ennuient, ils te prennent parce que tu en as besoin. Et c'est plutot agréable. Arrivés à Odessa dans la soirée on s'est dit au revoir et je sais pas trop ce qu'a fait le premier type. J'ai flemmardé dans mon lit toute la matinée. Voilà, des que j'aurai compris comment on reconnait les postes, je t'enverrai une carte.


    Correspondance du 18 octobre


    Après ces derniers jours, ca m'aurait fait plaisir de lire quelque chose de toi. Je commence vraiment à ressentir la distance et l'isolement. Voila deux jours que je n'ai parlé à personne. Odessa est pleine d'une agitation glaciale autour des bateaux de fret qui s'entassent sur le port. C'est insalubre et morose. Toute la vie de cette ville m'inspire le dégoût. Jusque là l'aspect negligé était plutôt significatif de bonne humeur mais cette architecture de la saleté me fait frémir. Peut-être est-ce la sensibilité exacerbée par deux nuits trop courtes, réveillé par un souffle d'air froid qui traverse les couvertures: je ne suis pas adapté! On peut voir l'exploitation des pauvres hères dans les yeux des capitaines emmitouflés dans des tuniques épaisses et hurlant des ordres au matelots frigorifiés qui semblent ne rien dire ne rien ressentir et ne rien penser. Et tout ça à une vitesse démentielle. Les bateaux se cèdent la place et se frôlent presque dans leurs manœuvres. Dans la banlieue, j'en viens à regretter la réclame des grands magasins. Ici, on ne voit aucune lumière, les rues ne sont pas non plus éclairées. Rien que la lumiere du jour qui filtre à travers le brouillard permanent. En fait, c'est même sinistre. Dans la rue les gens font triste mine et se pressent toujours d'entrer quelque part parce qu'on ne peut pas faire autrement. Alors en désespoir de cause, je me suis retrouvé dans un bar de quartier. A l'intérieur, tout le monde chantait et buvait à grandes rasades. Le russe commence à rentrer doucement mais pour ce qui est de lire ou parler, ça s'arrête à vodka et aux dix premiers chiffres, alors voilà un verre devant moi. Avec précaution, je renifle un peu et mouille la lèvre supérieure. C'est très très très fort. Je me demande si ca fait pas fondre les sucs gastriques. En tout cas mon organisme a été libéré de tous les virus qui avaient survécus au froid. Mais ça a pas servi à grand chose. Ca doit être qu'un mauvais cap à passer quand on s'en va plus d'une semaine dans un pays qu'on ne connait pas.



    Correspondance du 21 octobre


    Rien n'est vraiment futile mais tellement présent qu'un souffle est une tornade quand rien d'autre n'attire ton attention ou ta douleur, on ne peut pas passer sa vie à relativiser (ça marche aussi pour le bonheur), c'est simplement humain. En ce qui concerne le projet de se baigner, est-il besoin de préciser que quatre degrés n'invitent qu'assez peu au bain... Une tentative de contact avec la Mer Noire a frustré d'emblée mes velléités aquatiques. Depuis la dernière fois, j'ai fait à peu près 400 km jusqu'à Kiev par le bus, en passant par beaucoup de petits villages figés dans le treizième siècle. C'est vrai que la capitale n'a rien à envier aux grandes métropoles de l'Ouest mais ce qui pour nous serait la province, est ici un anachronisme. Plus on s'éloigne des villes importantes, plus l'on se rapproche du moyen-âge, si bien qu'à mi-chemin entre Odessa et Kiev, on rencontre parfois des villages sans nom dont les habitants s'affairent dans des champs presque gelés à toutes heures du jour. Certains ont le visage si usé qu'on les croirait inuits, attaqués par le blizzard et les gerçures, les yeux plissés pour éviter la cécité. Mais dans ces trois jours de silence, je crois avoir compris ce que je voulais comprendre: je ne peux pas comprendre. Eux ont grandi comme ça et acceptent pour évidente cette vie difficile, oubliés du reste du monde, et je n'ai pas ma place ici. Le voyage ne doit pas être une observation, il doit être une immersion. Si l'on veut comprendre et apprendre de ses périples, il faut s'intégrer à eux sans considérer ce qu'ils peuvent nous apporter, mais ce que nous pouvons faire ensemble. Ou bien partir au Club Med ou aux USA... Et en fait peut-être que chaque rencontre est un voyage, ici ou ailleurs, qui permet juste de savoir ce que l'on peut faire ensemble, parce que dans nos vies sans but, rien n'est pire que la solitude. Mais bête comme je suis, il aura fallu venir ici pour le comprendre. Je vais rentrer.



    Correspondance du 24 octobre


    La dernière fois, j'étais vraiment secoué et dans ces cas- là, j'ai tendance à faire des phrases mélodramatiques et un peu niaises. Mais en tout cas, je suis quand même sur le retour. Et c'est étrange comme le fait de savoir que tu reviens peut transformer ce que tu vois. Tu les vois avec plus de simplicité, plutôt que comme une vie potentielle inadéquate. Les choses paraissent au lieu d'avoir un sens propre, elles ne dévoilent que ce que tu voudrais leur faire dire, et c'est peut-être un peu ça que "les riches" viennent chercher, une simple stimulation, rien d'autre que le contre-exemple de leur vanité. Peut-être qu'on se verra sur Paris bientôt, ou plus tard, plus loin. En attendant, prend soin de toi et des autres. Gros bisoux.



    Epilogue


    Ca fait deux heures que j'essaie de récupérer mes bagages dans la cohue de ces pleurnichards, dont je ne fais que trop partie, et j'en ai déjà marre. Des pointages, des embouteillages, des émissions qui colmatent les paupières avec du miel et de tous ces hypocrites qui vont me dire "alors, sacré veinard, il était comment ce voyage ?" pendant les quarante-sept semaines de boulot qui restent jusqu'au prochain parce que mon boss qui ne perd pas le nord a pris ça sur mes congés! Marre de la grande consommation et des débats philosophiques pendant que la guerre tue des milliers d'enfants en enrichissant des types qui affichent chaque nouveau menton comme une légion d'honneur, de tous ces paumés qui chipotent sur une couleur de tapisserie parce qu'ils ne savent pas à quoi se raccrocher, des flics qui vont m'arrêter parce que ma voiture à un clignotant trop arythmique et de tous ces députés qui calibrent les bananes, marre de retrouver ma belle-soeur pour qu'on s'engueule encore sur la profondeur de la palette chromatique de tel ou tel connard qui savait plus ou moins peindre et de tourner en rond sur mon plan de carrière en cinq ans, trois mouvements, sept courbettes et quatre mille neuf cents heures à rédiger des dossiers sur l'efficacité du nouveau prototype AE-78 avec adoucissant dans la combustion interne des capots de plastiques thermomodulables qui protègent la cuvette des bidets! Marre de toute cette merde qui m'embourbe l'esprit depuis vingt-deux ans. En fait, j'ai l'impression d'avoir vu avec des yeux fermés, d'avoir fait prendre l'air à mes stéréotypes. C'est seulement depuis que je suis revenu que je sais n'avoir rien compris. Un train repart dans cinquante minutes. Je serai dedans.


    PS: cette lettre fut, à l'époque de son écriture, un canular à Célia Payen, à qui une routine désespérante m'empêchait de raconter quelque chose d'intéressant.

    Pour ceux qui voudrait lire un peu plus loin que l'évidence, cette nouvelle est aussi une délicate diatribe sur la facilité et l'indépassabilité du modèle. Vous avez sûrement trouvé ça prenant mais le fait est que c'est un monumental cliché qui fait passer sa grossierté pour de la finesse à grand renforts de phrases bucoliques, oniriques et naïves. Ca ne chamboule pas trop l'idée éculée du carnet de voyage 1900'. C'est la lettre type de n'importe quel voyageur racontant un voyage fait d'images d'Epinal. Et ouais!


    PPS: Bon d'accord, c'est aussi plein de trucs sympas qu'on critique a posteriori juste pour avoir l'air cynique, se donner un genre... mais je suis pas cynique, ceux qui lisent que je suis cynique, c'est eux les cyniques parce que c'est celui qui lit qui y est! Na! C'est comme dire que les académiciens sont cyniques parce qu'il y a « sycophante » et « forfanterie » dans leur dico. Non!?


    PPPS: Et puis de toutes façons j'ai l'impression que personne ne comprend là où je veux en venir. La plupart du temps, les gens me parlent de la couleur de la tartine sans avoir croquer dans le pain. J'ai deux hypothèses, non trois: un, c'est que j'écris mal... non, quatre hypothèses, un c'est que j'écris de manière trop approximative. Deux, c'est que j'écris bien mais que l'écriture en elle même est un moyen d'expression très imparfait quand on veut montrer sans imposer son doigt, trois, c'est que la plupart des gens sont des demeurés qui comprennent la vie avec des gros cubes de 1 mètre sur 1 mètre sur 1 mètre, et quatre, celle qui semble le plus plausible, c'est que tout le monde au fond s'en fout (moi y compris) parce que tout ça c'est bien beau, mais ça fait pas pousser les cacahuètes et gagner les matchs de foot...


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    Robert,

    Le Nichon d'Amazone


    Pendant près de quatorze ans, mon frère et moi avons grandi en paix dans la caresse d'une brise de chevauchée, pointant un nez curieux sur les vastes prairies qui s'offraient à nous. C'est peut-être le meilleur des apprentissages que de grandir avec son alter ego parce qu'on peut voir ses défauts ou être ensemble pour y croire. En tout cas, nous imitant l'un l'autre, nous arborions tous deux une silouhette magnifique, et dieu sait qu'à cet âge, l'apparence est importante...


    Mais alors que, prenant confiance, nous avons osé sortir, nous montrer un peu plus, les choses ont commencé à changer. Moi seul pouvait flirter avec le vent tandis que lui recevait les châtiments d'erreurs incompréhensibles. Peut-être étions nous trop identiques pour le sort. Trop inséparables et trop forts ensemble pour apprendre de la vie. Sans cesse harcelé par le lacet cinglant d'une mère injuste, il se mit à dépérir.

    Dès lors, je compris que la compassion ne servait jamais qu'à ceux qui l'imposent, et perdu dans la futilité d'être déjà un autre, je l'ai regardé disparaître sans pouvoir l'aider.


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    Vivants A La Dérobée


    La force de Coriolis ou la mode donnait à leur permanente une courbure identique. Dans cette pièce austère, il n'y avait qu'une tapisserie et une secrétaire quelconque aussi et pourtant on avait pris la peine de l'éclairer. Au néon blanc. Un premier contact officiel et chaleureux, une poignée de main. Chaleureusement officielle et officiellement chaleureuse. Les rouges à lèvres s'étirent et des intérêts en sortent, des pourcentages et des valeurs intermédiaires. Hausse de ton, mes actionnaires ne le permettront pas, etc. Un café devant la machine et la plante verte en plastique.

    Des gestes fermes bornent les paroles, leur donnent un poids dans l'espace, c'est le signe pour l'autre de céder du terrain. Le néon clignote à la suite d'une baisse de tension du réseau électrique.

    Elles allaient poursuivre avec la même verve, mais l'espace d'un instant, la pièce n'a pas régulé la vie et un coup d'œil les a trahies : elles ont comparé leurs boucles d'oreille.


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    Le Facteur de Cercueils


    La sobriété sied au mort parce que c'est elle qui crée les pleurs, comme une boite à mouton contient toujours le bon mouton.


    Geoges habite dans un joli petit village perdu au milieu des colines. Il est facteur de cercueils. C'est un homme très consciencieux qui peaufine méticuleusement chaque étape de la fabrication. Son perfectionnisme ne souffre aucune compagnie, il vit seul. Il ne fait jamais aucun écart à sa rigueur, reste concentré et sobre afin que chacun de ses coffres à dépouille soit une oeuvre d'art dont il puisse être fier. C'est important d'être fier de son travail.

    Il range tous ses outils après les avoir soigneusement vérifés et dort dans son atelier sur une paillasse vieillote. Sa réputation lui revient parfois mais ils partagent trop de points communs pour s'entendre ou se disputer.

    Georges s'allonge à l'intérieur pour vérifier son ouvrage. Avec dévotion, il referme le couvercle, aucun rai de lumière ne doit filtrer.

    La boite est étanche, confortable, reposante.

    Il s'y sent bien, c'est du beau travail.


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    L'Eternité Et Une Semaine


    Le premier jour, dieu inventa la femme, la trouva trop confuse et l'oublia à ses règles.

    Le deuxième jour, dieu inventa l'homme, le trouva trop confus et l'oublia à ses règles.

    Le troisième jour, il inventa l'animal, le quatrième, le végétal, le cinquième, le minéral et le sixième, il inventa la glaise, et l'oublia à ses règles.

    Le septième jour, il n'inventa rien et comme il n'y avait pas de règles, il n'en est jamais sorti. Depuis, il est enfermé dans la liberté pure jusqu'à l'hystérie.


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