• Le Prix de la Quiétude

     

    Le Prix De La Quiétude


    Acte I

    Scène 1


    Résordine était une petite fille un peu perdue dans ses rêves de princesse, choyée et adorée. Elle n'était pas la midinette fleur-bleue qui passe de longues heures à choisir une robe rose, mais plutôt le tyran sans limite d'un monde imaginaire fait de pleutres et de pusillanimes. Autour d'elle, le temps s'écoulait comme une rivière de crème anglaise, riche et fluide. Les airs de petite reine séduisaient toutes les femmes en âge d'être mère ce qui lui permit de jouer ce jeu jusqu'à l'adolescence.

    • Je veux ma tartine de confiture!

    • Oui, ma puce, ça arrive...

    • Maintenant!

    • Oui, oui, votre majesté, s'amusa la dame.


    Son monde, pourtant, lui échappa peu à peu. Il y avait moins de serviteurs dévoués et d'admirateurs béats. Son royaume la boudait! Il est parfois difficile de rompre avec ce qu'on comprend du monde, parce que l'esprit ne remarque souvent que les preuves de ce qu'il croit. Son monde lui échappait...

    • Porte mon cartable!

    • Oui, ma chérie, j'arrive...

    • Plus vite!

    • A vos ordre, colonel! ironisa le jeune homme.


    En souveraine toute puissante qui n'a jamais eu à se remettre en question ou à faire preuve de son autorité, elle se sentit dépassée, hurla, vociféra pour rappeler ses sujets à l'ordre mais rien y fit. Petit à petit son règne tomba dans en désuétude. Pire, on l'ignorait pour s'occuper d'autre chose!

    • Je me trouve craquante dans cette robe, pas toi?

    • Cinq minutes, il faut que je travaille cet excercice de math, c'est important...

    • Je vois... dit-elle vexée.


    Des pensées vengeresses se manifestaient souvent dans les méandres de son hystérie mais elle appris à se taire, à agir comme une roturière et à baisser la voix, le temps de débusquer les ennemis, les traitres et les félons.

    Scène 2


    La vie aurait pu la changer, la faire grandir mais le monde est tellement vaste qu'il y a toujours une situation qu'on peut s'approprier pour rester intègre envers sa folie et ce petit homme qui n'ose jamais rien dire sera un faire-valoir idéal pour sa Majesté Résordine.

    • On va chez moi, dit-elle.

    • Euh... D'accord.

    • Je ne te demandais pas ton avis, continua-t-elle en le prenant par la main.

    On ne sait jamais vraiment ce que les autres entendent par « amour », chacun associe le mot à quelque chose, comme ça, pour pouvoir en parler: ils s'aiment. Ils se sont mariés parce qu'elle redevenait le tyran et lui le sujet. L'objet. De là, la banale et superbe histoire qui mène à faire la queue dans les magasins de jouets.

    Scène 3

    Lui ce qu'il aime c'est rester assis comme quelqu'un qui ne sert à rien, et aussi chipoter sur les détails les plus infimes, pour avoir le sentiment d'agir sur quelque chose: il fait des maquettes d'avions.


    Elle rentre épuisée de sa journée de travail et s'attend quand même à un minimum d'attention pour pouvoir trouver que ce n'est pas assez. Mais entre ceux qui préfèrent penser à finir par les hublots et ceux qui préfèrent penser à en finir par la fenêtre, son monde lui échappe: elle est malheureuse.



    Scène 4


    Quelques années suffisent pour dissiper le malentendu. Elle n'est pas possessive, elle est dominatrice. Il n'est pas soumis, il est passif. « L'amour » s'efface mais le contrat reste. On le reproche un peu à l'autre les premières années, chacun à sa façon, jusqu'à en faire une nouvelle forme d'amour.

    • Tu n'es qu'une lavette! Cracha-t-elle.

    • Laisse-moi tranquille... gémit-il.


    C'est beau.

    Acte 2

    Scène 1


    Un jour, pourtant, quelqu'un s'approche de cette misère. Un bonhomme curieux dans un sens et dans l'autre qui ne s'effarouche pas des inconnus. Il émane de sa personne une drôle de confiance en soi et un culot à toute épreuve. Au milieu d'une foule, il regarde Résordine avec attendrissement et lui sourit.

    • Foutez-moi la paix! Cria-t-elle.

    • C'est ce que je viens vous offrir... dit le bonhomme d'une voix calme.


    L'hameçon est posé. Le bonhomme, un peu enrobé, reste imperturbable, attendant patiemment que la colère cède sa place à l'intérêt.

    • Vous valez mieux que ça, Résordine. Je peux vous aider.


    Enfin quelqu'un qui la comprend. Quelqu'un de fort et sûr qui l'a reconnue, elle, au plus profond de son être. Quelqu'un qui s'intéresse à ce qu'elle est. Par la suite, il ne sera pas plus émotif devant les crises de la princesse qui se décontenance peu à peu.

    • J'en ai marre que vous soyez toujours aussi calme! hurla-t-elle.

    • C'est parce que je n'en veux à personne, Résordine, répondit calmement le bonhomme.


    Les phrases font mouche. Elle veut apprendre à ressentir cet amour pour chaque être, chaque chose: elle change.

    Scène 2


    Le bonhomme n'est pas si ordinaire, c'est quelqu'un de doux, calme et pourtant sans failles, fort, dont il se dégage une aura bienveillante, c'est un être de lumière. Cet être de lumière et quelques-uns de ses amis de lumière apportent la paix à beaucoup d'autres personnes. Les princes et les princesses déchus étudient jour après jour le bouddhisme scientifique et les lois cosmiques de l'énergie universelle qui rééquilibrent les flux de l'harmonie intérieure. Les études consacrent une sensation d'intelligence, une assise scientifique solide et l'aspect ésotérique le sentiment d'appartenir à une caste d'individus uniques. Un rien de poésie trouble et quelques répliques martyres pour pouvoir fuir toute discussion sensée avec panache et voilà une armée de libérateurs fin prête. Prête à dispenser la bonne parole et la lumière. Prête à transmettre son savoir pour changer le ressenti de tous ceux qui sont perdus. Prête à se guérir par procuration...

    Mais les professeurs ont besoin d'argent pour entretenir la lumière, et les poudres de lunes qui ionisent les ondes cérébrales alpha sont un peu chères, les élèves participent.



    Scène 3


    Chez Résordine, la vie se calme, elle dit qu'elle est heureuse, qu'elle aime les autres, les comprend. Elle veut les aider à son tour. Et l'on savoure un peu cette ambiance prosélyte. Mais bien vite, l'énergie de la schizo-princesse devient l'insistance pesante d'un VRP en retard sur son chiffre, et les économies du foyer sont vite dilapidées dans tout ce bonheur. Elle dit à tout le monde qu'elle est heureuse, qu'elle les aime pour ce qu'ils sont, qu'elle les comprend et veut les aider à son tour à ressentir ce bien-être et cette sérenité, aider les autres à tout prix, tout le temps, n'importe qui et n'importe où contre n'importe quoi, mettre les doigts dans la gorge de tous ces gens qu'elle respecte à mourir et touiller le larynx jusqu'à ce que tout le monde gerbe pour pouvoir administrer son antivomitif salvateur avec un entonnoir.

    Il faut faire quelque chose.


    Cette sensation qu'elle emmitoufle du mot "bonheur", personne d'autre ne sait ce que c'est et si elle est partie pour la trouver, c'est que son ancienne vie ne lui procurait pas. Ou peut-être est-ce seulement une victoire sémantique de l'homme-ampoule associant, dans le lexique de ses adeptes, un mot nouveau à une réalité imperturbable.

    Alors que faire?

    Tout le monde pense avoir raison, surtout les défenseurs de l'émancipation de la pensée. Vouloir détruire les illusions de la princesse-VRP, ce serait aussi reconnaître son propre endoctrinnement au libre-arbitre, vouloir à tout prix que les autres pensent par eux-même, ce qui ne signifie pas grand chose, en oubliant que parfois, ils ont suffisament de certitudes ou d'incertitudes pour ne pas pouvoir, ni vouloir « penser par eux-mêmes ».

    Personne n'est assez inerte pour subir une situation sans chaînes dans laquelle il ne trouve pas une forme même inavouable d'accomplissement. Toutes les sévices régulières, les engueulades à répétition, le mépris chronique ou l'abnégation inhibante font toutes vibrer une corde cachée des protagonistes.


    Sortir délibérément Résordine de son « bonheur » pour une histoire de libre-arbitre, c'est jouer les ambassadeurs de sa propre secte, celle qui étudie jour après jour l'approximation scientifique comme autant de certitudes et les lois politico-sociales qui équilibrent les flux de l'harmonie intérieure. Les études consacrent une sensation d'intelligence, une assise apparente solide et l'aspect formel le sentiment d'appartenir à une caste d'individus intégrés. Un rien de citations sybillines et quelques idées historiques pour pouvoir se soustraire de toute discussion sensée sans le savoir et n'être plus que la marionnette d'une matrice ventriloque. Voilà une armée de citoyens libres, prête à expliquer son émulsion bénéfique. Prête à dispenser la bonne parole et la lumière. Prête à dicter son savoir pour ramener ou détruire tous ceux qui sont perdus. Prête à se convaincre par procuration...


    Mais cette secte-là, personne n'est assez fou pour y croire vraiment. Elle n'existe que par la dévotion que chacun affecte, simplement parce que c'est le plus paresseux des compromis. A chaque responsabilité sa délégation, à chaque idéal sa substitution. Elle n'existe pas parce que ses adeptes la portent, mais parce qu'ils s'y noient.


    Sortir délibérément Résordine de son « bonheur », c'est choisir de défendre toutes ces valeurs qui ne s'appliquent pas, substituer la résignation à son illusion. Et au-delà de toute implication théorique, cela signifie s'occuper d'elle...

    Jouer le jeu ou prendre le temps de déconstruire la princesse écrasante mais malheureuse qui existe toujours en elle sera long. Et personne n'est aussi altruiste. Personne ne dépense jamais sa vie pour un autre, mais on aime tous mettre une auréole sur son égoïsme.


    Acte 3

    Scène 1


    Flopet est si confortablement résigné que ses réflections sont soudain interrompues, au bout de deux ans et une hypothèque, par un retour de sa femme en pleurs à la maison.


    Deux ans à peine! après la renaissance de Résordine, le gourou et toute sa clique de parcmètres électroluminescents décident de partir en méditation quelque part dans un repaire reculé. Les princes et les princesses abandonnés versent une larme et un dernier acompte pour faciliter l'accession de toute la guirlande de sagesse au Nirvana des îles tropicales et plus personne n'entend parler d'eux.


    Scène 2


    Le naturel ne revient pas au galop, il est simplement dans les loges, pour entrer en scène dès que le spectacle est fini. Flopet regarde dans le vide pendant que sa femme lui reproche, et constate que pour les autres, c'est un verbe transitif.

    Jusqu'alors, Flopet s'imaginait une personnalité en attendant de la confronter à la réalité, une personnalité pleine de principes jamais sortis de leur emballage académique ou trouvés dans les livres. Une personnalité riche et complexe parce qu'elle n'est pas limitée par la cohérence de son existence.

    Le retour violent d'un élément incontrôlable le mit face à quelque chose de terrifiant: les responsabilités! On ne peut pas toujours s'en passer. ... Aux abois, acculé, il comprit tout à coup que cette femme qui gesticulait, hurlait, se débattait contre l'implaccable vilénie roturière, cette princesse épousée par inertie, la mère de ses deux aspirants au suicide préférait une vie de rêve à son rêve de vie.

    Pour la première fois, il ressentit l'immense force d'aider son prochain, le besoin de gagner son salut par la générosité.... Il faut retrouver cet enculé de gourou!


    Scène 3


    Ce genre de claque-la-thune ne part jamais sans laisser une grosse trace fluorescente derrière lui, trop soucieux d'être remarqué pour sa modestie. Quelques questions à l'ancien voisinage du gardien de phare et voilà notre spectre endurci mordant à pleine dents dans un club-sandwich de la Paradisiac Airways.

    Aéroport, taxi, hôtel de luxe: l'être de lumière est là, allongé sur un transatlantique au bord de la piscine. Il ne luit guère plus que par l'huile de massage soigneusement étalée sur ses bourrelets de messie.

    Flopet s'approhe, un peu hésitant et tousse pour attirer son attention:

    • Qu'est-ce que vous voulez? Grogna le tas de sagesse.

    • Vous ne savez pas qui je suis? Hasarda Flopet.

    • Non et qu'est-ce que vous voulez que ça me foute!? Maurice, tu peux t'occuper du monsieur?

    • Je suis le mari de Résordine...

    • De qui?

    Une seconde d'hésitation mais il a compris.

    • Et qu'est-ce que vous voulez?

    • Revenez, s'il vous plaît.

    • Hein!?

    • Revenez, elle a besoin de vous.

    • Mon cul oui, amenez-là ici, si vous voulez, on verra ce qu'on peut faire avec ça, dit-il l'air concupiscent.

    Flopet baissa les yeux comme pour chercher en lui ce qui l'avait fait venir.

    • Revenez c'est un ordre! Dit-il plus fermement.

    • Un ordre!? Vous vous foutez de ma gueule? Ricana le vers luisant.

    • Revenez ou je vous casse la gueule!

    • Maurice! Occupe-toi du monsieur!


    Maurice est déjà très occupé avec Samantha, et ce gringalet debout devant le lingot ne fera sûrement rien...


    • Depuis que vous êtes parti, elle n'est plus la même... continua Flopet.

    • Et qu'est-ce que vous voulez que ça me foute? Je suis pas sa nourrice!

    • ...

    • Je peux pas passer toute ma vie à m'occuper de ces paumés, c'est votre boulot maintenant, mon vieux!

    • Je suis apparemment moins qualifié que vous pour ce travail... Et puis personne ne vous demande d'être bénévole!

    • Vous croyez vraiment que j'ai besoin de quoi que ce soit!? Allez foutez-moi le camp! MAURICE!

    • Je vais vous casser la gueule!

    Là, Flopet sembla convaincant, le gros se remonta sur son transat et regarda l'homme qui se tenait debout à ses côtés.

    • Bon, écoutez...dit-il, vous m'avez l'air de quelqu'un de réfléchi et posé... comment vous appelez vous?

    • Flopet.

    • ... Flopet, je comprends votre tourment. La vie à deux n'est jamais simple. C'est un combat de tous les jours, mais un combat qui apporte tellement... Vous avez eu le courage de venir jusqu'ici, et c'est ce qui prouve que vous pouvez affronter les problèmes, vous avez tout ce qu'il faut en vous pour rendre votre femme heureuse.

    • Euh...

    • En venant vers moi, votre femme vous a lancé un appel à l'aide, elle voulait attirer votre attention. Vous avez perdu assez de temps comme ça, allez la rejoindre parce que vous méritez ce bonheur!

    Flopet regarda à nouveau en bas, souffla et affirma:

    • ... Vous êtes sûrement malin pour deux mais ce n'est pas moi qui en ai besoin. Enfilez votre pantalon, on rentre!

    • Vous m'avez l'air bien assuré tout à coup!

    • C'est pas comme si votre honnêteté pesait dans la balance, vous avez trois secondes pour assumer vos conneries. Trois... deux...


    Acte Final


    Trois jours plus tard, Résordine reçoit un appel et ses yeux s'illuminent. Sans un au-revoir à ses enfants, sans un au-revoir à son mari, elle attrape son sac et court à sa voiture. Elle est heureuse, quoi que cela veuille dire. Les deux adolescents se regardent quelques instants interdits et se remettent à faire semblant de travailler sans un mot. Flopet est assis à sa table de construction, il masse les phalanges de sa main droite dont le bandage absorbe la peinture encore liquide du B-51.

    Un léger sourire s'esquisse sur ses lèvres.

    Il est heureux, quoi que ça veuille dire.


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